Sacrilège - 8
J'avais l'impression d'avoir à peine fermé les yeux quand on me réveilla, mais le soleil était levé depuis un moment et une grande agitation régnait dans l'auberge. Une femme que je ne connaissais pas me secouait vigoureusement.
"Debout ! Mon maitre veut vous voir !
‒ Hein ? Que... Qui...
‒ Vous êtes bien Loc Reyis ?
‒ Oui mais qui...
‒ Mon maitre vous demande. Maintenant. Debout !
Joignant le geste à la parole, elle m'attrapa par l'épaule et tourna le poignet. J'eu l'impression que mon omoplate allait se déboiter si je résistai à sa traction et me retrouvai debout avant d'avoir compris ce qui se passait.
Le temps de reprendre un peu mes esprits et je compris, à la tenue et l'accent marqué de mon impatiente visiteuse, qu'il s'agissait d'une dragonnière. En toute logique, la dragonnière de Chance. Je la suivi donc docilement. Elle était un peu plus jeune qu'Enorielle, à peine plus grande, mais incomparablement plus impressionnante. Tout en elle exprimait l'orgueil et la force. Même sa façon de se déplacer, souple et silencieuse, était proche d'un fauve. Je comprenais d'une certaine façon la colère de Brile. Les dragonniers de naissance comme lui et cette femme avaient appris dès leur plus tendre enfance à être des guerriers redoutables en même temps que des serviteurs dévoués, et il est difficile d'imaginer comment une amatrice, même pleine de bonne volonté, pourrait rejoindre leur caste.
Nous avons traversé la salle commune pleine d'humains angoissés, bourdonnante de questions et de suppositions sans fondement. La dragonnière nous fraya un chemin sans accorder un seul regard à tous ceux qui se poussaient hâtivement pour nous laisser passer. Pour la discrétion nécessaire à mon rôle, on pouvait repasser, mais après tout c'est moi qui avait exigé d'être prévenu dès qu'il se passerait quelque chose, et le quelque chose qui venait de se produire était manifestement énorme.
Nous avons ensuite traversé la cour centrale où les regards d'une dizaine de dragons et de dragonniers étaient braqués sur nous, me faisant l'impression que de l'acide gouttait lentement sur ma colonne vertébrale. Je ne cessais de jeter des coups d'œil nerveux derrière moi, m'attendant contre toute vraisemblance à voir une boule de feu arriver sur moi et me transformer en tas de cendres fumantes avant que j'ai eu le temps de penser "je vais mourir".
Je compris plus tard que cette crise de paranoïa est un effet fréquent chez les humains qui sont trop près de dragons tendus ou de mauvaise humeur. Un sursaut de notre instinct de survie, sans doute, qui se met en alerte maximale pour nous alerter du fait que nous sommes très petits, très fragiles et très près de prédateurs énervés. Il parait que rester près d'un dragon affamé fait un peu le même effet. Pour ma part, je ne me suis heureusement jamais trouvé dans cette situation.
Une fois dans le salon de pierre, une porte fermée entre moi et les seigneurs du ciel, je me détendis. Le seul dragon sur place était Chance, qui étant donné sa race aurait facilement pu me terroriser d'une seule pensée, mais qui veillait à ce que ni son aura, ni sa voix ne soient trop impressionnants. Pourquoi tant de délicatesse envers les humains ?
Il défendait l'Alliance, pour des raisons connues de lui seul, et Isadora lui avait sans doute promis la lune et la moitié des étoiles du ciel pour qu'il négocie la patience des autres dragons. Mais que recherchait-il réellement ? Et Uchen ? Et moi ? Qui nous poussait à continuer à fouiner au lieu de prendre nos jambes à notre cou et de nous enfuir de cet endroit rempli de dragons ?
Isadora, peut-être. Et à travers elle, Kenjara. Le rêve dans lequel nous vivions tous. Il n'était pas parfait car nous devions le fabriquer de nos mains, avec les moyens du bord, puis le partager avec tous ceux qui en voulaient une part. C'était tout de même notre rêve à tous. L'idéal que nous devions maintenir en vie à tout prix. Si Kenjara disparaissait, nous perdrions tous la meilleur part de nous-mêmes.
Peu à peu, je parvins à reprendre le dessus sur mes craintes. La paranoïa qui m'avait traversé m'avait touché plus en profondeur que je ne l'aurai cru. L'essentiel était pourtant sous mes yeux : bien gardés par Uchen et un homme qui semblait aussi redoutable que lui, deux hommes vêtus en soldats étaient ligotés. Plusieurs traces de coup indiquaient que l'arrestation avait été assez musclée, et la lutte très inégale : ni le traqueur ni la dragonnière n'avaient la moindre marque. Tout excité, je demandai à Uchen :
"Alors ? Qui sont-ils ? Est-ce qu'ils ont avoué ?
‒ Non," me répondit sombrement le géant. "Ils ne font pas parti de l'Alliance, c'est déjà ça. J'ai envoyé des messagers vérifier, mais il sembleraient qu'ils se battent pour Kenjara depuis un an pour celui-ci, trois mois pour celui-là.
‒ Pardon, chef," intervint le traqueur en me désignant, "mais c'est qui celui-là ?
‒ Lui, c'est Loc Reyis, le gars qui est en quelque sorte à l'origine de tout ce bazar, même s'il a fait de son mieux. Un petit malin qui va peut-être pouvoir nous aider dans cette histoire de fous.
Uchen était d'une humeur massacrante. J'en déduisis que l'interrogatoire des soldats n'avait rien donné de bon.
‒ Qu'est-ce qu'ils ont dit ?
L'un des soldats intervint en criant :
‒ On n'a rien fait, bon sang ! On l'a dit, et on l'a juré sous le regard du dragon couronné ! Laissez-nous partir !
‒ Mais vous étiez là," insiste Uchen de sa voix la plus menaçante. "Vous êtes les derniers témoins à avoir vu ce dragon en vie... si vous dites la vérité. Vous devez bien avoir vu quelque chose ! Quelqu'un !
‒ Mais non, chef ! Je vous jure que non ! Sur la tombe de mon grand-père et la gale de ma grand-mère, rien de rien !
‒ Bon. Racontez une nouvelle fois votre version des faits, pour le nouveau. Soyez précis et minutieux. N'oubliez pas que j'écoute aussi."
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