
15.
-Yooni, ton ami doit venir vers quelle heure ?
Le nez dans mes manuels de troisième année, à me prendre la tête sur les prochaines notions de mathématiques, je répondis nonchalamment :
-Midi je suppose...
-Il neige tellement, tu es sûr que tu ne devrais pas l'appeler ?
Interloqué, je relevai la tête de mon bureau et tournai ma tête vers la gauche en direction de la fenêtre de ma chambre. À l'extérieur, le ciel était d'un gris saisissant, d'une blancheur si brillante qu'il était difficile de le fixer longtemps. Il tombait des cieux de gros flocons comme si la lune se désagrégeait sous nos regards ébahis.
Je n'aimais pas l'hiver et je n'aimais pas la neige mais je devais reconnaître que la regarder tomber était un spectacle superbe.
Par contre ça contrariait mes plans et je fronçai durement les sourcils.
-Je n'ai pas son numéro, maugréai-je.
Nous avions fixé ce rendez-vous rapidement, entre deux portes, et je doutais totalement du fait qu'il puisse avoir eu envie de se bouger sous un temps pareil.
-De toute façon, les bus et les métros ne circuleront pas, il neige trop, lança-t-elle depuis le rez-de-chaussée.
Puis elle ajouta :
-Ton père va avoir du mal à revenir de Busan en train ! Je vais l'appeler !
Qu'il reste ou non sur les rails par ce temps m'importait peu.
Néanmoins, que le gamin ne puisse pas venir m'inquiétait davantage. Je n'avais pas revu Kim Taehyung depuis le dernier jour des classes, il y a de cela quelques jours. Nous avions déjeuné dans la salle d'art, il avait confirmé sans vraiment le dire, que durant ces vacances d'hiver il viendrait ici, le lundi.
C'était aujourd'hui et visiblement son plan semblait compromis.
Je me concentrai de nouveau sur mes manuels sans porter davantage attention à la neige qui tombait. La rentrée était en mars, soit dans quinze jours, et je souhaitais prendre véritablement de l'avance sur le programme. Je n'aurais plus le tutorat de Kim Seokjin, qui – et je n'en doutais pas – serait brillamment diplômé, pour m'assurer le coup à présent, notamment en caractères chinois.
Ma motivation avait du mal à décoller depuis ce matin, je peinais à enregistrer les leçons et je me frottais les yeux mécaniquement. Morphée me fuyait. J'avais beau m'être calmé sur l'éventualité que Kim Taehyung allait sauter d'un toit, d'un pont ou de tout autre point de vue, ça n'empêchait pas que la mort me reste et que je ne parvienne pas toujours à dormir convenablement. Elle semblait me suivre, me coller à la peau et me poursuivre dans mes cauchemars. Elle ressemblait au tictac d'une horloge me rappelant inexorablement que le temps filait et qu'il y avait toujours un décompte.
Qu'il y aurait toujours un décompte.
-Ton père ne rentrera pas, s'affola ma génitrice, toujours au pied de l'escalier pour que sa voix me parvienne. La gare de Busan a annulé ses trains, il ne sera là que demain si ça se dégage. Ils annoncent beaucoup de centimètres de neige cette nuit... je vais m'assurer que la voisine...
Je ne l'écoutais déjà plus. Ce que mon géniteur faisait m'importait peu, la voisine encore moins.
Le temps fila alors mais je n'étais toujours bon à rien. J'avais beau écrire et relire mes fiches de révisions, rien ne rentrait, mon esprit refusait totalement de coopérer. Dans le courant de la semaine prochaine, je saurais si j'accéderais à la troisième et dernière année du lycée. Mes efforts allaient-ils payer ? Il était si difficile à l'âge où j'étais, mentalement en tout cas, de tout rattraper, de me soumettre encore une fois et de rentrer dans ce moule insupportable que l'éducation coréenne voulait que je sois.
La sonnerie de la porte d'entrée m'interrompit dans mes pensées et je relevai soudainement la tête. Les pas précipités de ma génitrice dans ses petits chaussons roses m'avertirent qu'elle ouvrait le battant mais ce fut son cri horrifié qui me poussa à me lever et à dévaler l'escalier.
Sur le perron de l'entrée, complétement trempé, les cheveux recouverts de flocons, les lèvres bleuies par le froid, se trouvait un Kim Taehyung frigorifié.
-Mais t'es complètement malade ma parole ! m'écriai-je en dévalant les dernières marches pour m'avancer jusqu'à lui.
Ma génitrice sursauta face au ton de ma voix puis me regarda sévèrement :
-Yooni ! ne lui parle pas comme ça !
Ce sale gosse était venu, malgré la neige et vu l'état de son pauvre survêtement, pas adapté pour la saison, il devait être dans le froid depuis un moment. Avait-il marché pour venir ?
Ce serait ridicule.
-Pourquoi tu es là ? l'agressai-je sans pouvoir parvenir à cacher mon inquiétude, tu aurais pu mourir de froid !
Il grelottait sévèrement et ma génitrice lâcha :
-Yooni, va lui faire couler un bain. Trouve-lui des affaires propres et chaudes, je vais lui faire de la soupe pour le réchauffer. Pauvre enfant...
Je l'aidai à retirer ses chaussures puis à grimper l'escalier et le guidai vers la salle de bain de l'étage avant de faire couler l'eau chaude dans la baignoire.
-Si tu fais une pneumonie je te dégomme, gamin... sifflai-je.
Il ne répondit pas, ses lèvres violettes tressautaient alors que ses dents claquaient. Je le pris malgré tout en pitié et ne prononçai rien d'autre en attendant que la baignoire se remplisse.
Pourquoi était-il venu malgré tout ?
Avait-il été surpris par la neige ? Pourquoi aurait-il marché sans prendre ni le bus ni le métro ? Ce n'était qu'un déjeuner et visiblement il ne m'appréciait pas suffisamment pour braver l'hiver. Le seul lien que nous avions était la nourriture que je lui ramenais chaque midi. C'était comme si je nourrissais un chiot égaré. Mais il n'était pas stupide et clairement il n'allait pas se révéler dépendant de moi pour une simple relation de nourrissage.
Pas au point de risquer sa vie en plein hiver.
En revenant dans la salle de bain avec des affaires propres, ses mains tremblaient vraiment fort et il ne parvenait pas à retirer ses propres vêtements. Je m'avançai alors m'avançai pour l'aider mais il recula si brusquement qu'il se cogna le coude au lavabo et se plia de douleur.
Je dus faire un effort insurmontable pour ne pas l'engueuler et me repris à la dernière seconde :
-Je voulais juste t'aider à enlever tes fringues...
-Éloigne-toi ! Je peux le faire... tout seul...
Ses dents claquaient bruyamment et je me redressai en soupirant, laissant les vêtements propres sur le coin d'un meuble.
- Je te laisse alors, je serai derrière la porte si tu as besoin de quoi que ce soit...
Je refermai le battant dernière moi alors que ma génitrice remontait l'escalier, inquiète comme elle l'était tout le temps, presque à vouloir se donner corps et âme pour aider ce gamin comme si c'était son propre enfant, et je clamai alors :
-Il va survivre, tu sais, il se change et il file sous l'eau chaude.
-Il risque d'avoir de la fièvre, je vais préparer des médicaments au cas où...
Elle repartit aussi sec, ses chaussons frottant contre le bois tandis que je roulais des yeux en me laissant m'adosser contre le mur.
-Tu es dans l'eau ? l'interrogeai-je, suffisamment fort pour qu'il m'entende de l'autre côté.
-Pas... encore, me répondit-il d'une voix étouffée.
J'entendis enfin le clapotement du liquide et un corps s'immerger, des dents claquer à nouveau avant de s'arrêter, et je lançai :
-Des bus circulaient encore malgré la météo ?
Il ne répondit pas et je soupirai lourdement :
-Ne me dis pas tu es venu à pied...
-Si tu ne voulais pas ... que ... je ... vienne... t'avais qu'à le dire !
-Ce n'est pas ça, répliquai-je, agacé. Tu as bien vu la neige tomber et le temps s'aggraver, tu aurais dû rentrer chez toi dans ces conditions là et m'appeler ensuite.
Son silence habituel m'exaspéra d'autant plus et encore une fois mon irritabilité me poussait à crier un bon coup. Je me frottai les yeux avant de passer une main dans mes cheveux. Depuis quand est-ce que je communiquais ainsi ? Depuis quand tout m'agaçait sans cesse et que je demeurais irrité face aux moindres détails ? Je ne parvenais pas à me souvenir.
Tout me contrariait, tout m'angoissait ou me rendait nerveux, sensible et à fleur de peau, et tout se passait comme si je ne parvenais pas à contrôler mon impulsivité. J'étais à cran, tout le temps, me contrôler devenait parfois une torture.
Je restais aigri par la vie, par le temps et par l'existence que j'avais menée.
Quand est-ce que je pourrais m'apaiser ?
-Désolé de t'avoir hurlé dessus, avouai-je à demi-mot après un long silence, je ne m'attendais pas à ce que tu viennes finalement.
-On... n'a pas... le téléphone...
Ce qui compliquait la tâche.
Je secouai la tête :
-Les cabines doivent pourtant encore fonctionner ...
Du moins s'il restait des cabines téléphoniques. Je savais que dans quelques années, ces dernières seraient retirées mais à cette époque-ci, avant la montée de la technologie, c'était un moyen de communication vraiment pratique.
-Tu te sens mieux ? m'enquis-je finalement.
-Oui...
-Prends ton temps, on va déjeuner ensuite, ma génitrice va surement être insupportablement maternante, tant pis pour toi, tu feras avec.
Je me relevai et m'éloignai pour retourner vers mon bureau où mes fiches et mes manuels m'attendaient sagement. Il fallut bien une bonne demi-heure pour que Kim Taehyung quitte la salle de bain et lorsqu'il approcha, méfiant, de ma chambre, les cheveux encore humides, ses lèvres semblaient avoir retrouvé leur couleur habituelle. Ses cheveux étaient trempés et paraissaient bien plus longs qu'habituellement, ressemblant presque à des rideaux de mèches brunes qui lui cachaient tout le visage.
-Tu ne voudrais pas les couper ? Ça ne te gêne pas de les avoir dans les yeux ? le hélai-je tandis qu'il semblait perdu au milieu de la pièce sans savoir quoi faire. Le survêtement que je lui avais filé ne semblait pas trop petit finalement, nous avions à peu près la même morphologie.
-Non...
-Tu y vois quelque chose au moins ?
-Oui...
Il s'assit sur un coin du lit, le plus éloigné de ma personne, avec un air tendu, et je tournai ma chaise de bureau complètement vers lui.
-Tu as faim ? Le déjeuner est quasiment prêt...
Il ne répondit pas.
Je vois, il était toujours aussi causant qu'habituellement, cette journée allait être longue.
Mes yeux se concentrèrent sur ses mains. Il avait des doigts longilignes et je fus un instant surpris d'apercevoir des mains plus viriles que l'image que son corps me renvoyait.
-Tu as peint un peu ces derniers temps ?
Il sembla surpris par ma question car sa tête se releva vers moi mais voyant qu'il ne répondait toujours pas, j'ajoutai :
-Tu n'as pas de traces de peintures sur les doigts. Tu en as toujours d'habitude. Tu ne peins pas chez toi ?
Il hocha négativement la tête. Ses cheveux m'énervaient et je me pris à vouloir les couper mais je décidai plutôt de me lever.
-Allons manger.
De la fenêtre de la cuisine, les flocons avaient pris en taille et l'univers entier semblait se recouvrir de blanc opaque. Néanmoins, il n'y avait pas que ça qui rendait l'environnement onirique, la vision en face de moi de Kim Taehyung avait quelque chose d'irréaliste.
Il était extrêmement mal à l'aise, son attitude puait l'angoisse et ma génitrice, particulièrement réceptive à ce comportement, devenait plus maternante encore.
Vu le temps qui se profilait à l'extérieur, le gamin allait très certainement devoir rester ici. Ce n'était pas un problème en soi mais encore fallait-il savoir comment nous allions nous occuper toute la journée restante. On ne se côtoyait finalement que peu d'heures dans une journée, et ce n'était pas un temps qui paraissait fluide et accommodant habituellement, alors une journée entière...
-Yooni ne m'a rien dit, comment est-ce que vous vous connaissez, tous les deux ?
-J'étais son tuteur de deuxième année, éludai-je en répondant à sa place.
Elle demeura surprise :
-Tu... Tu donnais des cours de tutorat ?
-Si on veut...
-Pourquoi tu ne m'en as pas parlé ?
Je levai les yeux au ciel mais elle avait déjà tourné la tête vers le gamin :
-Alors tu es plus jeune, Taehyung. Tu habites loin d'ici ? Que font tes parents ?
La bouche du dénommé se tordit et je plissai des yeux. Est-ce que j'allais laisser le gosse se noyer dans le désarroi le plus total ?
Pourquoi pas.
Néanmoins, je le pris un peu en pitié, encore une fois. Il transpirait tellement l'anxiété que ça en devenait contagieux, je coupai alors court à toutes tentatives de la matriarche de lui faire un interrogatoire intégral. On déjeuna donc dans un silence embarrassant mais à la fin Kim Taehyung bredouilla des remerciements pour le repas après avoir fini l'intégralité de ses bols. Cela sembla contenter ma génitrice qui nous lâcha après avoir débarrassé nos ustensiles et ce, sans même demander de faire la vaisselle.
De retour dans ma chambre, je contemplais le corps dégingandé du première année sans savoir quoi lui dire. Lui, s'assit sur le même coin de lit, qu'il avait quitté plusieurs dizaines de minutes auparavant, et on resta là, comme deux inconnus enfermés dans la même pièce.
Dans le fond, pourquoi était-il venu ?
-Tu veux faire quelque chose de particulier aujourd'hui ?
Il haussa simplement les épaules et je me dirigeai vers ma petite télé avec son lecteur dvd intégré à la recherche de quelques films mais je fis le constat agacé qu'il n'y avait pratiquement que des boîtes vides et des cd en vrac.
-Y a des films que tu as déjà vu ? Américains ? Coréens ? Je dois avoir un Spider Man sur les trois, un Tim Burton et, ah...
Je fixais la boite de ce vieux film de Bong Joon Ho intitulé the Host que je n'avais pas vu depuis des lustres.
Finalement, il semblerait que le début de ma maigre culture cinématographique avait commencé plus tôt que ce que je m'en souvenais. C'était assez fou d'avoir des souvenirs intacts de films mais d'être, par contre, incapable de se souvenir de quelque chose de ma vie lors de l'année de sortie de ce même film.
-Tu veux voir quoi ?
Kim Taehyung haussa de nouveau les épaules.
-J'ai aussi un vieux James Bond, un Pirate des Caraïbes mais vu l'étiquette il appartient à Jaehyo...
-Je connais pas de toute façon...
-Lis les résumés derrière les boites je vais tacher de retrouver les films...
En m'abaissant pour regarder sous lit, je soupirai contre ma propre incapacité à garder un endroit ordonné. Ça aussi, ça avait dû commencer plus tôt que je n'en avais le souvenir et ça ne s'était pas arrangé avec les années.
-Celui-là, je veux bien...
Je relevai la tête et plissai des yeux en contemplant le dvd qu'il m'indiquait :
-Independance Day ?
On ne pouvait pas faire plus vieux comme film...
Il hocha la tête et je me relevai en frottant mes mains sur mon pantalon.
-Ok, installe-toi confortablement sur le lit, moi je vais prendre ma chaise de bureau.
Il s'activa rapidement, prenant mon oreiller pour le serrer contre lui en se calant contre la tête de lit en bois de mon petit matelas une place. Je fermai quelque peu les volets pour qu'un faux jour n'apparaisse pas sur l'écran légèrement bombé de ma minuscule télé.
Je n'avais plus fait fonctionner cet appareil depuis une décennie et pourtant je fus surpris par mes propres réflexes, comme si quelque part mon cerveau avait enregistré toutes ces infos sans jamais les oublier.
Le dvd fut lancé et on se plongea tous les deux dans ces films américains de 1996.
Kim Taehyung était ce genre de personne tellement concentré dans un film qu'il ne parlait plus et ne bougeait plus pendant des heures durant. Il restait fixe, ne sursautait pas, ne pleurait pas mais, tandis que le générique de fin se diffusait et que je faisais rentrer un peu de lumière dans la chambre, j'aperçus un petit sourire satisfait sur son visage. Son rideau de cheveux à présent sec et raide laissait passer un œil animé par une sorte d'étincelle d'enthousiasme comme je ne lui en avais jamais vue.
Tout se passait comme s'il n'avait pas ou peu vu de film dans sa vie.
-Tu veux en visionner un autre ?
Il acquiesça et choisit avec empressement l'une des boites, malheureusement, à l'intérieur de celle-ci, le dvd venait à manquer. Nous voilà donc, au milieu de l'après-midi à quatre pattes en train de fouiller tous les coins et les recoins de ma chambre à la recherche de ce fichu dvd. Dans sa fouille, il tomba sur mes vieux mangas Slam Dunk qui semblèrent attirer son regard et je lui sortis des étagères la pile entière des trente-et-un tomes.
-Tu peux les lire, si tu veux. Je vais tacher d'avancer dans mes révisions de mon côté. On regardera un autre film plus tard.
-D'accord.
Au final, le silence entre nous reprit ses droits. Il n'y eut bientôt dans la chambre plus que le bruit de pages qui se tournaient et de mon crayon qui grattait le papier. Bien que les premières minutes je ne réussis pas à rester concentré, le silence et l'apaisement qui se dégageaient à présent dans cette chambre parvinrent à me faire avancer sur un problème géométrique sur lequel je butais depuis la veille.
Une bonne heure et demie plus tard, ma génitrice nous apporta un goûter d'enfant qui me refit rouler des yeux mais mon estomac, lui, fut irrémédiablement tenté par ce verre de lait et ces cookies au chocolat.
-Yooni, j'ai consulté la météo, il devrait arrêter de neiger demain. Taehyung va devoir passer la nuit-là, tu iras lui sortir le petit futon une place du placard de l'entrée ? Je vais trouver des draps.
-Entendu.
Me reconcentrer après que mon corps eut fait le plein de sucre me demanda un temps interminable mais pendant deux bonnes heures j'oubliai littéralement la présence du gamin jusqu'à ce que la nuit tombe sur Daegu et que je doive allumer une lampe de chevet pour éclairer la pièce.
De même qu'avec les films, le gosse semblait intensément concentré dans sa lecture, assis en tailleur sur le lit, il ne bougeait pas, seuls ses doigts tournaient le papier avec minutie.
Il avait encore l'air d'un chiot.
La soirée fut là et bientôt ce fut l'heure du dîner puis, une fois cela fait, d'organiser la chambre pour parvenir à caler un futon parallèlement à mon lit.
Il n'y avait à présent plus d'espace du tout pour circuler dans la pièce mais le gamin ne se plaignit pas de cela. En revenant de la douche, après le dîner, je m'aperçus qu'il avait investi le futon, déjà mis en place les draps, et demeurait assis en tailleur, la pile de manga à côté de lui. Je m'habillai lentement et me faufilai dans mon lit.
-Tu veux lire ou regarder un autre film ?
Il s'arrêta, me fixa, du moins il me semblait car je ne voyais toujours pas ses yeux et replia la couverture du manga à l'intérieur pour garder la page à laquelle il se trouvait dans sa lecture. Cette fois, je lui filai les boites qui contenaient un dvd à l'intérieur, abandonnant littéralement l'idée de retrouver les autres. Si ces derniers étaient amenés à réapparaitre cela se ferait en temps et en heure. Mais pas ce soir.
-Old boy ?
Je me tournai vers lui en fronçant les sourcils :
-Si tu veux mais .... c'est un film difficile...
Étais-ce vraiment une bonne idée ?
Il me tendit la boîte malgré tout et je m'employais à lancer le film.
Si la production américaine de cet après-midi n'avait, semble-t-il, eu aucun impact sur lui, ce vieux film coréen des années 2000 fut nettement plus traumatisant. Même moi, je fus happé par les images que j'avais vues par le passé. J'en avais oublié à quel point il était impressionnant et je me sentis fasciné de constater qu'un film si vieux puisse avoir eu autant d'impact comme peu de films avaient pu le faire après lui. La violence de certaines scènes me poussa davantage à m'inquiéter pour le gosse.
-Tu veux que j'arrête ?
Il secoua la tête et on poursuivit notre visionnage jusqu'à la fin. Quand le silence revint dans ma chambre, je guettai ses réactions. N'était-il pas un peu trop jeune pour voir ça ? Comment cela se faisait-il que je puisse avoir ce dvd alors que j'avais été moi-même mineur ? Était-ce encore une idée foireuse des trois acolytes qui me servaient de camarades de classe ? Minho avait une tendance à piquer des choses à son frère simplement pour braver l'interdit.
-Ça va ?
Il hocha simplement la tête avant de marmonner :
-Je crois que je n'avais jamais vu quelque chose d'aussi... fou et d'aussi... violent mais j'ai aimé, enfin je pense. Je ne sais pas... la fin n'est ni positive ni négative...
Puis il marmonna plus pour lui-même :
-Pourquoi le personnage veut-il à ce point vivre ? Jusqu'à quel point sommes-nous misérables pour nous faire subir tout ça... Je ne comprends pas.
Je m'apprêtai à répondre, alerté par ses mots, mais il me coupa en me tendant une autre boite :
-On peut regarder ça maintenant ?
Je fixai la boite du film Hook avec méfiance avant de soupirer lourdement :
-Si tu veux, mais si je m'endors devant ne t'étonne pas, tu seras responsable du fait d'éteindre la télé et les lumières.
Ça ne loupa pas, à la moitié du film je sommeillais déjà. Pas que je n'étais pas bluffé par la performance de Robin Williams mais si le film précédent m'avait maintenu en éveil pour la violence psychologique de son scénario, celui-là ressemblait à une comptine pour s'endormir.
Bientôt, mon corps devint vraiment lourd et je me pelotonnais sous la couette, la tête dans l'oreiller. Kim Taehyung demeurait toujours aussi immobile devant l'écran, la bouche entrouverte comme s'il happait tout ce qu'il y avait devant lui. La chaleur de la couette me réconfortait et mon esprit commença à s'enfoncer dans mon subconscient où les images de la journée se mélangeaient aux souvenirs, prenaient leur liberté et des décisions inattendues. C'était le film de la nuit auquel je ne pouvais pas me soustraire.
À un moment donné je pris un peu trop conscience que j'étais dans un rêve. C'était comme chaque nuit le même scénario, mes rêves glissaient, m'emmenaient vers des associations d'idées parfois improbables, et puis on rebasculait encore et encore vers la même scène.
Je marchais sur le grand boulevard à Seoul, frôlais les individues, évitais la foule, il faisait incroyablement froid. J'étais gelé jusqu'au bout de orteils, mes mains étaient cramponnées au peu de chaleur qu'elles pouvaient trouver dans le fond des poches de mon jean abimé et puis je tombais. Mon épaule cognait contre celle d'un autre et je basculais.
Bientôt, je m'étalais au sol et le regard de Kim Namjoon debout au-dessus de moi me contemplait avec cette aura énigmatique qui lui était propre. Je n'arrivais plus à sortir les mains de mes poches, je me retrouvais comme prisonnier de mon propre corps et les crissements des pneus arrivaient. La terreur me sciait en deux, mes yeux s'écarquillaient tandis que les phares du véhicule m'aveuglaient littéralement. Secondes après secondes, souffle après souffle, l'impact se rapprochait et je paniquai davantage car je savais déjà quelle douleur j'allais devoir affronter, quelle partie de mon corps allait éclater contre l'asphalte gelé.
Aidez-moi, quelqu'un. N'importe qui.
-Min ! Hé, Min, réveille-toi !
Mes yeux s'ouvrirent d'effroi tandis que mes dents claquaient et que mon souffle se coupait comme si je m'étouffais. Le rêve était toujours présent comme si je me trouvais à la fois dedans et dehors et j'étais incapable de bouger, dans un état tétanique allongé sur mon lit. Je n'arrivais qu'à peine à voir Kim Taehyung qui s'était redressé de son matelas au pied de mon lit et qui me tenait l'avant-bras.
-Réveille-toi, tu fais un cauchemar.
Dans un autre contexte, avec tous mes esprits, je l'aurais probablement engueulé pour me dire quelque chose d'aussi évident mais j'étais incapable d'échapper à cette paralysie du sommeil.
Je ne voulais pas mourir comme ça, pas encore une fois.
Il fallut un temps infiniment long pour que le rêve s'efface et que je trouve mon souffle, mes mains finirent par bouger et je m'accrochai la source de la chaleur la plus proche avant d'essayer de me détendre. La fatigue m'avait encore dans ses filets et mes paupières se refermèrent d'elles-mêmes, comme si j'étais happé par des bras invisibles, condamné à devoir dormir encore une fois.
Encore un peu.
Je me réveillai brutalement et, à la vision de la pénombre de ma chambre, je calculai rapidement que la matinée était déjà bien entamée.
Mais ce qui me surprit précisément, ce fut la vision d'un bras dans un pyjama à manches longues qui entourait ma taille, et je pivotai à moitié pour découvrir que Kim Taehyung dormait, à genoux sur son matelas, la tête reposant sur mon lit, ses mains tenant les miennes.
Qu'est-ce qu'il avait fichu bon sang ?
Je bougeai encore et cela le réveilla, ses cheveux étaient ébouriffés et nos regards se croisèrent. Il fronça les sourcils à son tour avant de se relever en grimaçant à moitié.
Sa position avait dû être tout sauf confortable pour dormir.
Je posai mon regard sur ses mains avant de lâcher prise. Était-ce lui qui m'avait agrippé ou moi ?
-Il s'est passé quelque chose cette nuit ? l'interrogeai-je d'une voix instable.
-Tu as fait un cauchemar...
Je me relevai en position demi-assise et secouai la tête :
-Oui, ça m'arrive souvent, désolé si j'ai... enfin, désolé.
-C'était impressionnant, tu criais beaucoup...
Y repenser me provoqua un spasme et je chassai les images de ma tête.
-De quoi as-tu rêvé pour avoir un cauchemar comme ça ?
Je tournai la tête dans sa direction et après un temps de silence marmonnai durement :
-L'accident.
-Quel accident ?
-Le mien, le jour où je suis mort.
Il sembla s'assoir sur le matelas et étendre ses cuisses douloureuses, ses grimaces étaient visibles et ce malgré l'amas de cheveux devant ses yeux.
-Ce que tu as dit sur le toit...
On se fixa, tandis que nos yeux s'habituaient à l'obscurité rendant l'environnement quasiment gris et les formes indéfinies. J'eus l'impression de me retrouver suspendu dans le temps. Kim Taehyung avait cette manie de rendre les choses étranges, comme si tout ce qu'il y avait autour de lui était une énigme.
-Ça ne peut pas être vrai, n'est-ce pas ?
-Pourquoi ça ne le serait pas.
-Raconte-la moi encore, intima-t-il.
-De quoi ?
-L'histoire, celle que tu as criée sur le toit.
Je soupirai doucement en me tournant entièrement vers lui, remontant les couvertures jusqu'à mes épaules pour me réchauffer. Mais l'exercice de raconter mon accident se révéla beaucoup plus ardu que prévu, ma voix se bloqua et trembla plusieurs fois. Je ne pouvais décemment pas donner les détails, évoquer ce moment en étant complètement serein.
Le traumatisme que ça m'infligeait me rendit confus un instant, je me concentrai alors sur la suite, sur le retour ici, trente ans en arrière, et Kim Namjoon surtout.
-« Peu importe combien de fois vous retournez en arrière », répéta le gosse d'un air hostile dans un chuchotement.
Il croisa les bras sur sa poitrine :
-Alors quoi ? Si je meurs tu vas recommencer éternellement la même histoire ?
-Je ne l'espère pas...
Maintenant qu'il le disait ainsi c'était encore plus terrifiant. Étais-je condamné à être bloqué dans une boucle infernale du temps ? Si j'échouais, tout serait amené à recommencer encore et encore ?
-Tu as simplement créé cette histoire pour me culpabiliser, siffla le gamin.
Sa voix était devenue plus sèche et je compris que le silence de la veille avait tenu lieu d'un cessez-le-feu entre nous. Pourtant, rien n'était réglé.
-Tu veux juste me faire culpabiliser d'avoir des idées noires ! Tu as inventé tout ça pour que je m'en veuille d'avoir envie de mourir, pour que je me dise que si je le fais, ça pourrait te faire revenir en arrière encore une fois.
-Je n'ai rien inventé du tout !
-Alors donne-moi les preuves que tu viens du futur !
Les bras m'en tombèrent, littéralement, et je demeurai confus, les yeux hébétés :
-Une preuve ? Quelle preuve veux-tu ? Tu crois que je suis revenu avec toute une panoplie de cadeaux et d'ustensiles pour te montrer que je viens du futur ?
-Une info, n'importe quoi !
-Et ? Même si je te donnais le nom de la prochaine présidente, tu devrais attendre l'élection pour être certain de ce que j'avance. Tu n'as aucune idée de tout ce qui va se passer ces trente prochaines années !
-Dis-le moi, insista-t-il.
-Te dire quoi exactement ? Qu'il y va y avoir des voitures volantes ? Qu'on va découvrir une vie extraterrestre ? Bien sûr que non ! Notre monde va juste poursuivre sa course de rendement et de consommation jusqu'à son point le plus extrême mais je n'en ai aucune preuve, je ne peux pas te prouver ce qui n'est pas encore arrivé !
-Alors quoi ? Je vais devoir te croire sur parole ? répliqua-t-il, acerbe.
-C'est si difficile d'imaginer pour toi, qu'on puisse te sauver ? m'écriai-je. Ou qu'on estime que ta vie en vaille la peine ?
-Oui ! Parce qu'il n'y aucune raison pour que ce genre de choses arrive !
Il se calfeutra dans un silence contrarié et farouche.
-Tu crois que moi, j'ai demandé à ce que ça m'arrive ? chuchotai-je avec irritation.
-Mais toi, tu l'as choisi ! C'est ce que tu voulais quand tu es mo...
-Ne prononce pas ce mot !
Il se tut et je soupirai lourdement.
-Je suis revenu pour toi, c'est tout ce que je sais. Je ne sais pas pourquoi mais c'est comme ça.
Encore une fois le silence fut roi et je chuchotai :
-Pourquoi tu veux mourir, Kim ? Je peux comprendre que parfois tout semble sombre mais si on cherche bien, il y a toujours du positif dans du négatif, même en infime quantité...
-Ce n'est pas ça... souffla-t-il en détournant le regard.
-Alors quoi ?
Il sembla peser le pour et le contre comme s'il me testait apte ou non à entendre ce qu'il voulait dévoiler et après un temps qui me parut infiniment long, il chuchota :
-Ce n'est pas une question de ne pas voir du positif, c'est d'être fatigué de vivre. Fatigué de devoir s'accrocher à ce positif sans que rien ne change vraiment.
Puis il acheva :
-Je suis fatigué de faire des efforts pour un monde auquel je ne crois pas.
-Moi non plus, je n'y crois pas
Il semble vraiment surpris mais sa mine glacée reprit le dessus :
-Alors pourquoi tu as fait ça ?
-Je ne sais pas vraiment, avouai-je à demi-mot. Probablement parce que c'est la première fois qu'on me donne une seconde chance.
-Une seconde chance pour quoi ?
-Une seconde chance pour croire en moi.
Il secoua la tête, affligé, et je me mordis la lèvre :
- On est tous les deux dans cette galère. Pourquoi ? Je ne sais pas. Mais est-ce que tu n'es pas curieux de savoir ?
-Non.
Il se leva du futon et marmonna d'un ton implacable :
-Je ne te croirai pas.
Il sortit de la chambre, referma la porte sur le silence, l'obscurité, le début du jour et le reste de la nuit.
Sur le passé, sur le présent et surtout, sur moi.
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Chapitre corrigé par automnalh
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