Chapitre 21
Le vieux prof toujours plongé sur l'écran de son ordinateur, Tobias avait profité de l'occasion pour s'éclipser de sa classe de technologie, suivit par le regard intrigué de Valérie et des autres étudiants. Il marcha dans les couloirs d'un pas régulier, comme s'il avait tous les droits d'être là malgré l'heure. Il ne croisa la route d'aucun surveillant, pour son plus grand plaisir en dépit de la peur qui n'était pas loin.
Enfin hors de l'établissement, il se mit à courir à toute vitesse. Sans répondre à ses questions, qui étaient probablement incompréhensibles pour un robot avec toutes les fautes d'orthographe qu'il avait faites sous la panique, Korie n'avait su lui donner qu'un détail : son emplacement. Il n'était plus dans la petite ruelle où ils l'avaient laissé la nuit dernière, mais pratiquement à l'opposé de la ville, à l'extrême sud de l'ile, comme quoi seule la mer avait été en mesure d'arrêter sa fuite. Plus précisément, à Battery Park.
Pourquoi allait-il toujours dans les parcs ? Lui qui est un robot, il devrait plutôt aimer New York à son état sauvage : les immeubles, les voitures, tous ces trucs futuristes. Essayer de se faire des amis chez les autres androïdes. Pourquoi chercher les arbres et les jolis lacs ?
Pour la distance qu'il avait à traverser, Tobias aurait voulu le faire en taxi, mais il avait peur que le chauffeur remarque son jeune âge et refuse de le conduire, le menaçant pour qu'il retourne en cour — ça n'aurait pas été une première fois. Alors, prenant son mal en patience, Tobias marcha, joggant quand il avait trop hâte d'arriver à destination. Autant il angoissait de savoir ce qu'il s'était passé, il souhaitait de tout son cœur que ce ne fût qu'un malentendu. C'était un malentendu. Qu'est-ce que ça aurait pu être d'autre ?
Il n'était pas sur du nombre de kilomètres qui le séparaient de sa destination, mais une dizaine semblait être une bonne approximation. Tout ça à parcourir, Tobias désespérait. Pourquoi je fais ça pour un robot ?! Je serais tellement plus confortable en cours à me casser la tête pour un drone...
Quand il arriva enfin à destination, il avait les jambes en compote et le souffle court, la sueur plaquant ses cheveux blonds sur son front. Battery Park n'était pas le plus beau parc de la ville, à ses yeux : ce n'était qu'un trottoir plus grand que le reste, bordé de quelques arbres et donnant vue sur Liberty Island, presque flou à cette distance. Enfonçant ses mains dans ses poches, Tobias continua de marcher, plus lentement pour détailler chaque personne autour de lui. Quand il le trouva enfin, il était appuyé sur la clôture, observant la dame Liberté au loin. Tobias figea quelques secondes, le regard rivé sur le dos du robot. De dos, il ressemblait encore plus au véritable Korie : il n'y avait aucun indice pour dire que ce n'était pas lui. Pas d'air sérieux quand l'autre était toujours rieur, pas d'œil gauche plus clair que le droit, pas de visage d'une étrange perfection, trop de perfection pour être humain, pas de petites taches de rousseur sur son nez, pas de minuscule grain de beauté au coin du sourcil, pas de canine plus élevée que le reste de ses dents... de dos, tout ce qu'il voyait, c'était un ado en sweat et jogging, les cheveux châtains soulevés par le vent.
Tobias prit une grande inspiration, puis s'avança pour se mettre à ses côtés, s'appuyant à son tour à la clôture. Korie leva ses caméras vers lui pendant une seconde, peut-être pour analyser son visage et s'assurer que c'était bien lui, puis reporta son attention à l'ile, à plusieurs centaines de mètres de là.
- Bonjour, dit Tobias, ne sachant quoi dire exactement.
- Oui, il fait beau.
Ce fut son tour de lui lancer un regard en coin. Faisait-il exprès d'être aussi détaché, comme s'il ne lui avait pas avoué, une demi-heure plus tôt, avoir tué un homme ?
- Savais-tu que cette ile au loin s'appelle « Liberté » ? dit soudain Korie. Mais cette dame, elle n'est pas libre. Elle ne peut jamais la quitter.
- Korie... c'est une statue. Si elle était vivante, elle ferait ce qu'elle veut !
- Je veux être libre, moi aussi, mais je suis coincé sur cette ile.
Tobias n'ajouta rien, perturbé par ce qu'il entendait. Il eut presque envie de lui proposer, sur un coup de tête, d'emprunter le traversier qui menait les gens sur l'ile, mais la sécurité pour y embarquer était pire qu'un aéroport et il doutait que Korie ait des papiers sur lui. Mais à force de le regarder, ses yeux baissèrent sur son sweat et son sang ne fit qu'un tour. Le vêtement, autrefois bleu, avait une grande tache sombre sur le ventre. Et il avait l'étrange impression qu'il ne s'agissait pas que de l'eau.
- Euh... Korie... tu as... (Tobias toussota dans son poing, nerveux.) Tu as vraiment... tué un homme ? C'est ce que tu avais dit !
Le robot baissa les yeux sur ses mains, croisé sur la clôture. Comment un automate peut-il avoir l'air à la fois si coupable et angoissé ?
- Je n'avais pas fait exprès, dit Korie dans un murmure, conscient des touristes autour d'eux. J'étais caché dans la ruelle depuis quatre heures, déjà, quand des gens se sont pointés. La nuit était tombée, il faisait sombre et je voyais à peine devant moi. Trois hommes, ils m'ont dit de dégager, mais j'ai refusé, car je savais que vous alliez me rejoindre le lendemain. Ils m'ont menacé avec un canif, j'ai encore refusé de bouger. Alors l'un d'entre eux a tenté de me poignarder et je me suis défendu. Ce n'était pas prémédité, mais le couteau s'est enfoncé dans son ventre. Je crois avoir touché l'intestin grêle. Les deux autres sont parties sans porter secours à leur ami, ils ont crié que j'étais « timbré ». Je n'ai pas su comprendre cette partie. Pourquoi serais-je un timbre ? Timbre-poste ? (Korie haussa les épaules, avant d'enchainer :) Je suis ensuite allé me cacher dans une seconde ruelle et je t'ai envoyé un message que tout à l'heure, car je ne voulais pas risquer de te réveiller.
Tobias hocha lentement la tête, incertain de ce qu'il devait en penser. Au moins, ce n'était pas Korie qui avait attaqué un innocent : c'était un criminel qui avait engagé les hostilités en premier. Encore ça de bon. À sa place, Tobias le savait, il se serait défendu de la même façon. En même temps, c'était quoi l'idée de le laisser seul dans la rue, en pleine nuit ? Forcément qu'il allait arriver quelque chose. Et puis, Korie culpabilisait. Il suffisait de regarder ses yeux, ou ses caméras, braqués sur l'ile de la Liberté au loin, tristes comme un chiot qui aurait mangé les bottines de son maitre.
- Dis, Korie, tu connais la différence entre le bien et le mal, non ? Je veux dire, les robots, en général, n'en ont qu'une vague conscience, c'est incrusté dans leur programme, mais tu vois, il y a toujours cette différence entre la théorie et la pratique.
- Tuer, c'est mal, dit Korie, tournant enfin son regard vers Tobias. Faire du mal, c'est mal. La liberté de l'un s'achève là où commence celle des autres. C'est pourquoi je me suis enfui. Je n'avais aucune liberté, chez mon maitre.
Tobias pinça les lèvres. Comment lui expliquer la dure réalité des choses ? Tu es un robot, Korie, tu ne devrais pas avoir conscience de ce qu'est la liberté.
- Tu sais... ton maitre, Owen, a perdu son fils du jour au lendemain, sans prévenir. Il l'aimait énormément, et Korie — l'autre Korie — aimait également son père. Il a été bouleversé et, je suppose, c'était normal de désirer revoir son enfant... même en une pâle imitation — sans vouloir te vexer. Ce qu'il a fait, là, avec ton IA, c'est illégal. Mais il a pris le risque pour que tu lui ressembles le plus possible. Il a mis sa liberté en jeu pour toi. Il ne te voulait aucun mal, dans le fond.
Korie garda le silence un long moment, alors que le robot et l'humain regardaient toujours en direction de Liberty Island. Tobias pouvait presque entendre le moteur de Korie surchauffer à essayer de démêler les paroles qu'il avait lancé en l'air en souhaitant que ça ait un peu de sens.
Serait-il possible qu'Owen m'aime ? pensait Korie, confus. Qu'il m'aime comme il avait aimé son fils ?
- Comment est-il mort ? demanda-t-il enfin, brisant le silence pesant qui s'était infiltré entre eux.
- Korie ? Euh... accident de voiture, marmonna Tobias.
- Je sais, mais j'apprécierais connaitre les détails.
- Tu veux me forcer à revivre tout ça ?
- Oui, s'il te plait, dit Korie sans remarquer l'énervement qui pointait dans la voix du blond.
Tobias souffla en secouant la tête. Pourquoi moi ?! eut-il envie de hurler en levant les poings en l'air. Il n'était pas comme Emma qui, un an et demi plus tard, en pleurait encore à chaude larme, mais se ressasser un évènement tragique n'était pas particulièrement bénéfique pour sa gaité naturelle. C'était un peu comme prendre des selfies sur le monument des Twin Towers : ça ne se fait pas.
- Cette journée-là, commença-t-il à regret, il était excité comme une puce. Owen donnait une conférence de presse pour une quelconque nouveauté technologique de sa création et, pour la première fois, il avait permis à Korie d'y assister. Pas entant que spectateur depuis le fond de la salle, caché derrière une barrière imposante de journaliste, mais avec lui, sur l'estrade. C'était son premier pas dans l'entreprise de son père et, je te jure, je ne l'avais jamais vu aussi fébrile, c'en était presque effrayant. À un moment, il sautillait de hâte, à un autre, il se rongeait les ongles sous le stress.
» Tu crois que vais me faire interviewer ? Tu crois que les journalistes vont déformer tout ce que je dis ? Ils le font tout le temps, avec papa ! Et s'ils essaient de me faire passer pour un stupide gosse de riche ? Ce serait même pas difficile, en plus !
» J'avais tenté toute la journée de le raisonner. Il n'y aura rien à déformer, tu ne feras que parler technologie. Et il serait tout bonnement impossible de le faire passer pour « stupide », il aurait suffi de jeter un coup d'œil à son bulletin scolaire pour voir qu'il était l'un des meilleurs en toutes les matières, et surtout le meilleur en ce qui concernait la science et la technologie. Enfin, ce n'était pas un Buchanan pour rien.
» À quatorze heures, sa mère est venue le chercher pour aller à la conférence... mais ils n'y sont jamais arrivés. Une voiture leur est entrée dedans, percutant la portière du côté passager de plein fouet. Korie est mort sur le coup. Sa mère, elle, est morte dans l'ambulance.
» La conférence devait commencer à quatorze heures trente. J'étais bien curieux de voir Korie assailli par des journalistes, moi ! J'ai tout regardé en direct sur mon téléphone... c'était horrible. J'ai vu le visage d'Owen se décomposer alors qu'il écoutait quelque chose sur son portable. Il était resté figé de longues secondes, digérant la nouvelle, jusqu'à ce qu'il éclate en sanglot et qu'il quitte l'estrade en courant, les journalistes le suivant de près sans aucune once de compassion.
Tobias fit une pause, perdu dans ses pensées. Alors qu'il racontait cette fameuse journée de février 2049, les images lui revenaient en tête : il voyait Korie qui n'arrêtait plus de parler, impossible à taire, tantôt avec un grand sourire, tantôt avec des yeux écarquillés de peur, et lui qu'il ne faisait que rire de son ami. Tu stresses pour rien. Que veux-tu qu'il arrive ?
- Mais moi, j'ai compris ce qui s'était advenu que le lendemain, quand la nouvelle avait passé dans les journaux, dit-il pour terminer son récit. On avait eu droit à une minute de silence dans le gymnase, et la vie scolaire avait continué comme s'il n'avait jamais existé.
Korie hocha la tête sans rien ajouter. Encore une fois, le vide s'infiltrait entre eux. L'un essayait d'imaginer la scène, l'autre essayait de l'oublier, tous les deux le regard perdu en direction de la statue de la Liberté.
- Il me reste encore deux cours, aujourd'hui... le prochain, c'est mathématique, et je suis trop à la ramasse pour me permettre de sécher. Ça t'embête que je retourne à l'école ? Je reviendrais plus tard.
- À quoi l'école sert-elle ? grogna Korie avec une moue boudeuse.
- Eh bien... à se construire un avenir.
- Puis-je y aller, moi aussi ?
- Ça te serait inutile : il te suffit d'ouvrir ton signal pour avoir la réponse à toutes tes questions.
- Dans ce cas, pourquoi n'ai-je pas d'avenir ?
Tobias resta interdit, incapable de répondre. Ou plutôt, il ne voulait pas y répondre. Il n'avait pas envie de se prendre les foudres d'un robot avec un meurtre à son actif.
- Il faut que tu ailles à l'école pour savoir ?
- Oui, c'est ça, dit Tobias en soufflant de soulagement. Exactement.
- D'accord. On se retrouve ce soir, alors ?
- Bien sûr.
Tobias s'éloigna d'un pas pour regarder son téléphone qui venait de vibrer. Un message de Levis : « Mec, t'es où ?! » Il grimaça en rangeant l'appareil dans sa poche. Ce n'est que maintenant que tu remarques mon absence ? Ou pire, que maintenant qu'avait pris fin ce tête à tête avec Emma dans les toilettes ?
Tobias leva une dernière fois les yeux vers Korie, toujours face à la clôture, mais à moitié retourné vers lui, juste assez pour que les touristes risquent d'apercevoir la tache sanglante sur son sweat.
- Comment t'as fait pour me pas attirer l'attention de la police, sérieux ? dit Tobias tout en abaissant la fermeture éclair de son blouson. Ça revient du miracle qu'ils ne ton pas encore attrapé. Tiens, enfile ça !
Tobias lui mit le vêtement sur les épaules pendant que le robot passait chacun de ses membres par les manches. Il remonta ensuite la fermeture éclaire jusqu'à la poitrine et enfuit ses mains dans ses poches.
- Voilà ! dit Tobias avec un grand sourire tout en frottant ses bras nus pour les réchauffer du vent frisquet de septembre, alors qu'il ne portait plus qu'un t-shirt. Maintenant, on va espérer que le sang ne traversera pas. Tu devrais peut-être pas rester sur la place publique comme ça. Essaie de trouver une cachette, OK ? Un policier pourrait apparaitre n'importe quand.
- D'accord. Merci, Tobias. Tu es mon meilleur ami.
Tobias acquiesça d'un rictus timide, ne sachant quoi répliquer à ça. Le meilleur ami d'un robot, moi ? Il n'avait pourtant pas l'impression d'avoir fait grand-chose pour lui. Il l'avait écouté et répondu à ses questions. Et il lui avait donné son blouson préféré, qui sera perdu avec le sang qui va probablement le tacher. Mais sinon, au point d'être son meilleur ami ?
- Oh, Tobias, ajouta le robot alors qu'il s'apprêtait à partir. Pourrai-je parler avec Emma, cette fois ?
Ça, ça m'étonnerait !
- Euh... je lui poserais la question.
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