C'était presque miraculeux que Geonhak ait réussi à faire sortir Dongju de cette chambre devenu son donjon dans lequel il était fait prisonnier. Avec un regard inquiet, il guidait son époux dans l'immense dédale ivoire qu'était le Palais Ajri tout en jetant quelques coups d'œil en direction du corps faible qui traînait des pieds : comment avait-il fini par en arriver à un tel extrême ? Le fils du Lotus était méconnaissable. Telle une plante plongée dans le noir sans être irriguée, l'adulte avait perdu de sa splendeur : on avait le sentiment que le prince avait fané.

Ses yeux vides d'émotions étaient le plus perturbants. Les éclats pêches qui scintillaient de temps à autre dans les orbes ténébreux du prince c'étaient lentement tût avant de totalement disparaître transformant le regard de Dongju en un trou noir impersonnel. Il était comme tous les servants de ce château, vide.

« - Il va falloir descendre une échelle, tout ira bien pour toi ? »

Geonhak eut un simple grognement comme affirmation, du moins, il pensait qu'il s'agissait d'un « oui » inarticulé. Regardant à droite et à gauche, après s'être arrêté devant un imposant buffet de bois brut, il ouvrit les portes tout en demandant à Dongju de le suivre. Le futur souverain de Zéphyr s'accroupit et entra dans le meuble où se camouflait un trou débouchant sur une échelle en métal qui plongeait dans les profondeurs de la Terre. Tout d'abord réticent, le Son finit par flancher et suivre son conjoint après avoir refermé la porte avec soin derrière lui afin que personne ne puisse retrouver leur trace.

Plongé dans le noir, le Tokësor ne pouvait que faire confiance à son mari qui semblait être arrivé en bas puisque le bruit des pieds foulant un sol grumeleux fit frémir les tympans de Dongju : cela sentait bon l'humus et la roche humide. La fragrance naturelle fit pousser un petit soupir soulagé dans le cœur de l'enfant du Lotus qui s'approchait de plus en plus de la terre ferme. Ses pieds frôlèrent le sol, des graviers faisaient pression sur la fine semelle de sa chaussure ce qui appuyait sur sa voûte plantaire mais il n'en avait que faire, il sentait à nouveau la terre.

« - Suis-moi, tu vas encore plus aimer la suite. »

Geonhak s'était approché doucement de l'étranger, sa main avait effleuré la paume de son cadet qui avait sursauté en se retournant brusquement dans la direction de ce toucher si... inattendu. Heureusement que la pénombre les enveloppait sinon, l'un comme l'autre, ils pourraient discerner des rougeurs apparaître sur leurs pommettes saillantes. La marche débuta finalement, les garçons ignorèrent ce contact impromptu et leur pas s'orientaient vers le Nord en direction d'une destination inconnue pour Dongju.

« - Nous allons devoir marcher un certain temps, il faut passer entièrement sous le palais et arriver à la grotte se trouvant sur le flanc de la montagne.

- C'est toi qui as construit ce tunnel ?

- Non, c'est une issue de secours en cas d'attaque. Elle nous permet de fuir du palais pour aller se cacher dans les terres.

- Donc on va nous retrouver facilement.

- Non, contrecarra Geonhak. Mon géniteur a totalement oublié l'existence de ces souterrains. La plupart des domestiques ne sont pas au courant de leur origine, seuls les plus anciens les connaissent. Néanmoins, aucun ne balancera le fait que j'en ai emprunté un : il s'en fiche que je fuis. »

À cette dernière phrase, Dongju se souvint des informations qu'il avait sur son mari. Ce dernier n'était pas très aimé par son peuple, c'était même tout le contraire : ils le haïssaient. Beaucoup de documents faisaient part d'une volonté des Ajri de mettre Seoho à la tête du Royaume tout en mettant de côté Geonhak qui était jugé indigne du rôle de Roi. Puis les paroles de Wooseok résonnèrent dans le crâne du jeune garçon.

« Et votre arrivée dans le palais à changer beaucoup de choses, bien plus que vous ne le pensiez. Les regards sur le prince Kim Geonhak ont évolué [...] »

En quoi avait-il modifié la manière dont les domestiques épiaient le prince de Zéphyr ? Il n'avait pourtant rien fait, Dongju vivait cloîtrer dans sa chambre, il n'aurait jamais pu insuffler une telle modification en se morfondant dans son lit. Son esprit était perdu dans ce flux de questions sans réponses. Comment aurait-il pu faire ? Quels regards étaient posés sur le futur Roi ? Était-il plus négatif qu'avant ? Ou un adoucissement c'était peut-être amorcé ?

« - Nous y voilà ! Attention au changement de luminosité, cela peut faire mal aux yeux. »

Aussitôt Geonhak eut-il dit ses mots que le Tokësor put voir une lumière blanche se dessiner au fond de l'obscur tunnel. Un soudain sentiment d'euphorie s'empara de lui et, sous l'excitation, son odeur florale se diffusa dans le lieu, ce qui eut le don de faire sourire le prince de Zéphyr : il était content de rendre son cadet heureux.

Une légère brise printanière s'engouffrait dans le lieu amenant diverses fragrances naturelles, mêlant bois, terre et fleurs, aux narines de Dongju qui frémissait d'impatience de pouvoir à nouveau plonger ses doigts dans le sol et sentir la friabilité de ce dernier. Sortant de l'antre, le prince Son fut tout d'abord ébloui. Sa vision n'étant plus qu'une image blanche surexposée par le soleil qui était à son Zénith mais, doucement, l'adulte recouvra la vue et la diversité de couleur qui se présentait à lui faisait chavirer son cœur. Du bleu, du vert, du jaune, du rouge, du violet, du rose... Un véritable arc-en-ciel de teintes faisait face à Dongju qui ne put s'empêcher de pousser un petit couinement joyeux et touché avant d'accourir en direction d'un arbre pour en toucher le tronc.

Sa paume rentra en contact avec la surface rugueuse du végétal, ses doigts longèrent le bois de l'arbre pour ensuite caresser une de ses branches et jouer avec son feuillage vert tendre. Les odeurs forestières titillèrent le système olfactif du garçon qui respirait à pleins poumons cette fragrance si familière et réconfortante. Ses paupières se fermaient d'elle-même, souhaitant profiter au maximum de cette opportunité qu'il avait de renouer avec Mère Nature.

Ses genoux se plièrent, Dongju tomba au pied de l'arbre au milieu de ses racines noueuses et il enlaça le fier végétal tout en commençant à pleurer à chaudes larmes. Son cœur explosait, son côté Tokësor refaisait surface et il se rendait seulement compte maintenant de combien la Terre était importante pour lui. Il avait besoin d'elle, il devait la sentir pour continuer à vivre. Sans Nature, Dongju était perdu et se sentait dépérir.

« - Merci, murmura-t-il simplement en direction de Geonhak qui n'osait pas bouger. »

Le plus âgé observait simplement son mari câliner cet arbre, on avait le sentiment que ce dernier allait disparaître et que Dongju voulait passer ces derniers instants avec lui. Cette scène était à la fois perturbante mais aussi affreusement touchante. La main du plus jeune vint longer une des noueuses racines du noble végétal, ses doigts plongèrent dans la terre qu'il malaxa calmement tout en soupirant de soulagement comme si sentir cette friabilité le faisait renaître de ses cendres.

Les traits du plus petit se détendirent, Dongju retrouvait doucement sa beauté d'antan et ses iris furent envahis de ces paillettes rosées qui décoraient magnifiquement ses prunelles onyx. Juste à côté du corps du prince, se trouvait un petit étang qui se mit brusquement à scintiller ce qui stupéfia Geonhak en le figeant sur place.

« - Qu'est-ce que ?! »

Sur la défensive, le plus vieux s'apprêtait à se battre en pensant qu'un intrus venant d'Aral finisse par sortir de l'eau mais il fut choqué de découvrir la floraison de dizaines de fleurs de lotus. Gracieusement, les végétaux se développèrent jusqu'à la surface dans une teinte verdâtre puis un immense bourgeon rosé, bleuté ou opaline apparue à la surface de l'étang. Dans les secondes d'après, le bouton végétal éclot donnant naissance à une magnifique fleur de Lotus à l'éclat hypnotisant. La plante était si belle que le prince de Zéphyr se sentait obligé de s'approcher pour l'observer plus en détail.

« - Je... Elles brillent ! »

Effectivement, des petits taches pêches luisaient sur les pétales des Lotus qui venaient de naître des profondeurs aquatiques tandis que Dongju continuait d'entrer en communion avec la Nature en plongeant ses mains dans le sol meuble. Son corps se ressourçait, il puisait de l'énergie dans la terre comme ferait toutes plantes et, surprenamment, le garçon regagnait lentement en couleur et son corps semblait « grossir » lui faisant perdre son air cadavérique.

« - Alors c'est donc cela, souffla Geonhak, la magie de Gaïa. »

Telle une fleur reprenant racine, Dongju retrouvait son énergie vitale lorsqu'il était entouré par la Nature. Le Roi Kim le savait pertinemment, le prince s'affaiblissait dans un monde urbanisé sans végétaux pour le maintenir en vie. Des fleurs en plastique, c'était ce qui se trouvait dans les vases qu'on apportait au jeune Tokësor. Plus le temps passait, plus son souffle vital s'amenuisait et le souverain avait empiré le processus en affaiblissant le jeune marié avec ses séances de « question-réponse » qui étaient plus du pompage d'énergie sous forme de torture douce.

Le Roi Kim avait parfaitement réussi son coup en mettant Dongju hors d'état de nuire. Il l'avait privé de régénération, l'étouffant lentement dans un monde artificiel auquel le Son était allergique et qui le tuait à petit feu sans que personne ne puisse s'en rendre compte. Wooseok aurait pu tout tenter, son maître aurait fini par mourir si Geonhak ne l'avait pas guidé dans cette épaisse forêt de pins.

Le corps luisant, Dongju papillonna des paupières dévoilant ses prunelles constellées d'étoiles rosées et une aura pêche englobait le garçon ce qui surprit davantage Geonhak en ayant le souffle coupé : il ne s'attendait pas à ressentir une telle puissance se dégager de son époux. Obnubilé par le jeune garçon à genoux en face de lui, le futur souverain de Zéphyr ne lâcha pas une seconde du regard son mari qui se redressait doucement sur ses jambes devenues robustes. Son regard inhumain était très perturbant mais ceci hypnotisa le Ajri qui voulait à la fois fuir et approcher le prince de Gaïa.

« - Geonhak, chuchota Dongju d'une voix suave qui fit frissonner le concerné, merci. Merci beaucoup, tu m'as sauvé la vie. »