14.
-Je veux pas, fous-moi la paix.
La stratégie « estomac » selon Jung Hoseok était un échec cuisant qui me mettait dans une rage extraordinaire.
C'était déjà pas de la tarte de passer tout mon temps à trouver Kim Taehyung mais heureusement, le lycée n'était pas non plus un building et je connaissais à présent toutes les cachettes où il lui était susceptible de se faufiler. Néanmoins, même si je le trouvais du premier coup, encore fallait-il qu'il m'écoute et daigne prendre en considération ce que je lui proposais.
Chose dont ce putain de gosse n'en avait visiblement rien à foutre.
Quand je pense que je me tuais à la tâche, que je souffrais d'insomnies pour sa petite personne et qu'il n'avait absolument aucune reconnaissance pour moi...
Je luttais à présent pour ne pas somnoler en cours, réussir à suivre le programme et encaisser sans difficultés les tutorats de Kim Seokjin qui s'avéraient de plus en plus difficiles au fur et à mesure que la fin d'année scolaire approchait.
Arriveraient bientôt les examens pour passer en troisième année et je n'étais absolument pas prêt.
Désabusé et plus sombre que jamais, je retournai en classe cinq minutes avant la reprise des cours. Mes quatre camarades se retournèrent en me voyant entrer dans la salle, ils avaient bougé les tables pour pouvoir déjeuner ensemble et Wooji m'envoya un regard amer.
-Si tu voulais qu'on t'attende, fallait le dire ; on a eu faim, on a mangé.
-J'ai rien dis, répondis-je, seulement exténué par ce rejet.
-Justement, répliqua-t-il froidement.
Hoseok me tendit mes affaires et la boîte donnée par ma génitrice le matin même lorsque j'avais quitté la demeure familiale.
-Est-ce ce que tu vas enfin nous dire où tu disparais comme ça tous les midis ? s'enquit Jaehyo.
Minho derrière lui me fit un petit clin d'œil que je ne compris pas.
-Est-ce que c'est un rencard ? ajouta mon voisin de quartier.
-Quoi ?
Jaehyo semblait faire tout son possible pour ne pas dévoiler ses émotions et je me demandais pourquoi il agissait toujours ainsi, comme s'il ne pouvait jamais être véritablement honnête avec lui-même ou avec nous.
-Si tu as une petite amie, pourquoi tu ne nous le dis pas ? reprit-il. Je sais qu'on peut être casse-pieds à t'embêter mais...
-Je n'ai pas de petite amie, éludai-je en tirant une chaise pour m'assoir et répondre enfin au grognement de mon estomac.
-Est-ce que c'est Minha ? insista-t-il malgré tout.
Je levai un sourcil en amenant rapidement à ma bouche ma portion de riz.
-Non.
Mais il ne semblait pas me croire et Minho continuait ses clins d'œil auxquels je répondais par des grimaces. Voyant que je ne comprenais pas son langage codé, il s'exclama :
-Si elle a des amies célibataires, tu n'oublieras pas tes adorables, et absolument géniaux camarades de classe, hein ?
Wooji se leva alors pour débarrasser ses affaires, un air désabusé sur le visage. Silencieusement et avec contrariété, il rangea les tables, ce qui semblait un peu ridicule vu sa taille, mais je me gardais de tout commentaire. Il était irritable aussi, pas autant que moi, mais nous avions un caractère en commun. Je savais qu'il rongeait son frein et qu'il n'allait pas tarder à m'éclater à la figure comme une bombe.
Il était intenable, ce gosse-là aussi.
-Minho, chuchota un des élèves de la classe, viens voir ça, Hanbin a ramené un magazine...
Les yeux du plus grand d'entre nous s'illuminèrent et il sauta sur son siège en traînant Wooji derrière lui alors que ce dernier remettait sa chaise avec précision.
Jaehyo hésita et se racla la gorge :
-Je vais voir quand même...
Fichus adolescents pleins d'hormones.
Je soupirai en continuant de manger rapidement mon repas, il ne me restait que quelques minutes, quatre tout au plus, avant que la sonnerie ne retentisse. Hoseok en profita pour se pencher vers moi :
-Échec à nouveau ?
Je grognai pour toute réponse et mon attitude d'homme des cavernes le fit rire. Il fronça néanmoins les sourcils après un temps :
-C'est dommage qu'il refuse de déjeuner avec nous. Il doit avoir faim, non ? C'est pas comme si cette brioche qu'il mange à chaque fois calait un estomac...
Je terminai ce que contenait ma bouche avant de boire un peu dans la gourde qui accompagnait ma boîte à bento.
Maintenant que j'y réfléchissais...
-Ce gosse n'a jamais de boîte de repas, finalement, et visiblement pas assez d'argent pour s'offrir autre chose au distributeur qu'un petit pain brioché.
Mon interlocuteur leva les sourcils et je vis dans ses yeux brun une grande empathie.
-Dans ce cas-là, c'est pas pour une proposition à déjeuner que tu dois lui faire mais lui amener directement le déjeuner, non ?
S'ensuivit d'un silence qui fut coupé par la sonnerie caractéristique et ô combien insupportable du lycée.
-Pas con comme idée...admis-je.
Je n'avais pas perçu les choses sous cet angle-là.
-Je dois filer dans ma classe, lança Hoseok.
Il se leva alors :
-Tu as tutorat ce soir ? On rentre ensemble ?
J'acquiesçai avant de maugréer :
-Si je survis à Kim Seokjin...
Il gloussa en me tapotant le dos en signe d'encouragement mais je ne réussis pas à esquisser un sourire. Ce gosse-là était aussi emmerdant dans son genre et plus, il ne se prenait pas n'importe qui.
L'après-midi et la soirée se déroulèrent très lentement, comme une longue et douloureuse torture où je peinais à rester éveillé. Lors du dernier cours de la journée, celui d'histoire, je m'endormis vingt bonnes minutes ce qui valut de me faire réprimander.
Un peu plus tard encore, à la bibliothèque, devant mes exercices, le troisième année aussi froid qu'une porte de prison se montra particulièrement exigeant dans sa notation. L'approche du suneung (nda : bac coréen), semblait visiblement le mettre sur les nerfs mais je n'avais pas la force de me mesurer à sa sévérité et me pliai à ses demandes.
Une fois rentré dans la maison familiale après avoir affronté le froid déchirant de cette fin janvier, sur le vélo d'Hoseok, ma génitrice m'accueillit avec toujours ce foutu tablier autour de son corps, comme s'il faisait sans cesse partie de sa tenue habituelle. J'étais bien parti pour l'ignorer délibérément, mon seul objectif à présent étant de m'allonger quelques minutes sur mon lit comme une récompense à cette journée éprouvante. Mais au moment de grimper les escaliers, je repensai soudainement à ce que Hoseok avait proposé dans la journée. Figé, je me mordis la lèvre et décidai de faire marche arrière et de l'apostropher avant qu'elle ne retourne devant ses fourneaux :
-À propos des bentos...
Elle releva la tête :
-Oui ?
-Je pourrais en avoir deux ?
Elle s'étonna d'abord en fronçant les sourcils :
-Deux ?
Je haussai les épaules, me voulant délibérément détaché, mais son visage changea et elle écarquilla les yeux :
-Yooni, tu n'aurais quand même pas une petite amie ?
Sérieusement, qu'est-ce qu'ils avaient tous avec ça ?
Elle passa soudain de la joie à l'inquiétude :
-Est-ce une bonne chose ? Je ne voudrais pas que ça te prenne du temps pour te consacrer à tes études...
-J'ai pas de petite amie, le double bento c'est parce que j'ai souvent faim le soir avant de réviser à la bibliothèque...
Elle hocha la tête, rassurée, et se montra totalement satisfaite de cette réponse.
-Je t'en ferai deux, tu as raison il faut prendre des forces.
C'était ma dernière carte à jouer. Si cette fois le plan d'Hoseok ne fonctionnait pas, je n'aurais plus aucun autre espoir.
Quelques heures plus tard, devant mon bureau, je m'arrachais les cheveux sur les fiches de révisions. Mon esprit ne parvenait pas à se concentrer et mon lit m'appelait pour le trouver. L'idée obsédante de savoir ce que faisait le gamin, à quoi il pensait, rongeait ma concentration. Il n'avait rien tenté depuis plus d'une semaine et demie. Attendait-il que je me lasse, que je baisse ma garde ?
Accumulait-il les médicaments en attendant d'en avoir le nombre nécessaire ? Cherchait-il des lames de rasoir ? Une corde et une poutre suffisamment solides ? Ou pire, était-il tenté par la javel dans un placard et...
Je pensais à des choses si horribles.
Mes mains tremblèrent et ma vision se brouilla, je me ressaisis quelques secondes. L'angoisse ne me quittait pas même si les cours, les camarades de classe, me permettaient de détourner mon attention. Le reste du temps ça m'envahissait.
La nuit c'était pire.
Je vivais dans la terreur permanente, dans l'impression que ma vie ne tenait qu'à un fil quand bien même que j'étais celui qui voulait mourir. Parfois, comme ce soir-là, quand je me laissais aller à la détresse, je suppliais mentalement Kim Namjoon de venir et de me donner un nouvel indice.
Malheureusement, ma prière ne fut jamais entendue.
*******
Kim Taehyung avait trouvé refuge, ce jour-là, dans une des réserves de matériel de sport, une de celles qu'on avait dû nettoyer durant notre jour punition. Coincé derrière des poutres de gymnastiques et les caddies remplis de balles de volley, il s'était levé d'un bond en me voyant entrer.
Sa bouche, seule chose visible sous ce rideau de cheveux, s'était serrée de colère. Sans un mot, j'avais immédiatement tendu un des sacs à bento devant moi.
-Qu'est-ce que c'est ? cracha-t-il.
-À manger.
-Dégage de là, fous-moi la paix ! Combien de fois dois-je te dire d'arrêter de faire ça !
-Je viens te proposer de déjeuner avec moi...
-Non.
Plus le temps passait, plus son attitude fuyante devenait hostile envers moi. C'était comme s'il devenait plus à l'aise mais dans le mauvais sens du terme. Ma main trembla et je tâchai de garder contenance. Plus le temps passait, plus je me contrôlai de moins en moins bien. La rage me venait toujours systématiquement dès l'instant où il ouvrait la bouche.
-Y a du riz, un peu de kimchi, du poisson aussi...
Il reculait encore et je soupirai, m'asseyant devant la sortie avant de déballer mon propre repas. Ça faisait des jours que je mangeais en quatrième vitesse sans jamais prendre le temps de finir. Je sentais que j'avais perdu du poids. C'était la part de défiance en moi, de revanche, contre ce que ce gamin me faisait subir, qui me poussèrent à déballer ma boîte et mes baguettes tandis qu'il demeurait debout, les épaules crispées.
-T'es vraiment cinglé, siffla-t-il.
-Ouais et moins je dors et pire c'est, je te préviens.
-Je t'ai demandé de me laisser tranquille !
-Je ne peux pas faire ça...
Je me frottais les yeux, la pulpe de mes doigts traçant les contours de mon regard, mes cernes étaient vraiment creusées à présent.
-Ça me fout les jetons que chaque jour tu aies envie de mourir à nouveau... avouai-je.
Il ne répondit pas. Il semblait seulement mesurer la façon dont il allait sortir de la pièce maintenant que je me trouvais devant la seule issue possible.
Manger correctement, pour une fois, me fit du bien et ça me réchauffa considérablement, il faisait vraiment froid dans cette pièce. Il ne se passa alors rien pendant cinq longues minutes jusqu'à ce que le bruit de son estomac coupe le silence interminable. Je levai un sourcil et poussai du bout du pied la petite boîte à bento supplémentaire vers lui.
-Sérieusement, si tu as faim, mange.
-Non.
Je soupirai lourdement.
Foutu gosse de merde.
Mais en l'observant à la dérobée, dans son uniforme un peu grand, sa maigreur me sauta au visage.
-Ma génitrice s'est fait chier à le préparer, tu pourrais au moins avoir le respect de le manger ! scandai-je.
Il hésita, sa bouche se tordit bizarrement et après de longues secondes, il sembla se décider à faire quelques pas. Je continuai à pousser la boite du pied et il parvint enfin à prendre son repas et à s'assoir dans son attitude continuellement repliée.
-Je sais ce qu'est d'avoir faim, tu ne devrais pas rejeter la nourriture quand on te l'offre, soupirai-je.
Il hésita avant d'ouvrir le repas emballé et même si je ne vis pas ses yeux, j'aperçus sa pomme d'Adam monter et descendre comme tentée face à la nourriture. Il commença à manger doucement puis très rapidement et je détournai le regard pour observer la pièce.
Il aimait vraiment les endroits sombres et suspects tout de même.
On ne prononça pas un mot en déjeunant chacun de notre côté et lorsqu'il eut terminé il me remercia vaguement de la tête avant de me renvoyer la boite vide.
Je remballai mes affaires lorsque la sonnerie retentit.
-Je reviendrai demain avec un autre repas, l'informai-je.
Il ne répondit pas et je grelottais.
-La salle d'art serait plus indiquée, on se les pèle ici...
Le silence demeura sa seule réponse, comme toujours et en soupirant je repris la direction du bâtiment principal.
Le lendemain, en ouvrant la porte de salle du club d'art avec peu d'entrain, persuadé qu'il ne serait pas là, je demeurai surpris de constater qu'il s'y trouvait déjà. Il ne me salua pas, garda sa demi-expression farouche et son attitude sur la défensive et je déposai la boite sur une des tables.
On ne prononça pas un mot cette fois non plus, ni le lendemain.
Pourtant, cela suffit pour que je dorme un peu mieux. Mon obsession malveillante commençait à se calmer. L'angoisse était là, omniprésente, mais je finissais par croire qu'Hoseok avait raison.
Prendre soin de l'estomac de quelqu'un d'autre parvenait à créer du lien.
Lorsque la nouvelle semaine reprit, j'arrivai dans la salle d'art avec un peu plus d'angoisse qu'habituellement. La fin d'année approchait à présent beaucoup trop rapidement à mon goût et je ne me sentais pas capable de faire face aux examens.
Je me devais de réviser davantage si je voulais avoir espoir de passer à l'année suivante.
La porte de la salle d'art était verrouillée et j'attendis un long moment devant, en tournant en rond comme un lion en cage. Lorsque je l'aperçus enfin, en haut de l'escalier, ma première pensée fut de lui crier dessus mais à la dernière seconde, coupé dans mon élan par ma conscience, je me repris, serrant les poings intensément avant de lui tendre son repas brutalement.
Il récupéra son dû aussi silencieusement qu'habituellement, le visage baissé, avant d'ouvrir la pièce sans un mot tandis que je fronçai les sourcils :
-Je me suis toujours demandé comment tu faisais pour avoir la clef de cette pièce.... Normalement, les salles d'activité de club n'ouvrent qu'après 16h30.
Il me toisa avant de balbutier :
-Le professeur référent me l'a laissée puis il a été malade pendant de longs mois et quand il est revenu, il avait oublié. Je ne lui ai jamais rendu...
-C'est pratique en tout cas.
-J'ai... j'ai besoin de venir souvent ici...
Comme d'habitude, il s'assit le plus loin possible de ma personne mais je zieutais les nouveaux tableaux disposés sur les pupitres des élèves. Ça ne changeait pas souvent mais cette fois certains semblaient avoir commencé de nouvelles choses, des sortes de natures mortes avec des coupes de fruits.
Deux d'entre eux demeuraient doués en dessin, pour le reste je n'y trouvai aucun intérêt.
-Tu peins toujours ?
-Non.
Sa voix était brutale et je continuai mon tour de classe en regardant les tableaux déposés dans les coins comme des souvenirs. J'y retrouvais tout au fond, dominant les autres par sa taille, le grand tableau noir qui lui appartenait et le sortis de sa cachette. Cela le fit se tendre immédiatement.
-Repose ça là-bas !
-Je voulais le regarder une nouvelle fois.
Je le posai sur un chevalet vide et me reculai doucement.
Il me fit la même impression que lorsque je l'avais vu la première fois. Il y avait quelque chose de terrifiant, d'hypnotique mais de fascinant à la fois. Le réalisme de la main m'impressionna considérablement. Si les autres élèves de la salle demeuraient plutôt scolaires, il fallait avouer que la peinture réalisée par ce gosse, était complètement antinomique à ce qu'on devait lui apprendre ici.
C'était sombre, presque angoissant et oppressant, mais les couleurs bien que rares, parmi le noir ambiant, amenaient une véritable lumière.
-Tu l'as fait seul ou tu as suivi un modèle ? l'interrogeai-je.
-Seul.
-C'est impressionnant...
-Ça ne l'est pas. Remets-le là où tu l'as trouvé.
-Je t'assure que si...
Il se leva d'un coup et fonça vers moi avant de m'arracher le tableau des mains et de le remettre dans un coin, caché derrière d'autres. En soupirant, je me rassis et commençai à manger. Lorsqu'il me rendit la boîte de son repas, quelques minutes plus tard, je m'aperçus qu'il avait laissé tous les champignons.
-Tu n'aimes pas ça ? m'étonnai-je. Je dirai à ma génitrice de ne pas en mettre la prochaine fois, si tu veux.
Comme prévu, il ne me répondit pas mais je m'habituais à son silence. Je n'étais du genre à être gêné par le silence, je le préférais à l'absence.
Pourtant, alors que j'allais prendre congé, il reprit la parole au moment où je ne m'y attendais pas :
-Pourquoi tu l'appelles comme ça ? demanda-t-il d'une voix si basse qu'elle était difficilement audible.
-Qui ? hasardai-je en terminant mon repas.
-Ta « génitrice ».
-Parce que c'est le cas.
-C'est bizarre d'appeler sa mère comme ça.
Je soupirai lourdement :
-Je n'ai pas du tout envie de parler de ça avec toi.
Et ce fut tout pour ce déjeuner-là.
J'avais l'impression que rien n'irait jamais au-delà de ces faibles échanges lors d'un semblant de déjeuner ensemble. Même si c'était mieux que de passer mon temps à le poursuivre, ce n'était pas suffisant. J'ignorai ce que j'attendais vraiment de lui.
J'ignorais ce qui m'attendait tout court.
Devait-il me dire qu'il ne voulait plus mourir pour que ça m'apaise ? Tout n'était question que d'un instant. Il pouvait le ressentir à un moment mais le lendemain éprouver l'inverse.
Rien ne serait jamais garanti et inflexible.
Les comportements humains n'avaient pas toujours de logique, n'étaient pas des machines préprogrammées, les choses d'hier pouvaient être différentes de celles de demain. Je vivais donc pour l'instant en tachant de faire de mon mieux, même si j'avais l'impression de n'être qu'une enveloppe vide qui suivait le mouvement de la vie d'un autre.
J'avalais des cahiers entiers de notes par cœur, je suivais des cours à l'utilité discutable, je poursuivais le tutorat et je déjeunais avec le gamin chaque midi.
C'était le quotidien dans lequel je m'enlisais. Une boucle sans fin.
Jusqu'à ce qu'Hoseok se pointe au déjeuner.
Il entra la salle du club d'art le mardi suivant, avec une force inouïe qui sembla presque violente. Armé de son propre déjeuner, il fit coulisser la porte à vive allure alors que j'étais en train de m'installer. Kim Taehyung avait sursauté furieusement face à cette entrée fracassante et Hoseok s'était exclamé, avec bonhomie :
-Bonjour ! Ça dérange si je m'incruste ?
Il n'écouta pas nos réponses, silencieuses d'ailleurs, et s'installa non loin de moi en saluant gentiment le hoobae :
-Je suis Jung Hoseok, un deuxième année, le meilleur ami du grincheux-là. Enchanté.
Kim Taehyung s'inclina doucement, de manière rigide et perturbée, et le nouvel arrivant reprit :
-J'espère que hyung ne t'embête pas trop...
Je l'avais fixé, outré par cette insinuation douteuse, tandis qu'il me faisait un clin d'œil lourd de sens. Je m'étais attendu à ce que le gamin saute sur l'occasion pour se plaindre mais il ne répondit rien. Il semblait intimidé par Hoseok, quasiment sur la défensive.
Il avait donc cette attitude belliqueuse avec tout le monde.
-Ne t'inquiète pas, reprit ce qui me servait de meilleur ami après avoir entamé son plat, il grogne, il est hyper vulgaire depuis quelques temps, comme un vrai ahjussi, mais il ne mord pas. Il a le cœur tendre.
Qu'est-ce qu'il ne fallait pas entendre comme connerie.
-Pourquoi tu l'appelles hyung ?
C'était la première fois que le gosse semblait véritablement prendre part à un semblant d'échange et qu'il amenait une interrogation. Hoseok sembla s'illuminer, comme heureux de pouvoir parler de moi davantage.
-Hyung est né une année avant moi.
Je soupirai pour tenter de me justifier :
-J'ai repiqué une année de maternelle, rien de gravissime.
Hoseok partit alors dans un grand discours pour raconter notre passé commun et, dans son monologue, j'avais la désagréable impression qu'il évoquait l'histoire quotidienne et inintéressante d'un petit frère et non d'un aîné.
Un souvenir me revint, quelque chose de mon autre vie, de ma dispute avec lui, et je secouai la tête brusquement.
-Tu causes, tu causes mais tu ne manges pas, l'arrêtai-je. Il t'a simplement demandé pourquoi tu m'appelais hyung, pas de raconter notre vie.
-J'ai encore du temps et puis j'aime bien parler de cette période, à l'époque tu étais si petit et si chétif, un véritable et adorable chaton.
Il va-t'en coller une, le chaton, j'te le dis.
-Mange, je te dis, assénai-je violemment tandis qu'il gloussait. Ça aura sonné que tu n'auras pas terminé !
Il s'enquit rapidement de ce retard et enfourna d'énormes portions de riz dans sa bouche, faisant gonfler inutilement ses joues avant de tenter d'articuler :
-Je te ramène en carrosse, hyung, ce soir ? Après ton rendez-vous avec Kim Seokjin ?
-Tu as vu la température aujourd'hui ? Pour que je meure gelé sur ton porte bagage ? Non.
-On ira manger de brochettes épicées dans le combini à coté avant de prendre la route, insista-t-il. Allez, dis oui. Dis oui. Dis oui. Dis oui.
Puis il ajouta :
-Je payerai les brochettes.
Je finis par acquiescer en soupirant longuement, ce qui le fit rire, et il se tourna vers le gosse qui observait notre échange :
-Tu vois, il grogne mais il ne mord pas. C'est juste un chat. Aïe !
J'avais prévenu.
Il éclata d'un grand rire tonitruant et manqua de s'étouffer avec son riz ce qui résulta en postillons désagréables sur mon uniforme et je l'engueulai furieusement. J'aperçus un minuscule sourire se former sur les lèvres de Kim Taehyung.
Ce gosse pouvait rire, finalement.
Hoseok continua de manger en parlant. Il sembla vouloir en savoir plus sur le première année mais ce dernier effaça rapidement son sourire et demeura délibérément sur la défensive.
-Tu as les mains tachées de peinture, s'inquiéta-t-il tandis qu'on se levait pour quitter la salle.
Les fameuses mains se cachèrent derrière le dos du jeune peintre en herbe qui balbutia :
-Certaines tâches ne partent pas au savon et le distillant à peinture sent mauvais, alors...
-C'est vrai que ça sent mauvais, confirma Hoseok.
-J'aime bien cette odeur, moi.
Mon meilleur ami me fixa avec dégoût :
-Hyung, tu as des gouts...
Je levai un sourcil menaçant et il se pinça les lèvres :
-Discutables. N'empêche qu'utiliser du diluant ne doit pas être bon pour tes mains.
Kim Taehyung acquiesça doucement et la sonnerie retentit.
-Tu devrais mettre de la crème, pour les entretenir.
Mais voyant la non-réponse du hoobae, Hoseok lâcha :
-Hyung, tu pourrais lui acheter de la crème pour les mains, tu sais, celles qui sentent vraiment bon.
-Pourquoi je ferais ça ?
-Parce que tu es un aîné. C'est le rôle des aînés de prendre soin des hoobae.
-File dans ta classe, surtout, tu vas être à la bourre.
-J'ai été ravi de te rencontrer ! s'enthousiasma Hoseok en direction de Kim Taehyung, à la prochaine !
Je soupirai lourdement en le voyant partir.
-Désolé, il est un peu tout le temps comme ça...
Kim ne fit qu'hausser les épaules et je le saluai simplement avant de prendre la direction de l'escalier. Mais au moment où j'arrivai à la dernière marche, une voix retentit derrière moi résonnant dans la cage d'escalier. :
-Je n'ai pas envie de mourir... alors... te sens plus obligé de venir ici tous les jours.
C'était à la fois sec et maladroit et je me retournai à demi. Il se trouvait tout en haut des marches, penché au-dessus de la rambarde pour me voir.
L'entendre me le dire me rassura quelque peu et je soufflai doucement de soulagement.
-D'accord, mais je reviendrai quand même demain.
-Je viens de te dire que ... commença-t-il à s'écrier.
-J'ai entendu mais j'ai pris cette habitude et ça me convient. À demain.
Son silence demeura alors que je tournai à l'angle du couloir.
Les déjeuners se succédèrent durant presque la totalité du mois de janvier. Un midi même, Jaehyo, Wooji et Minho qui m'avaient suivi pour m'espionner déboulèrent dans la salle d'art et non seulement je crus que le gosse allait faire une attaque, mais la déception sur le visage de Minho fut si comique que je réussis à en rire.
Ils déjeunèrent avec nous et Hoseok nous rejoignit après avoir appris où nous étions réunis.
Ils se comportèrent comme habituellement, remuants et bruyants, Minho ne semblait pas se remettre à l'idée que je ne déjeunais pas avec une fille, Wooji paraissait toujours de très mauvaise humeur et Jaehyo ne cessait de me questionner sur Minha.
Contrairement à la dernière fois avec Hoseok, Kim Taehyung ne sembla pas du tout à l'aise et, une fois son repas terminé, il se carapata en vitesse sans demander son reste.
Une fois disparu, mes camarades posèrent des questions auxquelles je ne leur répondis pas.
-Que tu déjeunes avec ce hoobae, ça ne pose pas de problème, cingla Wooji, mais je vois pas pourquoi tu devrais y passer tous tes déjeuners non plus. Ça fait un mois que ça dure.
Leur jalousie m'avait à la fois amusé et agacé.
Hoseok avait fini par me questionner, le soir, tandis qu'il m'attendait avec son vélo après mon tutorat :
-Pourquoi tu ne leur dis pas ? Comme tu l'as fait pour moi ?
-Parce que...
« Parce qu'ils ne sont pas importants », avais-je eu envie de lui dire. Je savais que c'était à la fois correct et incorrect de dire une chose pareille et pas vraiment très bienveillant de ma part.
Je préférais donc me taire.
Je n'avais rien contre les trois illuminés mais, parce qu'ils n'appartenaient pas à mon futur, c'était comme si j'avais pris le parti de ne pas m'investir dans une relation qui n'obtiendrait aucun résultat. C'était triste et désagréable de ma part mais je ne pouvais pas m'en empêcher. J'agissais encore et toujours à la lumière de la vie que j'avais eue.
Ces trois-là, je les mettais aussi délibérément de côté car je ne pouvais pas non plus être sur tous les fronts. Empêcher Kim Taehyung de se tuer, tenter de vivre cette vie adolescentesque sans difficultés, obtenir un diplôme que je n'avais jamais eu...
C'était comme si ces trois garçons étaient le sacrifice que je faisais. J'étais un adulte, je savais qu'un grand nombre d'amitiés ne demeuraient pas dans le temps. Il fallait être honnête et réaliste sur ce point-là. C'était difficile de garder le contact, de garder le lien après des année, avec la distance parfois. Les amitiés d'hier n'étais pas toutes les amitiés de demain.
C'était ainsi que la vie était faite.
*******
Arriva enfin le mois de février, dernière ligne droite de cette seconde année de lycée et ce fut bientôt mon dernier jour tutorat avec Kim Seokjin.
Il sembla aussi froid qu'habituellement en corrigeant mes tests blancs avant de sommer :
-Tu auras la moyenne !
Je lançai le poing en l'air devant son regard blasé et il répliqua :
-Ce n'est pas une victoire en soit
-C'est parfaitement suffisant, admis-je avec un petit sourire, je n'en demande pas plus.
-Ton manque d'ambition, te coûtera plus tard, Min.
Je levai un sourcil, sceptique :
-Il y a ambition et ambition.
-Ce que tu dis n'a pas de sens, répliqua-t-il.
-Je ne vise pas les grandes universités, admis-je en ramassant ma feuille. Pas comme toi, c'est ce qui nous rend différent. Je suppose que tu as passé les concours pour rentrer aux S.K.Y (nda : trois grandes universités de Seoul).
Il releva le menton :
-En effet.
-Bon courage alors, ricanai-je en roulant des yeux.
-Ce n'est pas une histoire de courage, me reprit-il sévèrement en rangeant ses crayons et ses manuels, c'est une histoire de volonté. Avec un peu plus de volonté tu réviserais mieux et aurais de meilleurs résultats...
Je le fixai à demi-fatigué, m'interrogeant sur ma manière de répondre. Une envie cinglante de me montrer cynique me démangea mais j'optai pour, plutôt, finir ce tutorat calmement.
-Merci, en tout cas, du temps que tu m'as accordé.
Cela sembla un peu le décontenancer, à croire que je l'avais habitué à être un plus réactionnel, et il m'offrit un hochement de tête. Je repris alors :
-Je te souhaite une bonne continuation et j'espère que tu seras heureux, sunbae.
Kim Seokjin parut surpris et il fronça les sourcils :
-Je ne vois pas pourquoi je ne le serai pas. Je pousserai ma volonté jusqu'à ma réussite.
-J'ai parlé de d'être heureux, pas de réussite.
Une légère moue déforma rapidement son parfait visage et il roula des yeux :
-Je me doutais bien que tu ferais une remarque de ce type-là, Min.
-Ça va te manquer, ironisai-je en levant exagérément les sourcils.
-Bien au contraire.
-Tu me brises le cœur.
-Ne recommence pas.
Tandis que nous quittions la bibliothèque, marchant côte à côte en direction de la sortie, il marmonna :
-Min, tu es vraiment bizarre comme personne.
Je me mis à rire et lui donnai un coup de coude :
-Avoue que c'est pour ça que tu as continué ce tutorat...
-De toute évidence tu étais hilarant, déclara-il sarcastiquement.
Je lui offris un clin d'œil :
-Si je passe à Seoul un de ces jours, je t'inviterai à boire un verre. Qui sait ? tu en auras peut-être marre de la réussite et tu voudras être heureux.
-Ce jour n'arrivera pas.
Néanmoins sur le parvis de l'école il m'offrit un signe de la main presque sympathique loin de sa rigidité habituelle et je lui répondis en retour.
Je me demandai si cette rencontre aurait pu avoir autant d'impact que celle de Kim, allais-je le revoir un jour ?
L'avenir qui se profilait restait flou et une part de moi s'inquiétait de savoir si je n'allais pas rebasculer, à un moment, dans la temporalité qui était la mienne.
J'ignorais si c'étai ce que je voulais ou non.
Hoseok n'était pas là ce soir là mais en marchant dans la cour, jusqu'à la grille du lycée je me retournai pour contempler le bâtiment. La lumière au dernier étage, dans la salle d'art me fit hésiter à poursuivre ma route.
Après avoir pesé le pour et le contre, conscient que je me sentirais rassuré de le voir avant de repartir, pour m'assurer qu'il ne tenterait pas de passer par la fenêtre, je retournai dans le bâtiment et grimpai l'escalier.
Néanmoins, ma visite surprise se retourna en châtiment lorsque j'ouvris la porte comme à mon habitude et que je tombai sur une salle remplie d'élève qui sursautèrent devant leur chevalet. La bouche de Kim Taehyung marqua sa réaction négative face à mon arrivée et je m'excusai platement avant de refermer la porte.
À croire que j'avais cru que cette salle était la sienne et qu'il n'y aurait jamais personne d'autre...
Le battant coulissa et le gamin sortit dans le couloir :
-Qu'est-ce que tu veux encore ?
-Inutile de m'agresser. Je suis désolé, j'avais oublié qu'il y avait encore des élèves, je voulais juste te saluer avant de rentrer chez moi...
Ça sembla l'agacer et je soupirai en me décalant, prêt à rependre le chemin de la sortie néanmoins une envie me prit d'ajouter :
-J'essaierai de déjeuner avec toi demain parce que la semaine prochaine ce sera la semaine des examens alors je réviserai beaucoup entre les sessions. Je louperai peut-être quelques déjeuners mais si c'est le cas je te laisserai ta boîte à bento dans ton casier si tu veux...
Il ne broncha pas et je m'interrompis, me demandant ce que ça ferait si je le taquinais de la même manière que je le faisais avec Kim Seokjin.
-Après on sera en vacances d'hiver, tu seras enfin débrassé de moi et ma génitrice n'aura plus à préparer deux repas chaque jour...
-Je ne t'ai jamais demandé de faire ça ! répliqua-t-il. Pourquoi tu me le reproches ?
Décidément, je préférerais encore l'expression froide et placide du troisième année plutôt que la colère apparente du première année.
Le sarcasme ne marchait pas sur Kim Taehyung, à noter.
-Je t'embêtais, ne prends pas la mouche aussi facilement. Je me demandais juste si ça allait te manquer...
Face à sa non-réponse, je soupirai :
-Je m'en vais, je suis épuisé. À demain.
Mais tandis que je prenais la direction de l'escalier, il marmonna :
-Ça me manquera, un peu.
Je m'arrêtai et soupirai doucement en me retournant :
-Tu as prévu de faire quoi de tes vacances ?
Il persifla :
-Ça ne te regarde pas.
-Tu pourrais venir déjeuner chez moi si tu le souhaites, proposai-je en haussant les épaules.
Il recula d'un pas en maugréant :
-Non.
Sale gosse.
Ça se voyait qu'il mourait d'envie de dire oui.
-Je t'invite, comme ça tu pourras toujours te plaindre que je suis insistant. Tu devrais me donner ton numéro de portable pour que je t'envoie l'adresse de...
-J'ai pas de portable.
Après un instant d'hésitation, je sortis de mon sac un cahier et arrachai une feuille vierge avant d'écrire l'adresse de mes géniteurs et mon numéro de téléphone. En lui tendant j'aperçus que sa bouche faisait une moue de contrariété et je roulai des yeux :
-C'est au cas où j'oublierais ou n'aurais pas le temps de te le donner demain. Viens quand tu veux, au début des vacances d'hiver si tu veux...
Il ne prit pas la feuille et je soupirai bruyamment :
-S'il te plaît. Je veux pouvoir m'assurer que tu vas bien aussi pendant cette période. Si tu ne veux pas venir, au moins appelle-moi...
Mangeait-il vraiment à sa faim chez lui ? Dans quelles conditions vivait-il d'ailleurs ?
Il finit par prendre la feuille et la froisser en baissant la tête et je le saluai doucement.
-Lun... Lundi des vacances ce serait bien, marmonna-t-il d'une voix quasi inaudible.
Puis il ajouta une phrase qui sembla lui coûter tous ses efforts :
-Je déjeunerai moi-même cette semaine, tu peux réviser de ton coté.
L'angoisse en moi me fit presque crier et m'insurger. Ne pas déjeuner avec lui indiquait ne pas le voir durant toute la semaine mais je préférai me retenir. Nos échanges demeuraient fragiles, et soumis à la moindre contrariété tout pouvait basculer. Tant que j'avais au moins une approche avec lui, je devais la conserver.
Même si ça me coûtait de le faire.
-On se reverra lundi dans deux semaines alors...
J'avais presque envie de lui faire promettre mais préférais me retenir. Pourtant, mon cœur loupa un battement et je marquai la surprise la plus totale lorsqu'il marmonna :
-Promis.
Cette nuit-là, ce fut la première fois depuis des semaines où je ne fis aucun cauchemar.
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Chapitre corrigé par automnalh
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