Pour en revenir au petit groupe tentant de franchir le col de la Corne Brisée, ils étaient presque arrivés à la garnison lorsque la tempête s'était déclenchée. Très légère au début, les Libellules avaient été tentées de continuer leur route tout de même car leur but n'était qu'à une heure ou deux de cheval devant eux.

Ils s'étaient cependant rangés à l'avis de leur guide, meilleur connaisseur de la montagne, qui assurait qu'ils se feraient avaler par le blizzard en moins de vingt minutes et feraient mieux de se mettre à l'abri dans un refuge proche qu'il connaissait. La frontière était franchie depuis plusieurs heures et ils ne s'étaient pas méfiés.

Sur place, ils virent que trois personnes étaient déjà installées dans le refuge, trois villageois des environs qu'Aillor connaissait de nom : Guémon, sa fille Ajja, et l'amie de celle-ci Ijja. Ils vivaient à Cherbier et Guémon faisait régulièrement l'aller et retour jusqu'à la garnison de la Corne Brisée et jusqu'à l'auberge-relais de la Corne Rayée, où nous nous trouvions en ce moment. Cela lui permettait de vendre du bois et différents articles des artisans de son village, et d'acheter à son tour ce dont ils avaient besoin.

Sa fille l'avait accompagné principalement pour le plaisir, officiellement de voyager, officieusement de flirter avec un soldat de la garnison sur lequel elle avait jeté son dévolu. Elle avait convaincue son amie Ijja de l'accompagner pour revoir certains de ses anciens camarades, car Ijja avait passé deux ans dans l'armée, et surtout de la couvrir pour que son père ne se rende compte de rien. Un mensonge plutôt innocent qui avait été rapidement dévoilé à l'interrogatoire.

Les trois voyageurs avaient quand à eux été surpris alors qu'ils redescendaient vers leur village et, comme Aillor, Guémon avait jugé plus prudent d'attendre la fin de la tempête pour finir leur trajet. Ils avaient trouvé les lieux vides mais comprenant, comme il est d'usage dans les refuges, une bonne réserve de bois et de vivres. Ils avaient à peine eu le temps de poser leurs sacs et de déharnacher leur âne que le groupe d'Aillor était arrivé.

Tout le monde avait pris soin de ses bêtes et avait installé ses affaires. Danaya et Exrid avaient avoué ne pas avoir fait très attention à ce qu'ils montraient ou non aux autres. Ils n'avaient pas sorti les jarres, à ce sujet ils étaient catégoriques, mais avaient posés par terre les fontes qui les contenaient avec beaucoup de soin, et ensuite seulement avaient sorti leurs vivres, couvertures, etc...

Il n'était donc pas difficile de voir que ce contenu était précieux à leurs yeux, et les deux agents ne pouvaient pas garantir qu'à aucun moyen le rabat de cuir n'avait été soulevé, dévoilant les jarres soigneusement scellés. Ils n'avaient aucune raison sérieuse de les dissimuler, les jarres elles-mêmes n'attiraient pas spécialement l'attention d'éventuels voleurs, car on n'a pas l'habitude de trouver quoi que ce soit de précieux dans ce genre de récipients. Sans oublier qu'enfin arrivées à Kenjara, les deux Libellules étaient beaucoup moins méfiantes qu'à l'ordinaire.

Après quoi, tout le monde était resté entassé les uns sur les autres durant les trois jours qu'avait duré la tempête. Danaya et Exrid n'avaient pas effectué de tour de garde pendant la nuit, mais dormaient appuyés contre les fontes, qu'on n'aurait pas pu toucher sans les réveiller. Le reste du temps, ils avaient toujours les autres voyageurs sous les yeux.

Le petit groupe avait passé le temps de son mieux, en écoutant les chansons de l'Hirondelle, en jouant aux cartes et en échangeant des nouvelles du pays. Les Libellules ne s'étaient pas présentées comme telles, mais comme une marchande revenue d'un voyage prospectif pour la signature d'un contrat et comme son garde du corps, une couverture parfaitement banale à notre époque. Ils ne pensaient pas avoir été percés à jour.

Au matin du troisième jour, après avoir inspecté les alentours, Aillor avait annoncé qu'ils pouvaient repartir. Tout le monde avait commencé à faire ses sacs et préparer les bêtes lorsque Danaya s'était aperçue du vol. Elle avait immédiatement alerté Exrid qui avait sorti une arbalète et mis en joue les autres voyageurs, pendant que Danaya fouillait toute la pièce à la recherche des précieux grains - en vain.

Elle avait alors chargé Exrid de les garder à l'intérieur pendant qu'elle allait chercher de l'aide à la garnison. Devant sa broche de Libellule, le capitaine de la garde locale avait immédiatement envoyé une escouade arrêter les suspects et fouiller leurs affaires et le refuge de fond en combles, sans rien trouver.

Les voyageurs avaient semblés plutôt choqués par ce vol mais coopératifs, et personne n'avait déjoué la surveillance d'Exrid durant l'attente. Ils ignoraient encore aujourd'hui la valeur réelle de ces grains mais la supposaient sans doute immense en voyant tous les efforts déployés pour les retrouver, et encore plus en voyant arriver Isadora en personne.

Guémon avait juste demandé à envoyer un message à sa femme pour la rassurer et qu'elle prévienne les parents d'Ijja, ce qui avait été accordé. Depuis, les deux familles et quelques amis étaient déjà passé à l'auberge où on avait rapidement enfermé les suspects, sans qu'on leur accorde le droit de les voir. On laissait cependant les suspects leur écrire, missives qui étaient soigneusement examinées, et les familles leur donner à manger et de quoi se changer.

D'une manière générale, les conditions de détention n'avaient rien d'horrible, du moins nettement moins que si on les avait tous casés dans l'une des deux minuscules cellules de la garnison.

Mais ça durait depuis déjà quatre jours, le temps pour chacun d'essayer de comprendre ce qui s'était passé, et on ne pourrait pas les garder là indéfiniment - même si l'aubergiste avait civiquement accepté de ne pas faire payer les chambres utilisées.

Il ne nous restait donc plus qu'à tenter notre chance. Auparavant, Aïna demanda à Uchen :

" Est-ce que les Libellules sont réellement considérées comme suspectes ?

- Non, pas vraiment - après tout, aucun des deux n'avait de mobile, surtout Danaya qui aurait pu tout simplement ne jamais évoquer l'existence du raingan et tout garder pour elle. Mais leur chef n'exclut pas l'idée que l'un ou l'autre ait été corrompu par l'ennemi.

» En fait, j'ai l'impression qu'il y a en ce moment même une sacrée opération de nettoyage chez les Libellules et qu'elle se méfie un peu de tout et de tout le monde. En gros, si on n'a pas d'indices supplémentaires, on n'a pas à les considérer comme suspect, mais si on a quoi que ce soit qui aille dans ce sens il ne faut pas fermer les yeux sous prétexte que ce sont des agents de l'Alliance. Le problème, c'est qu'il est à peu près impossible de trouver un indice qui indiquerait qu'ils ont été corrompu : c'est leur métier de se rapprocher des notables étrangers et de promettre de livrer Kenjara pour être dans leurs petits papiers. D'après le peu que Bira m'a confié.

- Bira ? C'est la Libellule un peu âgée qu'on a vu avec Isadora et Danaya, dans la cour ?

- Sans doute. Véritable nom et grade inconnus, bien sûr. Isadora la connait et lui fait confiance, ce qui me suffit, mais c'est la première fois que je la rencontre. Elle a l'air de prendre cette affaire très au sérieux, attendez-vous à ce qu'elle vous sollicite souvent pour suivre vos avancées.

- Et Danaya et Exrid ? Qu'est-ce qu'on sait d'eux ?

- De bons états de service, apparemment. Danaya fait parti de cette génération arrivée à Kenjara enfant et n'ayant pas vraiment connu une autre vie. Bira la décrit comme très dévouée à l'Alliance mais un peu tête brûlée. Elle est en formation chez les Libellules depuis quatre ans, mais commençait tout juste à se faire les dents avec des missions simples. Elle est tombée sur le raingan durant une simple prise de contact avec le peuple des îles Jouaou-je-ne-sais-plus-quoi, assez loin dans le sud.

» C'était une visite diplomatique pour voir s'il y avait possibilité d'établir des accords commerciaux et si ces gens avaient des choses intéressantes à échanger. Ce qui du coup était largement le cas. Les Libellules étaient trois, officiellement la diplomate, le secrétaire et la servante. Elles se sont dit que même prometteuse, l'idée de planter le raingan à Kenjara ne justifiait pas d'annuler toute la mission, surtout si ça marchait et qu'ensuite on ait besoin d'en acheter davantage, mais elles ne voulaient pas confier les grains au capitaine pour qu'il les envoie à Kenjara, donc Danaya a été chargée de les accompagner. Ce qui en a fait sa première mission en solo.

- La pauvre," dis-je, " elle doit être déçue.

- Si elle n'est pas coupable, sans doute, mais elle a bien réagi en constatant le vol. Normalement, ça aurait largement suffit à récupérer ces foutues céréales ! Je ne pense pas que sa chef lui en tiendra rigueur. L'idée qu'elle ait été corrompue n'est pas impossible, mais ça semble bizarre. C'est une jeune idéaliste qui rêve de faire ses preuves, je ne vois pas trop ce qu'on aurait pu lui promettre qui dépasserait ça. Et si quelqu'un a réussi à la corrompre, pourquoi monter un plan aussi alambiqué ? Durant un voyage pareil, elle aurait pu perdre les jarres cent fois, avec d'excellentes excuses.

- Et Exrid ?

- Un bon agent, d'après Bira, et surtout un bon combattant. Je sais qu'il a servi dans l'armée un bout de temps et qu'il a été contrebandier. Un peu de piraterie avant de venir à Kenjara, d'après ce que j'ai compris. Son profil est plus proche d'un mercenaire, mais il a toujours semblé loyal à Kenjara, y compris durant des missions bien plus cruciales que celle-ci. Et même objection : il aurait eu de nombreuses occasions de voler ou détruire les grains en faisant croire à un accident, pourquoi se compliquer la vie de cette manière ?