Pour la Moisson - 2
Notre enquête commença par une sollicitation urgente. L'alchimiste Aïna Tratchi Kirij et moi-même étions dans son laboratoire, ou plutôt dans celui que la Guilde des Alchimistes mettait gracieusement à sa disposition. Mon amie n'avait pas encore réussi à mettre au point l'amulette de détection du mensonge sur laquelle elle travaillait. Heureusement, les quelques enquêtes que nous avions accomplis ensemble n'avaient pas nécessité cet artefact. A ma grande satisfaction, un interrogatoire minutieux et un recoupement des preuves avaient suffit.
Les demandes s'étaient ralenties avec l'arrivée de l'hiver, nous qui étions déjà peu sollicités. Nous nous attendions à avoir quelques mois de calme, à Assembra, où nous pourrions travailler en toute tranquillité sur la mise au point du matériel alchimique. Aïna comptait également présenter son œuvre un mois plus tard pour passer compagnon alchimiste.
De mon coté, mon propre travail consistait de plus en plus à l'assister dans ses recherches. Elle avait même commencé à m'apprendre à lire le galliréen et à peindre des glyphes - même si les calculs algébriques et géométriques restaient largement hors de ma portée. Nous avions testé son idée de broder des cercles de protection directement sur nos brassards de l'Alliance, et attendions l'occasion pour vérifier leur efficacité.
En un mot, comme tout le monde, nous partions de peu de choses, mais nous progressions.
Le message nous surpris dans notre routine. D'autant plus qu'il était porté non pas par un gamin, comme la plupart des billets que s'échangent les différents organes de l'Alliance, mais par un soldat à bout de souffle. Et si le contenu de ce message était bref, l'urgence ne faisait aucun doute : Isadora, Coordinatrice de l'Alliance et notre chef directe, nous convoquait immédiatement "avec tout l'équipement nécessaire". Sous-entendu : pour une enquête, et une enquête d'une nature si délicate qu'on ne pouvait l'écrire sur papier.
Il ne nous fallu que le temps d'attraper les quelques sacs toujours bouclés pour ce genre d'urgence, de demander à un assistant de fermer le laboratoire et de sauter sur nos poneys gris avant de suivre le soldat. Mais le temps nous était malgré tout trop rationné pour atteindre notre but et il nous fallu nous arrêter pour passer la nuit à l'abri.
Nous avons bombardé Ithan, notre messager, de questions sur cette mystérieuse mission, mais il n'en savait pas beaucoup plus. Il nous expliqua qu'il était de service auprès d'Isadora, qui malgré la paix reste en permanence entourée par quelques gardes, lesquels alternent régulièrement. Une mission simple et reposante, en comparaison de la garnison où il restait en temps normal, et considérée comme une récompense pour les éléments sérieux.
Ithan était assez jeune, mais il portait les stigmates de la guerre : plusieurs cicatrices et un bras en moins. Pas la peine de voir ses médailles pour savoir qu'il avait déjà beaucoup donné à Kenjara. Ça ne m'étonnait donc pas qu'Isadora veille à ce que les soldats comme lui, qui ont préféré rester dans l'armée plutôt que de réclamer les terres promises et de s'établir comme civils, soient affectés régulièrement à des missions plus confortables.
En dépit de cette confiance, Ithan et les autres gardes n'étaient pas dans les secrets des audiences privées, et il ne pouvait nous dire que ce qu'il avait vu.
Essaline, conseillère d'Isadora et dirigeante du réseau d'espionnage des Libellules, avait un jour débarqué sans crier gare pour une audience privée. Après quoi Isadora avait envoyé sa garde rapprochée ramener au plus vite Hélios et Uchen. Le premier s'occupait de la gestion agricole sur tout le territoire. Le second était chargé de mission politique auprès des dragons, sous la tutelle du dragon Chance. Plusieurs dragonniers l'avaient accompagné.
Après quoi, la tension avait encore monté d'un cran. Des Libellules avaient multiplié allers et retours, même si leur manie de cacher leur niveau hiérarchique empêchait de dire si c'était de hautes dignitaires qui étaient impliquées ou non. Puis Isadora avait envoyé Ithan nous chercher.
Je comprenais pourquoi il était aussi perplexe que nous, et aussi inquiet. Surtout quand je lui demandai naïvement pourquoi on ne nous avait pas convoqué en faisant passer le message par un seigneur dragon, si c'était si urgent, et qu'Ithan me répondit :
" Il n'y a plus de dragons.
Ce à quoi Aïna répliqua vertement :
— Ne le dites pas comme ça, c'est absurde. Même s'ils ne viennent pas nous aider, il y a toujours des dragons, ils sont chez eux.
— Mais même s'ils ne nous aident pas, ils devraient être là. Et ils n'y sont pas. Et ce n'est pas seulement parce qu'ils ne veulent pas écouter Isadora. Ils ont vraiment l'air d'avoir disparus. Depuis une semaine, je n'en ai pas vu un seul dans le ciel, et c'est pareil pour tout le monde.
Je réprimai mal un frisson. Moi aussi, ça faisait longtemps que je n'avais pas vu un seigneur du ciel dans les environs. Mais ça ne voulait rien dire : ils n'aiment pas particulièrement la ville d'Assembra, trop peuplée et odorante pour eux.
Lorsqu'ils s'y rendent, c'est dans l'un des deux palais-auberges aménagés pour leur confort, où ils peuvent dormir sur des pierres chauffées, être lavés, soignés et nourris, et se rééquiper selon leurs besoins. Ces lieux sont situés un peu à l'écart, en hauteur, et c'était normal de ne pas les distinguer depuis les endroits où je vais habituellement. Comme la plupart des civils citadins, je n'avais aucune raison au monde de croiser souvent leur route.
Je voyais Aïna grimacer. Elle aussi, elle ne les avait pas vus depuis longtemps, sans s'inquiéter plus que moi. Cette convocation subite avivait toutes nos craintes. Sans oublier les quelques allusions d'Uchen, qui nous avait avoué à demi-mot que quelque chose était en train de se passer parmi les dragons, quelque chose qui pourrait très mal tourner... Puis rien ne s'était passé, la routine s'était installée et nous nous étions rassurés. Apparemment à tort.
Un lourd silence s'était installé, que je rompis d'une voix que je tentais de rendre forte et assurée :
— Il n'est sans doute rien arrivé de mal aux dragons. La preuve, c'est qu'Isadora nous a demandé pour l'assister. A quoi pourrions-nous servir si le problème était politique ?
— Vraiment ?" me demanda Ithan. "Je croyais que justement, on vous appelait parce que vous les connaissiez bien.
— Nous sommes des enquêteurs, mais notre spécialité reste les affaires humaines, c'est le bureau de Chance et d'Uchen qui se charge de la politique draconique. Et les seigneurs du ciel sont bien plus intelligents que nous, c'est impossible qu'on nous demande de résoudre un problème sur lequel ils buteraient. D'ailleurs, il y a eu beaucoup de tractations, et plusieurs messagers envoyés le deuxième jour, non ?
— C'est ça.
— Donc Isadora a tenté de régler la question par la voie habituelle, puis a fait chercher tous ceux à qui elle pouvait penser qui aurait une chance de se montrer utiles. C'est donc important, sans doute, mais rien d'aussi grave.
— Vous avez sûrement raison." dit Ithan en hochant la tête avec force. " Mais où peuvent être les dragons, alors ?
— Probablement au chaud." proposa Aïna. "Ils peuvent facilement migrer vers des terres lointaines où le climat est plus doux.
— Mais ils n'ont jamais fait ça !
— Ils étaient en guerre et devaient veiller sur leur pays et leurs cavernes. Ce n'est plus le cas.
Nous prîmes quelques instants pour méditer sur cette idée. Elle était bien moins effrayante qu'une disparition de dragons, bien entendu, mais restait désagréable. Sans eux pour nous soutenir, nous étions incroyablement vulnérables.
Aïna demanda brusquement :
— Et vous dites qu'Hélios a été convoqué immédiatement ?
— Oui, en même temps qu'Uchen et les dragons.
— C'est étrange. Je sais qu'en tant que responsable du développement agricole, il est très important, mais je ne vois pas en quoi une urgence pourrait le concerner. Son domaine n'est pas soumis à ce genre de choses.
J'intervins :
— C'est peut-être un conflit à propos des répartitions ?
A cette idée, Aïna et Ithan grimacèrent en cœur.
La répartition des terres était source de tension depuis un certain temps, mais avec la paix cette tension avait semblé s'envenimer brusquement. Peut-être parce qu'auparavant beaucoup de personnes étaient engagées et voyaient les dragons comme de précieux alliés, tout en étant nourris par l'intendance de l'armée.
A présent, les soldats étaient rentrés dans leurs foyers ou s'en étaient construit un, trop tard pour cultiver convenablement les quelques arpents qui leur était offert, et réalisaient que le partage des terres était nettement à l'avantage des dragons.
Bien sûr, tout le monde veut que les dragons soient parfaitement bien nourris, et les dragonniers élèvent des milliers de têtes de bétail - principalement des vaches et des moutons - pour satisfaire leur appétit. Mais les paysans ne sont pas satisfaits de voir les meilleurs terrains servir de pâturage aux bêtes, alors qu'il est si difficile de faire pousser de quoi manger à Kenjara.
L'Alliance qui a été conclue entre humains et dragons était nécessaire à notre survie à tous. Mais il est difficile de partager le territoire de créatures si différentes de nous, et nous ne savions pas si réellement il serait possible de bâtir un pays stable et prospère qui contenterait nos deux peuples.
Les membres de l'Alliance, dont Aïna et moi faisons parti, ont fait serment de veiller sur cet équilibre délicat. Mais nous voyions autour de nous les rancœurs s'accumuler autour du mot "répartitions", et nous ne pouvions rien y faire.
Isadora, Hélios, les sorciers et les alchimistes travaillaient dur pour nous sortir de notre lourde dépendance alimentaire, et j'étais certain qu'ils trouveraient une solution d'ici à quelques années au plus tard. En attendant, nous avions stocké de quoi échapper à la famine encore un hiver, et nous comptions sur les prochaines semailles.
Si la répartition des terres n'était pas trop en notre défaveur.
Aïna me rétorqua :
— Comme tu l'as dit toi-même, nous sommes des enquêteurs, il n'y a absolument aucune raison pour qu'on nous sollicite sur ce genre de litiges. Ce n'est pas comme si quelqu'un avait mis la terre dans sa poche et tentait de la revendre en douce. Hélios et Uchen sont concernés par la répartition, mais pas nous."
Ithan hocha la tête frénétiquement, visiblement rassuré. A présent que nous avions écartés deux hypothèses représentant à ses yeux les pires dangers, il semblait détendu et presque enthousiaste devant sa mission. Je supposai qu'il avait ruminé ses angoisses tout le long du chemin pour nous trouver et qu'il s'en sentait à présent libéré - en tous cas il s'endormit tôt et facilement.
A coté, Aïna et moi passâmes la nuit à échanger d'autres hypothèses à voix basse, sans vraiment réussir à en bâtir une qui soit suffisamment solide, ni parvenir à apaiser nos inquiétudes. Et le lendemain, dès l'aube, nous avons filé aussi vite que nos poneys le pouvaient jusqu'à Isadora.
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