Chapitre 46 : Une discussion éphémère
Rordian ne devait pas rester ici. Tous ses sens en alerte lui criaient de s'enfuir. Pourtant, la lidonaé était ici... et Harrgos aussi. La plante était rare, certes, mais elle devait bien pouvoir être trouvable ailleurs. Et le Liseur n'avait pas particulièrement envie de mourir inutilement sous la main de l'Ombrage. Il avait promis qu'il serait prudent. Alors il déclencha sa pierre de téléportation et s'apprêta à s'enfuir. Mais immédiatement de l'ombre vint enserrer ses pieds et ses mains si bien qu'il se trouva incapable de bouger.
« Tu ne pensais pas filer sans qu'on ait eu une petite conversation tout de même ? »
Harrgos portait encore un de ses beaux costumes et ses cheveux étaient extrêmement bien coiffés. Il était propre sur lui et il aimait être apprêté. Toujours beau et charismatique pour tuer ses adversaires. Son allure de charmeur était un gros atout pour lui. Les gens avaient tendance à l'écouter, même ses ennemis.
« Harrgos, vous êtes vraiment un personnage étrange.
— Je te demande pardon ? »
L'Ombrage fronça les sourcils, surpris.
« Si nous sommes là pour discuter je vais m'expliquer.
— Je t'en prie, je suis curieux. »
Rordian ne savait pas s'il était ravi de pouvoir afficher le fond de sa réflexion, ou s'il devait être inquiet qu'Harrgos lui en laisse l'occasion. Mais ce n'était pas comme s'il pouvait faire autre chose que parler.
« Eh bien, dans un premier temps vous étiez un parfait inconnu. C'est Rivel qui nous a révélé votre existence quand nous l'avons sauvé. Et pourtant vous êtes apparemment le grand chef des Ombres. Puis d'un coup, pendant quelques mois vous apparaissez, vous reprenez votre rôle pour quelques mois. Mais malgré tout vous êtes un peu distant avec ce qu'on attendait des Ombres et vous avez eu des discussions tout à fait... particulières avec Lidonna. Puis d'un coup, quand on pensait que vous aviez obtenu ce que vous vouliez, à savoir le pouvoir, vous disparaissez à nouveau, pour réapparaître aujourd'hui devant moi avec vos grands « je savais que je te trouverais là ». »
Soudain Rordian percuta « je savais que je te trouverais là ». Mais comment ? Comment pouvait-il tout prévoir, avoir toujours une longueur d'avance sur eux ? Comment faisait-il pour toujours gagner constamment ?!
« Une nouvelle réflexion à me partager ? » s'amusa l'homme en face de lui.
Le Liseur voulait savoir. Mais Harrgos ne lui répondrait jamais. Et il refusait d'être son pantin. Il préférait être frustré de ne pas poser la question plutôt que d'endurer la frustration de sentir l'Ombrage jouer avec lui.
« Ta mine constipée me laisse penser que non. Très bien. Je vais alors en venir à la raison de ma présence ici. Dis-moi où elle est.
— Qui ? s'étonna Rordian.
— Qui ? » répéta Harrgos.
Il éclata de rire ce qui troubla le Liseur. L'Ombrage agissait comme s'il était censé savoir qui il cherchait. Rordian pria en son for intérieur pour que son adversaire ne soit pas en train de parler de Lidonna. Elle avait assez de souci comme ça. Il ne voulait pas qu'Harrgos s'ajoute à sa longue liste de problèmes. Enfin... pas maintenant. Le plus tard serait le mieux.
« Tu veux dire « quoi » plutôt. Je sais qu'elle est ici. »
Mais de quoi parlait-il ? Que cherchait-il à la fin ? Pour quel objet particulier les Ombres avaient-ils mis à feu et à sang le quartier ?
« Je l'ai vu. Je sais que c'est ici. Et pourtant, mes hommes ont beau avoir tout brûlé ils n'ont rien trouvé.
— Ah vos hommes, on en revient à ma réflexion. En fait vous ne savez pas sur quel pied danser. Je suis persuadé que vous avez besoin de vous tenir loin pour mettre en place ce que vous avez en tête, mais que vous êtes tellement égocentrique et narcissique que vous avez besoin de vous montrer. »
Le visage parfait d'Harrgos se déforma légèrement. Vexé ? Ou fâché d'avoir été percé à jour ?
« En les envoyant je cherchais à éviter de me déplacer justement, éructa l'Ombrage.
— Ouh, j'ai touché un point sensible ? » s'amusa le Liseur.
Harrgos lâcha un long soupir.
« Je ne suis pas là pour jouer...
— Pour une fois.
— Tu ne devrais pas faire le malin mon grand.
— Mon grand ? Je ne suis pas votre fils. Arrêtez de vouloir faire ami-ami avec nous alors que vous nous massacrez tous les jours. »
L'homme lui lança un regard assassin.
« Effectivement... puisque mon fils vous l'avez tué.
— Votre fils comme si vous n'en aviez pas eu trois. Nick aussi est mort je vous signale. Dæxor est mort en tentant de me tuer tandis que Nick est mort parce qu'il a cherché à nous aider. Je ne dis pas que nous n'avons pas de sang sur les mains. Mais c'est difficile de ne pas en avoir quand l'ennemi s'amuse presque à massacrer des innocents. Je ne dis pas que nous sommes parfaits, qu'il n'y a pas des actes pour lesquels on devra s'excuser quand on aura gagné, mais nous faire passer pour les méchants de l'histoire, c'est tout de même un peu culotté vous ne trouvez pas ? »
Coincé dans par l'ombre qui le retenait, Rordian ne pouvait que se contenter d'observer l'effet de ses paroles sur l'Ombrage. Bizarrement, alors qu'il était persuadé que son discours allait l'énerver, au contraire son visage se détendit et quelques secondes plus tard, Harrgos offrit au Liseur un sourire qui lui sembla sincère.
« Vous vous êtes bien trouvé, souffla-t-il.
— Quoi ?
— Lidonna et toi. Je suis content que Dæxor ait échoué à te tuer. »
Quoi ?! Harrgos était décidément la personne la plus étrange que Rordian connaissait. Il n'arrivait absolument pas à le cerner ce qui avait le don de l'agacer. Comment trouver la bonne réplique face à quelqu'un qui est un vrai mystère ? Il n'avait que ses mots pour se défendre et même eux lui étaient inutiles face au chef des Ombres. Il s'en retrouvait totalement décontenancé.
« Plus vite tu me diras où elle est et plus vite je te laisserai repartir chez toi.
— Mais de qui vous parlez à la fin ? Non pas que j'ai envie de vous aider, mais si vous n'êtes pas un tout petit peu plus clair et précis, je n'en aurais même pas la capacité.
— Oh... tu ne te jouais pas de moi ? s'étonna Harrgos.
— Mais puisque je vous le dis. »
L'homme fronça les sourcils contrariés.
« La lidonaé. Elle est ici. »
Rordian passa en quelques secondes par trois états d'étonnements. Comment Harrgos savait-il que la plante était ici ? Ne la voyait-il pas alors qu'elle était littéralement sous ses yeux ? Pourquoi cherchait-il la lidonaé ?
« Comment pouvez-vous savoir qu'elle est ici ? »
...parce que même nous nous ne le savions pas. Mais cette réflexion il ne l'ajouta que dans sa tête, si Harrgos ne voyait pas la fleur qui se trouvait sous son nez, c'est qu'elle avait été protégée avec un sort.
Harrgos lui répondit par un sourire seulement. Alors Rordian embraya sur une nouvelle question.
« Pourquoi est-ce que vous voulez la plante ? »
Le sourire qu'il affichait se crispa. Mais il ne répondit pas non plus.
« Tu ne sais vraiment pas où elle est hein ? » souffla l'Ombrage dérouté.
Quelques minutes auparavant cette question rhétorique aurait été vraie. Plus maintenant. Évidemment, Rordian ne pouvait pas le révéler. Son instinct s'était donc révélé vrai, les Ombres étaient venus pour la plante. Mais s'il avait pensé au départ qu'ils avaient cherché à la détruire, Harrgos semblait réellement la convoiter. Pourquoi ? N'était-il pas censé en avoir déjà une ? Alors, il percuta. Harrgos voulait la plante. Il ne cherchait pas à les empêcher eux de faire la potion. Non, lui en avait besoin pour faire la sienne.
« Vous n'avez pas la potion de Xénar... murmura-t-il un peu malgré lui, atterré.
— Quoi ? Bien sûr que je l'ai. »
Rordian le dévisagea sans un mot. S'il avait demandé à Lidonna de faire cette foutue potion ce n'était pas pour qu'ils se battent à armes égales, mais au cas où lui échoue à la faire. Elle était son plan de secours... Le Liseur en était intimement persuadé, mais il regretta instantanément d'avoir réfléchi à haute voix.
Ils restèrent là, pendant de longues minutes, à se dévisager en silence. Mais petit à petit le regard d'Harrgos se perdit dans le vide. L'homme s'égara dans ses réflexions que les micros mouvements de son visage reflétaient. Alors curieux, Rordian espéra que l'Ombrage est baissé sa garde pour pouvoir s'introduire dans ses pensées. Malheureusement, lorsqu'il tenta d'user son pouvoir, il se heurta à un mur. Ayant senti cette tentative d'intrusion, Harrgos revint immédiatement à la conscience du moment présent.
« Tu ne pouvais être plus bête ? » se désola l'Ombrage.
Ne s'attendant pas à une telle remarque, le Liseur ne put s'empêcher de pouffer de rire. Mais Harrgos était très sérieux. Tout sourire avait disparu de son visage, il paraissait sincèrement soucieux. Rapidement Rordian afficha le même air. Il avait beau avoir eu la logique pour déduire que leur adversaire n'avait pas cette fameuse potion, il n'avait été assez intelligent pour le garder pour lui. Il s'en voulait terriblement. Pour une fois qu'ils auraient l'avantage sur eux. Et il commençait à avoir peur de savoir ce que cela signifiait pour son destin...
« Je n'ai aucune envie de te tuer.
— ça tombe bien, je n'ai aucune envie de mourir. »
L'ambiance qui au début de leur échange était assez légère venait de prendre un tournant grave. Voir Harrgos avec la mine si sévère faisait froid dans le dos. Il ne laissait pas son sourire de façade facilement. Rordian prenait conscience qu'il s'était mis dans une sale situation...
« Donne-moi la fleur que je puisse te laisser partir.
— Je croyais qu'on avait convenu que je ne savais pas où était la plante.
— Effectivement. Mais ce n'est pas possible.
— Pourquoi ? Comment ? C'est assez épuisant que vous arriviez à prédire nos moindres faits et gestes.
— Et tu penses sincèrement que je vais te dévoiler ce qui me permet de gagner ?
— Et vous pensez sincèrement que je vais trahir tout ce pour quoi je me bats ?
— Quitte à mourir ? »
Rordian soutint son regard en silence. Il ne voulait pas mourir. Mais si son sacrifice leur permettait d'avoir une longueur d'avance sur lui, il était prêt. Il était déjà mort deux fois. Ce n'était pas de ça dont il avait peur. Il ne voulait pas laisser Lidonna et Firân... C'était ça qui l'angoissait le plus.
« Je finirais par l'avoir cette potion... Rordian ne te sacrifie pas pour rien.
— Pourquoi vous cherchez à me sauver ? Vous n'êtes pas censé être le super méchant et n'avoir aucun remord à tuer quiconque ?
— Ce n'est pas toi qui viens de me faire un discours comme quoi le monde n'est pas manichéen et que même les gentils font de mauvaises actions ? Alors pourquoi les méchants ne pourraient pas avoir envie d'épargner certaines personnes ? »
Le monde n'est pas manichéen. Et la conduite d'Harrgos le prouvait. La morale qu'il affichait était réellement complexe. Il n'avait aucun problème à obliger les Papillons à exterminer le peuple qu'ils défendent, et même se délecter du spectacle. Il avait tué une femme enceinte sans une once de pitié. Mais il ne voulait pas tuer une pauvre âme qui serait capable d'anéantir tout son plan, ce plan qu'il mettait en place depuis probablement des dizaines d'années. Décidément, Rordian ne le comprenait vraiment pas. Et finalement, c'était certainement une bonne nouvelle.
« Oui, très certainement, éluda alors le Liseur. Mais pourquoi moi ?
— ça, ça me regarde. »
Peut-être, mais Rordian voulait savoir. Comprendre. Qu'y avait-il dans sa tête ? Lui qui agissait comme s'il était supérieur à tout le monde, comme s'il était le grand manitou de ce monde, comme s'il avait droit de vie ou de mort sur les autres. De quelle façon raisonnait-il pour croire qu'il pouvait agir comme si tout lui était dû et que chacun devait lui obéir au doigt et à l'œil ? Rordian y avait beaucoup pensé. Mais à chaque fois qu'il tournait et retournait ces questions dans sa tête, il n'arrivait pas à comprendre que l'Ombrage puisse agir monstrueusement, trouver son comportement normal et n'en ressentir aucun remord. Ses agissements lui paraissaient totalement inconcevable, au même titre que ceux de ses hommes.
« Allez mon grand, s'impatienta soudainement Harrgos. Peu importe où elle est, donne-moi la lidonaé. S'il te plaît.
— Non. »
Harrgos afficha une mine contrariée.
« Ça ne devait pas se passer comme ça, marmonna-t-il. Mais je n'ai pas le pouvoir de te forcer à agir. »
Lentement, à contre cœur, l'Ombrage sortit une arme à feu, un petit pistolet.
« Et comment c'était censé se passer ? » demanda Rordian alors qu'Harrgos s'approchait, certainement pour retarder l'échéance.
Il avait beau tenter de bouger, il était totalement bloqué par l'ombre qui enserrait ses poings et ses pieds depuis le début de leur échange. Harrgos aurait dû se fatiguer. Mais la poigne faite sur le Liseur était restée la même, et n'avait pas l'air d'être près de changer...
L'homme avançait à un rythme lent, mais régulier. Il ne regardait pas Rordian, les yeux fixés sur son arme.
« Écoutez, je vais mourir ! se lamenta le Liseur. Vous pourriez au moins répondre à une de mes questions. »
Il avait espéré atteindre Harrgos en lui inspirant de la pitié ou n'importe quoi qui aurait pu le faire reprendre conscience de sa présence. Et à son grand soulagement, l'homme se stoppa et braqua son regard dans le sien. Il n'avait ni son grand sourire habituel sur le visage, ni son air abattu qui s'était installé quand il s'était rendu compte qu'il allait devoir tuer le garçon. Il avait une face tout à fait neutre.
« Très bien. Une question.
— Je veux savoir comment vous faites pour toujours gagner et avoir une longueur d'avance sur nous.
— Ok. C'est simple. J'ai réussi à contrôler à perfection mon pouvoir de Rêveur. Je peux rêver de la partie du futur que je veux. Et comme il est très dur de changer ces visions, je prépare tous mes plans par rapport à ce que je vois. Mais comme on n'est jamais trop prudent, j'ai plusieurs plans de secours pour être sûr que tout ce passe comme je l'entends. Parce que les choses ne peuvent pas se passer autrement.
— Le pouvoir de Rêveur permet de faire ça ?
— Visiblement, puisque je le fais.
— Mais... »
Rordian s'arrêta quelques secondes puis réalisa, totalement désemparé.
« Mais nous n'avons aucune chance de l'emporter contre ça.
— Je suis désolé. »
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