Maudits - 9
Je restai sans voix quelques secondes, tentant de rassembler les faits, de recoller les images, de donner du sens au tout. Eyr était certain que les deux jeunes hommes étaient coupables - ou s'il avait menti, c'était un véritable acteur. J'avais senti son envie de leur sauter à la gorge, sa colère et sa frustration quand Aïna les avait blanchis.
Leur version me semblait absurde et je demandai :
‒ Vous dites qu'il était avec vous tout du long ? Il ne vous a pas perdu des yeux à un moment de la journée ?
‒ Vous ne nous croyez pas, je sais. C'est pour ça que ça semblait inutile d'en parler. S'il dit qu'on n'était pas au relais, et que nous on dit qu'on y était, on sait tous qui sera cru ou pas.
‒ Du calme. Je suis enquêteur de l'Alliance et je n'ai aucun compte à rendre à Eyr. Pour moi, toutes les paroles se valent. J'essaye seulement d'y voir clair, vous comprenez ? Maintenant, décrivez moi cette journée, en détail, en expliquant à chaque étape qui peut témoigner de vos dires.
Keret s'exécuta, cherchant au fond de sa mémoire ce qui pourrait m'être utile. Ne le sachant pas moi-même, je lui demandais des précisions sur tout, cherchant à obtenir un souvenir aussi précis que si je m'étais trouvé sur les lieux moi-même.
Je ne parvenais pas à comprendre comment ils avaient pu être accusés. Les deux frères se chargeaient habituellement du commerce avec le relais : ils rassemblaient le lait et le fromage de tout le village, les chargeait sur deux mules qu'on leur prêtait pour la tâche, et remontaient avec les produits de première nécessité qu'ils avaient obtenus dans l'échange. Une routine qui se répétait tous les deux à trois jours.
Etant donné les difficultés du village - et pour se donner le beau rôle, estimaient-ils - le chef Eyr avait tenu à les accompagner et à négocier lui-même. Il se méfiait surtout de la qualité de la farine qu'on leur échangeait contre le lait. Ayant goûté à son pain, je ne pouvais que l'approuver.
Ils étaient rentrés tous les trois dans l'après-midi. Keret et Drat s'étaient occupés de décharger les sacs dans le grenier commun du village, puis étaient rentré chez eux. S'ils étaient sortis du village à nouveau, on les aurait forcément vus à un moment ou à un autre.
Il me fallait bien sûr vérifier leur alibi, mais je ne pouvais croire qu'ils auraient eu le culot de l'inventer. Concernant Uya, ils n'avaient rien pour les innocenter puisque toute la scène s'était déroulée dans l'obscurité, mais même la nuit sombre était un indice en leur faveur : perchée comme l'était leur maison, redescendre vers la maison d'Uya dans le noir était le meilleur moyen de se casser quelque chose.
Ce n'était même pas une impasse, c'était un sac de nœuds enrageant. Dès que je tentais d'attraper un bout, il m'échappait. Je devais bien avouer qu'étranger total au village, je n'avais pas le moindre suspect en tête.
‒ Parlez-moi un peu des victimes, je vais essayer d'y voir plus clair...
‒ Comment ça ? Elles étaient mortes, les victimes. Comme des morts normales.
‒ Bien sûr. Je veux dire : de leur vivant, ils étaient comment, Ten et Uya ? Vous les connaissiez ?
Les jeunes hommes haussèrent les épaules. Keret répondit :
‒ On connait tout le monde ici, depuis tout petits. On était cousins avec Uya, non, Maman ?
Nerch hocha la tête. Depuis tout à l'heure, elle s'occupait à coudre quelque chose, toujours debout. En fait, elle n'avait pas arrêté de s'activer depuis que nous étions entré dans la maison, tout comme Drat. Je me demandai pourquoi elle avait tant insisté pour garder ses deux fils auprès d'elle : elle semblait parfaitement capable de se débrouiller, soit seule, soit avec un de deux.
Je l'avait d'ailleurs qualifiée mentalement de vieille femme, à cause de ses cheveux gris argent et des rides qui lui marquaient profondément les yeux et la bouche. Mais en la regardant de plus près, et surtout en voyant la rapidité et l'agilité de chacun de ses gestes, je devais réviser mon jugement : elle était clairement dans la fleur de l'âge. Et bien qu'elle se tienne en retrait de la discussion, je savais qu'elle n'en perdais pas une miette.
Sans lever les yeux de son ouvrage ni prendre le temps de s'assoir, elle approuva :
‒ C'est ça, Uya était la cousine de votre père, la fille du frère de sa mère. Une gentille fille quand elle était jeune, puis c'est devenu une gentille femme. Elle prenait bien soin de son foyer. Pour son malheur elle n'avait pas d'enfants. Moi, je suis certaine que ce n'était pas de sa faute. Uya faisait tout ce qu'il fallait, quand il le fallait, et sans jamais se plaindre.
‒ Elle n'avait pas d'ennemi ? De gens qui ne l'aimaient pas ?
‒ Son mari lui en voulait à cause des enfants. Même s'ils ont adopté deux petites, quand l'une est morte, il le lui a reproché. Il était très violent envers elle.
‒ Lerren ? Il la battait ?
‒ Je ne sais pas exactement. Il était violent, c'est tout. Quand il parlait d'elle, c'était toujours sur un ton... comme s'il s'était retrouvé enchaîné à la pire des créatures. Comme si elle était une malédiction dont il ne pouvait pas se défaire.
Mon hôtesse termina son ouvrage et coupa le fil avec ses dents. Toujours sans me regarder, elle soupira :
‒ Enfin... C'était mon impression. On ne se parlait pas beaucoup, elle et moi.
‒ Faut que vous compreniez, " intervint Drat, " qu'on n'est pas beaucoup aimés ici, et que ça fait longtemps.
‒ Pourquoi ?
‒ Ben...
Embarrassé, il lança un regard suppliant vers son frère, véritable porte parole de la famille, qui expliqua :
‒ Nous ne sommes pas croyants. Nous respectons la philosophie et la tradition de nos ancêtres, mais nous pensons qu'il faut avant tout agir ici bas, et résoudre les problèmes matériels avec des solutions matérielles. Quand notre village a rencontré des difficultés pour faire pousser les semences, nous avons interrogés d'autres paysans, ici depuis plus longtemps, pour savoir comment ils s'y prenaient et en prendre exemple. Ce qui a beaucoup énervé le chef Eyr...
‒ Pourquoi ? En tant que chef, il aurait dû avoir la même démarche.
‒ En tant que chef tzéran, il est le porte-parole de toute notre communauté auprès des esprits. Ils sont sensés nous bénir ou nous maudire selon notre comportement, mais ça reste sous la responsabilité du chef. Et pour repousser ce genre de malheur, il faut bien se comporter.
‒ Donc... quand il dit qu'on a jeté une malédiction au village, il veut juste dire que quelqu'un s'est mal conduit.... Et que les esprits vous punissent ?
‒ C'est un peu ça. Bien sûr, ça n'a rien d'aussi mécanique. Les esprits auxquels croient nos pères ont tendance à être un peu... lunatiques. On peut les convaincre de changer d'avis, les séduire, les tromper, les supplier, ou tout ce qui vous passe par la tête. C'est pour ça que le rôle des chefs est si important. Si il n'arrive pas à renverser la situation très vite, Eyr sera destitué et quelqu'un d'autre prendra sa place.
‒ Vous savez qui pourrait prendre sa place ?
‒ Sans doute Lerren.
‒ Attendez, on ne vient pas de dire que ce type maltraitait son épouse ?
‒ Elle ne portait pas d'enfants, donc le couple avait forcément fait quelque chose qui déplaisait aux esprits. Lerren est sûr qu'il n'a rien fait de mal. Donc c'est forcément elle. Logique de croyant. D'ailleurs, il n'a sûrement jamais levé la main sur elle. Il se contentait de la détester ouvertement. Et des tas de gens pensent que ça en fait quelqu'un de sûr, rigide mais fiable. Un homme pieux qui sait ce qu'il fait et saura ce que les esprits attendent. Il a de bonnes chances d'être choisi. A part lui, personne ne se détache vraiment.
Je n'avais même pas échangé un mot avec Lerren, et il était en plein deuil de son épouse. Pourtant je ne pouvais m'empêcher d'éprouver une violente antipathie à son égard, et par ricochet à l'égard du village qui se trouvait prêt à l'élire.
Les tzérans avaient des coutumes différentes des Ok-Berenn, mon peuple natal, mais je retrouvai dans leur comportement bien trop de choses que je haïssais chez les miens. Ma tentative de rébellion m'avait alors coûté la main. Je refusais de laisser le moindre mal arriver à ceux qui m'accueillaient à présent.
Je demandai :
‒ Et s'il est élu, qu'est-ce qui se passera ? Lui aussi croit que le village a été maudit, n'est-ce pas ?
‒ Sans doute. Eyr a lancé de nombreux rituels pour amener la chance, et la situation n'a fait qu'empirer. Vous appeler à l'aide est sa dernière solution, et je pense qu'il espérait une sorcière plus spectaculaire que celle qui vous accompagne. Lerren, lui, entamera directement les rituels de purification. Ceux qui impliquent un sacrifice.
‒ Un sacrifice ? Vous voulez dire qu'il va tuer quelqu'un ?
‒ Quoi ? Ah, non, même Lerren n'est pas un barbare à ce point ! Non, il s'agit de renoncer à quelque chose d'important, pour montrer son dévouement. On brûle des objets précieux, on égorge sa meilleure chèvre laitière... Tout le monde sacrifie quelque chose à hauteur de ses possessions, il faut juste que ce soit important.
‒ Ah... Et Eyr en a déjà fait un, non ?
‒ Oui, il vous en a parlé ?
‒ Non, non, je m'étonnais juste de ne pas avoir vu une seule poule ici.
‒ Oui, pas mal de villageois les ont sacrifiés. On a refusé de tuer les nôtres, ça nous semblait stupide, et encore plus nos chèvres ou nos affaires. Bien sûr, ça n'a pas plu. Résultat : quelqu'un a égorgées toutes nos poules pendant la nuit.
Nech intervint :
‒ Ten et sa femme Ona, aussi, ont refusé. Mais de manière moins abrupte : ils ont proposé de brûler des peaux, plutôt que de tuer une de leurs bêtes.
‒ Pourquoi ?
‒ Ils ont une famille si nombreuse... C'est sensé être une bénédiction des esprits, et tout le monde les aide, mais ça reste difficile pour eux de nourrir tout ce petit monde. Ils ne possèdent pas beaucoup de bétail eux-mêmes. Avec le grain qui a pourri, je comprends qu'ils aient été inquiets pour leur avenir à tous.
‒ Et qu'est-ce qui s'est passé ?
‒ Ça a été plutôt tendu... Uya a interféré en leur faveur, il me semble... Ou alors elle leur a conseillé de céder, je ne sais pas vraiment. En tous cas, ils ont fini par donner leurs poules pour le rituel de purification, et Lerren a trouvé un prétexte pour leur offrir une chèvre ensuite. Il en a les moyens ! Même si je pense que c'est Uya qui a manœuvré pour qu'il le fasse.
‒ Et vous pensez que Lerren veut faire d'autres rituels de ce type ?
‒ C'est bien son genre." dit Keret. "Tout le monde est certain que pour compenser deux crimes aussi violents que des sacrifices humains, il faudra donner beaucoup aux esprits. Ils espéraient sans doute que vous puissiez vous en occuper à leur place ! Pourtant, on leur a dit et répété que c'était stupide. Les esprits vivaient dans notre ancien village, ils ne nous ont pas suivis ici, sur la terre des dragons, c'est aussi bête que ça. Tous les rituels du monde n'y changeront rien.
‒ Je l'ignore, mais j'en parlerai avec Aïna. Il me semble essentiel de leur expliquer un certain nombre de choses...
‒ Et bien bon courage. Nous, on s'y est cassé les dents, et notre père avant nous. Si Maman ne refusait pas d'abandonner les autres, ça fait belle lurette qu'on serait partis, comme lui !
‒ Ce sont les nôtres." dit sentencieusement Nech. "Nous ne partirons pas alors que le village souffre.
‒ Mais," demandai-je, "votre mari n'est pas mort ? Il me semble que Eyr m'a dit que vous étiez veuve.
‒ Je suis bien une veuve, puisqu'il a quitté notre maison familiale. Je pourrai même me remarier si je le souhaitais.
‒ Mais ce n'est pas la peine." affirma précipitamment Drat. "Nous allons faire de notre mieux pour que le village passe l'hiver sans encombre. Ensuite, tu te sentiras libre de rejoindre Papa à la ville, n'est-ce pas Maman ?
Sa mère acquiesça, tandis que Keret lâcha un bruit de mépris, et lança :
‒ C'est ridicule ! Nous essayons depuis notre arrivée ici de changer les choses, de les aider à s'en sortir, et tout ce que nous obtenons, c'est de nous faire détester ! Ils vont finir par nous pendre pour les meurtres de ces deux abrutis !
‒ Keret !" dit sèchement Nech. "Je ne veux plus entendre un mot de ce genre !
‒ Désolé, Maman..." marmonna le jeune homme.
J'avais de plus en plus d'admiration pour Nech, qui tenait bon malgré l'entêtement des villageois. Mais je ne voyais pas ce que je pouvais leur demander d'autre, et le jour baissait un peu plus à chaque seconde. Je me levai pour prendre congé.
‒ Je vous remercie pour toutes les informations que vous m'avez données, et pour votre hospitalité. Votre aide m'a été très précieuse.
‒ Je vous fais confiance pour innocenter mes garçons, monsieur Reyis. Mais si vous voyez que ça se passe mal, nous devrons fuir avant que des choses terribles n'arrivent. S'il vous plait, dépêchez-vous.
‒ Bien sûr. Et vous avez raison. Si demain Aïna et moi n'avons pas avancé, partez. Nous poursuivrons notre enquête de notre coté, vous n'avez pas à rester si vous êtes en danger, ce serait stupide.
‒ Vraiment ?" demanda Keret. "Vous nous croyez ? Vous nous faites confiance ?
Je dois bien admettre que j'avais donné ma confiance rapidement, me fiant à mon intuition et à ma sympathie alors que je n'avais pas encore vérifié leurs dires. Leur version collait à mon ressenti et je ne voulais pas qu'il leur arrive malheur. C'était peut-être une erreur, mais j'étais prêt à l'assumer et je répondis :
‒ Pour l'instant, oui. Prenez soin de vous. Je vais redescendre et retrouver Aïna et le chef Eyr."
Nous nous saluâmes d'un signe de tête. Nech, qui était si effrayée pendant le test d'Aïna, semblait avoir repris des forces, et même Keret le cynique semblait avoir repris espoir. A moi de me montrer à la hauteur de leur confiance.
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