Chapitre 6
Le lendemain, Korie prépara le déjeuner de son maitre, comme il avait l'habitude de faire à tous les matins. Cette fois, en revanche, il ne lui fit qu'un bol de céréales. Il n'avait pas envie de faire quelque chose de plus complexe. Owen, la tête ailleurs à stresser pour des choses plus importantes, ne remarqua pas l'impatience du robot.
- Un café ?
- Ouais, et mets-y double dose sur la caféine.
- OK.
Owen leva subtilement les yeux de son téléphone pour dévisager l'androïde. Plus de « monsieur », un banal « OK » à la place des « oui » et des « d'accord ». Peut-être que ce n'était pas tout l'IA qui était à revoir, peut-être simplement la partit sur la politesse. Visiblement, il y avait un gros défaut sur cette partie. On aurait dit un ado sur le point de se rebeller.
- Korie, viens ici.
Le robot, qui mettait de l'eau dans la bouilloire, se tourna vers son maitre et alla docilement vers lui, l'air ennuyé.
- Retourne-toi.
Il s'exécuta. Owen, qui était toujours assis, allongea le bras pour avoir accès à sa tête. Il passa une main dans ses cheveux, à la recherche du bouton d'arrêt.
- Qu'est-ce que tu fais ?
- Je te désactive.
Korie fit un bond pour lui échapper. Tiens, ça, c'est surement la peur.
- Pourquoi me désactiver, monsieur ? Je fonctionne très bien !
- Ah, c'est maintenant que tu te remets à m'appeler monsieur ? Non, tu ne fonctionnes pas bien. Je te réactiverais ce soir, et tu seras mieux qu'avant ! Ça ne te donne pas envie ?
- Je suis très bien comme je suis, monsieur !
- Ne me dis pas que tu ne vois pas de différence ! Tu ne serais pas plutôt en train de mentir, Korie ?
Owen plissa les yeux, fixant l'automate d'un air menaçant. Korie, pour sa part, ne savait plus quoi dire. Un robot est incapable de mentir, mais il n'avait pas le choix pour se sortir de cette situation. Avouer qu'il avait menti ; Owen le désactivera aussitôt. Dire qu'il n'avait pas menti ; Owen se rendra compte du mensonge, et il sera tout de même désactivé.
- Je ne ressens aucune différence, monsieur.
Korie soutint le regard de son maitre, qui ne savait plus quoi penser. Il se repassait les mêmes possibilités que Korie une seconde plus tôt, mais pour lui, toutes semblaient invraisemblables. Un robot ne peut pas mentir, autant qu'un chien ne peut pas parler.
Pour le bonheur de Korie et le désespoir d'Owen, le cellulaire se mit à sonner. Le danger était écarté, au moins pour un moment. Korie retourna en cuisine préparer le café et Owen décrocha le téléphone.
- Allo ? répondit-il machinalement.
Il se laissa tomber sur sa chaise et reprit ses céréales.
- Monsieur Buchanan ? Ici l'agent Perry, chargé du cambriolage que vous avez eu, deux jours plus tôt.
- Wow, deux jours, vous êtes beaucoup plus rapide que d'habitude.
- Je n'ai que regardé la vidéo des souvenirs de votre robot, et je voulais vous parler à ce sujet.
- Le voleur y est visible ?
- Non, mais ce n'est pas la question. Je vous appelle parce que votre droïde aurait averti à l'homme qu'il comptait l'arrêter.
Owen s'étouffa avec ses céréales, recrachant du lait par le nez. Il laissa tomber sa cuillère et se couvrit la bouche de sa main, sous le choc. Bien sûr, Korie avait le don de dire ce qu'il ne fallait pas. Lui qui prenait toutes les précautions pour que personne ne le voie, justement pour ce genre de détail, il avait envoyé une vidéo de ses souvenirs à la police. Non, mais quel con !
- J'aimerais vous rencontrer, vous et votre robot, à ce sujet. Vous pourrez passer au poste de police à treize heures ? Désactivez-le avant de l'y emmener.
- Heu... Je peux pas, monsieur, j'ai des choses super urgentes...
- Venez aujourd'hui. À treize heures.
- Da... D'accord.
Owen éteignit l'appel avant d'en entendre plus. Korie, à la cuisine, remarqua la panique de son propriétaire et préféra ne pas poser la question qu'il aurait lancé habituellement. Il termina le café et l'apporta à table, la tête basse.
- Korie. Tu aurais dit au voleur que tu comptais l'arrêter ?!
- Il ne voulait pas s'identifier. Il semblait avoir des intentions malhonnêtes, expliqua Korie qui ne comprenait pas la soudaine mauvaise humeur de son maitre.
- Mais tu es un robot ! Tu ne peux pas arrêter un homme !
- Pourquoi ?
- Les robots ne peuvent pas faire de tort à un humain, c'est la loi la plus importante de la robotique !
- Mais je n'ai pas blessé le voleur ; il m'a tiré dessus en premier, dit Korie en faisant la moue.
- Oui, mais tu avais visiblement l'intention de lui faire du mal, alors ça revient au même ! Arg, tu peux pas comprendre ! s'énerva Owen en se levant de sa chaise et faisant les cent pas. L'autre IA qui se fait voler, et maintenant toi : je suis bon pour la prison à vie !
Korie apporta le lait sur la table, à côté de la tasse de café. Il recula pour ne pas entrer dans le cercle des cent pas de son maitre, puis haussa timidement les yeux vers lui.
- Y a-t-il quelque chose que je pourrais faire qui serait en votre faveur ?
- Ouais. L'autodestruction de ton programme.
Korie ne répondit rien. Non merci, je n'ai pas l'intention de me suicider pour vous ! Il se retint de le dire, mais il le pensait.
- Autre que ça, monsieur ? se risqua-t-il.
- Oh, ne me dis pas que tu développes un instinct de survie, en plus du reste !
- Je suis désolé, je ne vois pas en quoi c'est une mauvaise chose.
Korie se ressassait la conversation qu'il avait entendue entre son maitre et son collège, hier au soir. L'instinct de survie, il le savait, faisait partie de l'instinct humain.
Owen poussa un soupir d'impuissance avant de se mettre face à son robot. D'un doigt menaçant sur sa poitrine, il lui cracha à la figure :
- Si tu avais un instinct humain, tu serais humain. Et donc, tu voudrais être traité comme tel, c'est logique. Mais tu ne pourrais pas, parce que tu saurais, au plus profond de toi, que tu es tout, sauf humain ! Le conflit que ça occasionnerait dans ta tête pourrait te rendre fou et personne n'a envie de voir ce que ça donnerait. Tu ne ferais que des problèmes partout où tu mettrais les pieds.
- C'est logique, répliqua aussitôt Korie, pour un robot qui ressemble à un tas de métal. Mais moi, je ressemble énormément à un humain, alors personne ne saurait, au premier coup d'œil, que je n'en suis pas un. Donc, il n'y aurait pas de conflit.
Owen, qui avait pris son café pour en boire quelques gorgées, espérant se calmer un peu, eu l'effet contraire sous la riposte. Il en lâcha son café, la tasse se cassa à ses pieds et inonda son bas de pyjama. Il enjamba les débits pour s'approcher de Korie, l'attrapa par le col de son sweat et, de l'autre main, le gifla de toutes ses forces.
Korie étant un robot dépourvu du sens du toucher, il n'en avait ressenti aucune douleur. Mais l'intention était là, son maitre avait tenté de lui faire du mal, et ça, il en avait parfaitement conscience. Il leva innocemment ses globes vers ceux de l'inventeur, qui était resté figer la paume en l'air et les larmes aux yeux.
- Vous aviez l'habitude de frapper votre fils, monsieur ?
Owen secoua lentement la tête. Il voulut parler, mais ne réussit qu'à faire un râle pitoyable – il se sentait pitoyable, comme il ne l'avait jamais été.
Korie, pour sa part, sentait la colère enfler. Sans essayer de la contenir, il renvoya la gifle à son propriétaire, avec une telle force qu'il s'effondra au sol, dans la flaque de café. Korie tourna aussitôt les talons et alla s'enfermer dans sa chambre. Pour la première fois, il actionna le verrou de la porte.
Korie tremblait de rage. C'était maintenant qu'il découvrait les sentiments que son maitre lui refilait une telle colère ; il fallait avouer qu'il avait bien choisi son moment. Ce n'était pas ma faute, j'avais seulement posé une question. Pourquoi a-t-il pris ma mise en situation au sérieux ?
Ce n'était qu'une mise en situation. Bien sûr, Korie savait qu'il n'était pas humain, il n'avait pas non plus l'intention de s'enfuir à toute jambe pour voir le monde. Pourquoi son maitre s'emportait-il ainsi ?
Korie s'avança vers les photos, au babillard devant le bureau. Il regardait les mêmes qu'hier, celle avec l'autre Korie et ses amis.
Pourquoi pas ? pensa soudain Korie, les yeux fixés à ceux de la fille, pétillants de joie. Le vrai Korie, il avait eu la belle vie. Plein d'amis, gosse de riche, il était surement populaire dans son école. Il voyageait souvent avec ses parents, son père appelé dans toute sorte de pays pour son travail. Le robot voyait du coin de l'œil d'autres photos plus exotiques ; tour Eiffel, tour de Pise, Colisée de Rome. Une plage au sable blanc et à l'eau d'un magnifique turquoise. Korie dû plisser les yeux et regarder celle-ci une seconde fois pour remarquer que, sur la berge à côté de Korie qui faisait la pose, il y avait un troupeau de cochon.
Je veux une belle vie, moi aussi.
Owen, pendant ce temps, avait réussi à reprendre son sérieux. Dégoulinant de café, il en avait marre de ce robot qui n'en faisait qu'à sa tête. Cette fois, il ne se laissera pas distraire ; il allait le désactiver, une bonne fois pour toutes. Il reprogrammera son IA pour en faire une conforme au règlement ; il sera plus stupide, il ne posera plus jamais de question. Owen devra bien choisir ses mots pour être compris. Mais si c'était ce qu'il fallait pour ne pas se faire enfermer dans une prison, il le ferait. Depuis le temps, il avait fait le deuil de son fils, ce serait peut-être même une bonne idée de changer son visage. Et son nom aussi tient. Plus de Korie.
Owen s'avança à grands pas jusqu'à la chambre du robot et tourna la pognée, qui resta coincée. Je rêve, ou il a verrouillé la porte ?! Il la tambourina du plat de sa main, rouge de colère.
- Korie ! Ouvre-moi, tout de suite !
- Vous allez me désactiver, monsieur ? demanda Korie, toujours à contempler les photos.
- Tu peux en être sur !
Korie fit la moue. Il venait de trouver une image, perdue parmi tant d'autres, représentant des danseuses hawaïennes. Un haut de bikini, une jupe en paille. Une dizaine de femmes sur un stage, à la nuit tombée, entourée de torches enflammées. Rien que la photo l'ensorcelait ; il n'osait imaginer ce que ça avait été, avec la musique et la chorégraphie. C'était surement un magnifique spectacle.
Ses yeux se reportèrent enfin sur ceux de la fille. C'était cruel qu'il ne sût même pas son nom. Je veux la connaitre.
- KORIE ! hurla à nouveau Owen. Ouvre, ou je défonce la porte !
- Pourquoi ?
Pourquoi ? se répéta Owen qui n'en croyait pas ses oreilles. Dans son métier depuis plus d'une vingtaine d'années, l'inventeur en avait vu, des drôles de bogues chez ses créations. Mais ça, c'était la meilleure. Son droïde ne le prenait plus du tout au sérieux.
Owen ferma les yeux et prit une grande inspiration. Inutile de s'énerver. Ce n'est qu'une machine. Il y a toujours une façon de forcer un arrêt.
Tranquillement – du moins, il faisait de son mieux -, Owen sortit son téléphone cellulaire de la poche de son pyjama et ouvrit l'application RDCD – Robot domestique, contrôle à distance. Une application qu'il avait lui-même conçue. Il l'utilisait généralement pour communiquer avec Korie quand il était au travail ; lui recevait les alertes depuis son ordinateur, un peu comme si elles apparaissaient directement dans sa tête.
L'appli s'allumait par défaut sur une messagerie, mais dans un coin à droite, il y avait toute sorte d'options. L'une d'elle indiquait « arrêt ». En appuyant dessus, il eut encore plus de possibilités. « Arrêt de l'application ». « Arrêt du signal du robot ». « Arrêt du robot ». Il choisit la dernière. « Confirmer ? », « Oui ».
Korie, qui s'était mis à détacher quelques photos du babillard, se figea en appercevant un message. « Arrêt forcé. Désactivation recommandée. » Les mots flottaient devant lui, par-delà sa vision, l'empêchant de voir correctement les images.
La colère qu'il avait réussi à contenir revint en force.
- Monsieur, je viens de recevoir une demande de désactivation. Est-ce vous ?
- Qui veux-tu que ce soit d'autre ?
Korie secoua la tête. Sur le téléphone d'Owen, une alerte était apparue. « Désactivation annulée ».
Owen poussa un long soupir de désespoir. Vraiment, la situation le dépassait. Lui qui avait pensé se montrer intelligent : si le robot peut ignorer ses ordres verbaux, il peut tout autant ignorer celles provenant de sa messagerie.
- S'il te plait, Korie... Pourquoi tu me fais ça ? fit Owen, jouant les apitoyés.
- Et pourquoi voulez-vous me désactiver ? Vous auriez désactivé votre enfant, aussi ?
Mais qu'est-ce qu'il a à toujours se comparer à lui ? s'énerva Owen. Je ne lui ai jamais rien dit à son sujet. Tout ce qu'il connait de mon fils, c'est son apparence.
Et puis merde ! Si je dois me la jouer Jack dans le Shining, je vais le faire !
Owen donna un puissant coup d'épaule contre la porte. Elle resta droite sur ses gonds, contrairement à Owen qui jura de douleur en se tenant le bras. Il recommença ainsi plusieurs fois, sans relâche.
- Monsieur, vous allez vous faire mal, dit Korie.
Sans plus s'inquiéter de son cas, alors que son maitre tentait par tous les moyens de faire exploser cette fichue porte en mille morceaux, Korie avait délaissé les photos et s'était mis à explorer rapidement la chambre. Il avait trouvé un sac d'école contenant quelques livres de cours, un agenda inscrit « Stuyvesant High School » de l'année 2048-2049. Il le feuilleta à toute vitesse ; la dernière date utilisée était en février 2049. Après cette date, toutes les cases étaient blanches.
Korie consulta son GPS intérieur. L'itinéraire s'était fait en moins d'un dixième de seconde ; c'était juste à côté. J'y trouverais peut-être la fille.
Mais il n'eut pas le temps de songer à ce qu'il ferrait peut-être ; Owen avait enfin réussi à ouvrir la porte, détruisant le cadre sous la puissance de ses coups d'épaules. Elle lui faisait un mal de chien, il se l'était peut-être déboité, mais il préférait gérer un problème à la fois, à commencer par Korie. Il s'avança vers le robot, menaçant comme il ne l'avait jamais été. Korie, voyant sa fin arriver, utilisa le pire des coups bas dont il était capable. Usant d'une expression faciale toute nouvelle pour lui, mimant la terreur, il s'exclama :
- Arrête, papa !
Owen figea, le poing en l'air. Papa. Ça faisait une éternité qu'il n'avait pas été appelé ainsi. Le chagrin lui comprima aussitôt le cœur, et le temps qu'il puisse s'en remettre, Korie était déjà passé à côté de lui pour s'enfuir de la chambre à toute vitesse.
- Korie ! s'écria Owen. Reviens ici !
Korie n'écoutait plus, il n'en ressentait plus le besoin. Il se précipita vers la porte d'entrée, sortie dans le couloir de l'immeuble. Couru jusqu'à l'ascenseur. Owen, nu-pieds et toujours vêtu de son pyjama imprégné de café, se lança à sa poursuite.
Mais trop tard pour lui : Korie s'était déjà enfermé dans l'ascenseur.
La liberté, pensa Korie en s'appuyant sur le mur du fond, alors que la cage se mettait à descendre doucement. On verra bien ce que ça donne.
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