Chapitre 2
Korie avait un chauffeur rien que pour lui. Mais, frustré du chantage que ses parents tentaient de lui faire subir, il préférait encore marcher jusqu'à l'école. Sa toute nouvelle école, la fameuse Stuyvesant High School. Les mains enfoncées dans les poches de ses jeans et lançant des regards noirs à chaque piéton qui croisaient son chemin, Korie n'avait même pas la tête à observer le décor urbain qui l'entourait. Il aimait beaucoup Manhattan, il se sentait chanceux d'y habiter, mais il y avait bien des moments, comme présentement, qu'il avait l'impression d'étouffer. Trop oppressant, trop grouillant de vie. Trop de bruit, surtout quand il avait un mal de crâne monstre à cause de l'alcool qui agissait encore. Trop de touriste qui prenait chaque monument en photo, sans même respecter les règles de bases de la photographie.
Korie soupira, ennuyé de sa propre existante — il devenait très nostalgique quand il avait la gueule de bois — puis consenti enfin à lever la tête pour regarder devant lui. Il savait à peine comment se rendre jusqu'à Stuyvesant, il n'y était allé qu'une seule fois, pendant l'été, pour visiter. Il doutait de retrouver sa route à pied, mais dans le pire des cas, il pouvait toujours appeler Google Map à la rescousse. Il ne s'en faisait pas, il se laissait guider par le trafic. Il avait encore beaucoup de temps devant lui.
Au bout d'un moment, alors qu'il commençait à croire qu'il avait emprunté le mauvais chemin, Korie leva la tête pour essayer de se repérer. À son grand étonnement, il croisa ainsi le regard de son père. Devant lui, sur la facette d'un immeuble d'environ cinq ou six étages, un écran de télévision surdimensionné vantait le nouveau projet d'Owen et de son partenaire d'affaires, Joseph Meyers. Les deux hommes se partageaient l'image et, un peu plus bas, une légende indiquait « bientôt, ils seront parmi nous, incognito – des robots d'un réalisme saisissant ».
Korie plissa les yeux et grimaça. Il détestait ce projet, dont son père parlait tout le temps. Il lui donnait un mauvais pressentiment, comme quelque chose qui remuait dans le fond de ses tripes. Et non, ça n'avait rien à voir avec la téquila qui tentait de sortir par la porte d'entrée. Du moins, j'espère, pensa Korie en portant une main à sa bouche, commençant à se sentir réellement mal. J'aurais l'air bien de vomir sur le trottoir.
Préférant ne pas éterniser le supplice, il continua son chemin, les yeux fixés droit devant lui pour éviter d'apercevoir à nouveau l'annonce promotionnelle de l'entreprise de son père. Il concentra son regard sur la foule de piétons autour de lui, sur les tours de verres et les immeubles en briques, les voitures sur l'autoroute alternant entre neuves et élégantes pour certaines, vieilles et rouillés pour d'autres, sans justes-milieux.
Après quinze minutes de marche, Korie en eut assez. Il sortit son téléphone et vérifia le trajet ; il n'était plus qu'à cinq-cents mètres de sa destination. Avec un petit rictus crispé, appréhendant à quoi allait ressembler sa journée, il emprunta un passage piéton en pavé uni et, presque aussitôt, vit apparaitre l'école devant lui. C'était un bâtiment modeste, selon son point de vue, une école toute simple. Elle devait bien avoir quatre ou cinq étages, était large comme trois tours réunis et était faite de brique beige. Au-dessus de l'entrée, où s'alignaient plusieurs portes d'une étrange couleur verte, deux banderoles étaient suspendues depuis des fenêtres des étages du dessus. La première indiquait « Stuyvesant, High School », la deuxième « bonne rentrée 2048-2049 ». Impossible de se tromper.
Avec une grande inspiration, Korie continua son chemin. Il fut rapidement noyé dans une vague de jeune, tous âgé de quinze à dix-huit ans, se dirigeant dans la même direction de lui. Avec étonnement, Korie se rendit compte que, sur chaque visage, il ne voyait que de l'excitation et des sourires. Ces ados avaient hâtes d'aller à l'école ? Ça le dépassait. Il comprenait que Stuyvesant n'ouvrait pas ses portes au premier venu ; déjà qu'elle était spécialisée sur les sciences, il fallait avoir une excellente moyenne pour y entrer. Ceux qui avaient l'incroyable chance d'y être admis avaient travaillé fort pour y parvenir.
Mais pas Korie. Il était intelligent de nature — il tenait peut-être ça de son père ? — il pouvait dormir en classe, louper un sujet entier et terminer le cours avec quatre-vingt-dix pour cent sur ses tests. Son nom de famille était généralement la seule raison pourquoi ses enseignants ne l'accusaient pas ouvertement de tricherie.
C'était aussi pourquoi, après le middle school, qu'il était séparé ainsi de tous ses amis. Eux allaient tous dans une école pour gosse de riche, avec un cout d'entrée exorbitant et des profs pas si doués que ça, alors que lui se retrouvait ici. Seul.
Et ça, songea Korie en soupirant intérieurement, c'est uniquement si je ne me fais pas envoyer chez mes grands-parents...
Sans trop regarder où il allait, Korie ne s'était même pas rendu compte qu'il était entré dans l'école. Des élèves faisaient la queue pour passer les détecteurs de métaux. Il retira son sac de ses épaules et le tint devant lui, pensant à ces jouets — comme il aimait bien les appeler — qui trainaient tout au fond. Un appareil photo dans un étui, des vis et des écrous atterri là par hasard, quelques outils.
- Hé, toi ! s'écria un vieux monsieur en agitant une main devant son visage. Vas-y, c'est ton tour !
Korie cligna des yeux, hébétés. L'homme, un concierge peut-être, lui indiqua l'arche que formait le détecteur, l'incitant à la traverser. Korie s'exécuta, songeant que la marche et l'engueulade avec ses parents n'avaient apparemment pas suffi à le réveiller. Il lui donna son sac et passa dessous.
- Enfin quelqu'un qui ne semble pas excessivement joyeux de se retourner en prison. Quel soulagement, je commençais à me demander où j'avais bien pu atterrir !
Korie tourna lentement la tête vers la petite voix agaçante. Derrière lui, attendant son tour pour avançer sous le détecteur, un garçon lui envoyait un grand sourire et un signe de main. Korie resta parfaitement stoïque. Malgré l'envie de se faire des amis, il n'était pas encore assez désespéré pour se lancer dans les bras du premier venus.
L'autre, pour son malheur, ne se laissa pas impressionner.
- Tu es nouveau ici ? Ouais, moi aussi. C'est cool, hein ? J'ai tellement hâte de commencer les cours !
- Tu m'as l'air drôlement joyeux pour quelqu'un qui était joyeux de rencontrer quelqu'un qui n'était pas joyeux.
- Ouh... une chance qu'on n'est pas dans une école littéraire.
Avec un grognement approbateur, le concierge rendit enfin son sac à Korie, qui le passa sur une épaule. Il fit signe à l'autre garçon d'avancer sous le détecteur, qui s'exécuta aussitôt.
Korie regarda longuement autour de lui. Où devait-il aller, maintenant ? Parmi la foule d'adolescents qui l'entourait, tous semblaient avoir une destination différente. Certains allaient à gauche, en direction d'un escalier qui montait vers les étages ; d'autres allaient à droite, pour disparaitre à l'angle d'un corridor. D'autres allaient tout droit pour passer d'énormes doubles-portes bleues.
Une main se posa lourdement sur son épaule, le faisant sursauter. Encore ce garçon bizarre, avec son sourire tout aussi bizarre.
- Tu es nouveau, oui ou non ? Si c'est le cas, il faut aller au gymnase.
- Ouais... je le savais, grogna Korie en se dégageant.
Malgré l'indice, Korie resta bien campé sur ses pieds, bloquant le trafic autour de lui. C'était peut-être les derniers vestiges du captain Morgan, mais il n'arrivait pas du tout à ce souvenir où était le gymnase.
- Tu serais pas un bad boy, toi, par hasard ? dit le garçon en pouffant de rire. Tu m'as l'air excessivement marabout. Dans la vie, y'a deux types de personnes que j'aime pas, et les bad boy font bien partie de la liste.
- Tu veux savoir ? s'énerva Korie. J'ai la gueule de bois.
- Ooh ! Intéressant. Alors tu n'es pas tout le temps un bad boy ?
- Seulement de temps en temps.
L'autre pouffa de rire, puis continua son chemin dans le corridor. Songeant qu'il allait probablement au gymnase, Korie décida de le suivre. Malgré lui, il commençait à apprécier ce grand brun un peu bizarre. Ce sera peut-être plus facile que prévu, de se faire des amis ici, pensa-il à regret. Papa sera content.
- C'est quoi, ton nom ? demanda Korie en le rattrapant. Et c'est quoi, le deuxième type de personnes que tu détestes ? Pour que je sois fixé.
- Je m'appelle Levis Chandlers, dit-il en se tournant à demi vers Korie pour lui faire un petit sourire. Et je déteste les gosses de riches. Ils sont toujours super arrogants... Et toi, ton nom ?
- Heu... Korie... Spears, dit-il spontanément.
Je déteste les gosses de riches. Korie ravala sa salive. C'était un préjugé, ou était-il vraiment fixé sur cette haine ? Je retire ce que j'ai dit. Ce sera peut-être un peu plus compliqué que ça, de se faire des amis.
- C'est bizarre, j'ai l'impression que ton nom et ton prénom ne vont pas bien ensemble.
Merde à moi.
- Bah les tiens non plus, dit-il dans un grognement.
Levis haussa les épaules, sans en faire plus de cas. Après un dernier tournant dans les corridors de l'école, ils arrivèrent enfin dans le gymnase. Les deux ados allèrent s'assoir au pied de l'estrade, qui était déjà plein à craquer. Au centre de la salle, plusieurs adultes — des professeurs — étaient installés sur des chaises faisant un demi-cercle. Entre eux et l'estrade, un micro solitaire.
- Alors... commença Levis en se penchant légèrement vers Korie. Elle vient de toi, cette brillante idée de se faire une cuite la veille de la rentrée ?
- Mes amis, soupira tristement Korie. On a tous pris des chemins différents et je suis celui qui se retrouve seul... ils ont voulu faire une fête en mon honneur. Je pouvais quand même pas dire non !
- Bien sûr que si, dit Levis en plissant les yeux. C'est facile, y'a que trois lettres, une seule syllabe. Non.
- Eh bien... peut-être que je voulais pas dire non.
- T'es pas un peu jeune pour être alcoolique ?
Korie soupira en s'appuyant de ses avant-bras sur ses genoux, regardant les nouveaux visages qui défilaient d'un œil torve. Il ne voulait même pas répondre à la question. Question qui, d'ailleurs, était plutôt offensante.
- Les alcooliques sont ceux qui boivent seuls, dit-il pour lui-même. Dans les fêtes, ça ne compte pas.
- Si tu le dis, marmonna Levis qui ne semblait pas totalement convaincu.
Devant eux, un homme s'avança vers le micro. Dans un élégant costume gris rayé, le crâne chauve, il avait l'allure tout craché du directeur d'école. Korie appuya le menton dans sa paume, le coude sur les genoux, et regarda ailleurs, appréhendant le discours ennuyeux qu'il se préparait à prendre en pleine gueule. Écouter un vieux monsieur clamer l'importance de deux ou trois qualités choisies au hasard ne le captivait pas le moins du monde.
- Hé, t'écoutes pas ? C'est intéressant, ce qu'il raconte, dit Levis en lui donnant un léger coup de coude dans les côtes.
- Tu me ferras un résumé, alors.
Le discours dura environ cinq minutes, alors que Korie passait son temps à fixer les doubles-portes bleus de l'entrée du gymnase d'un œil mort. Levis lui lançait régulièrement des petits regards en coin, l'air de se demander sur quel genre de personnages il était tombé.
Le vieil homme se tut enfin, laissant la place au micro à une femme en tailleur d'apparence très professionnel, avec ses cheveux blonds remontés en chignon et de grandes lunettes noires semblant dévorer la moitié de son visage. Korie se permit d'accorder un peu d'attention à ce qui se passait.
- Quand vous entendrez votre nom, vous viendrez ici, près de moi. Amanda Austin !
Un léger murmure dans la foule et une fille rousse se leva de l'estrade, derrière Korie. Elle le descendit précautionneusement, évitant de marcher sur les cuisses des autres élèves, puis alla se poster près de la femme en tailleur. Elle paraissait gênée d'avoir été la première nommée, alors qu'elle triturait nerveusement les manches de son blouson.
- Korie Buchanan !
- Oh, sérieux ? chuchota Levis à l'oreille de Korie. Le fils d'Owen Buchanan est parmi nous !
- Mouais...
Fuyant le regard de son nouvel ami, Korie se leva et alla rejoindre la rousse. Quand il se retourna pour faire face à la foule, il remarqua rapidement que les murmures avaient redoublé de puissance, alors que tous semblaient le dévisager. Levis, pour sa part, resta bouche-bée sur son coin d'estrade. Korie lui lança un petit sourire désolé et un haussement d'épaules.
Levis fut le prochain nommé, avec son nom de famille commençant par C. Il se posta près de Korie.
- Pourquoi tu ne m'as pas dit ?
- T'aimes pas les gosses de riche. Tu ferras une exception pour moi ?
- Non, répondit Levis dans un grognement.
La conversation terminée, il fit un pas de côté pour s'éloigner autant que possible de Korie.
Korie soupira en levant les yeux au ciel. Quel imbécile, pensa-t-il malgré lui. Et autant malgré lui, il avait commencé à l'apprécier, ce Levis. Au moins, il l'endurait. Il ne s'était pas imaginé que cette amitié serait aussi courte. Dix minutes, c'était son record.
Encore plus marabout qu'au début de la journée, si c'était possible, Korie observa d'un œil noir la vingtaine d'autres élèves de son groupe prendre place autour de lui. Tous le dévisageaient pendant une seconde, puis regardaient ailleurs et semblaient l'oublier. Un garçon blond se précipita dans les bras de Levis pour une accolade virile, qui hurla presque un « ouais, Tobi, on est dans le même groupe ! ».
Korie serra les poings. Il était frustré. Il avait l'impression de s'être fait voler son nouvel ami, juste sous son nez.
Je l'aurais, ton amitié, Levis. Tu vas voir !
Mais rien n'était gagné d'avance.
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