La Tour Blanche - 8
Ce fut donc Ijja qui me réveilla vigoureusement le lendemain matin, ou du moins quelques heures après que je me sois assoupi. Ici il n'y avait pas de matin ou de nuit, le doux soleil d'automne qui pointait par la fenêtre de ma chambre n'avait pas bougé d'un pouce depuis que je m'étais endormi. J'ouvris péniblement un oeil, grognai et me replongeai dans le moelleux du lit - jamais je n'en avais connu de tel - où le bras d'Ijja vint me repêcher comme un impitoyable harpon.
« Debout, Loc !
— Groumph !
— On a besoin de toi ! Jilom a du nouveau, il faut qu'on se dépêche avant notre rendez-vous avec Dim !
— Hein ? Quoi ?
— Bon sang, tu n'es vraiment pas du matin... Jilom, ramène-moi une bassine d'eau !
— Aaargh, c'est bon, je me lève... de quoi on parl...
Avant que j'aie pu finir ma phrase, je me retrouvais la tête enfoncée dans une bulle d'eau flottante invoquée par l'apprenti. Elle était assez froide pour me remettre les idées en place, et je réalisai brusquement ce que mes oreilles avaient entendu plus tôt :
— Comment ça, du nouveau ? Qu'est-ce qui se passe ?
Le mage plutôt amusé m'expliqua :
— Je sais comment lancer le sort pour détecter des créatures magiques dans la Tour, et j'ai tous les ingrédients. Si on fait ça dans la salle d'entrainement, je ne pourrai faire aucun dégât. Donc il vaut mieux y aller que de demander à Faraäd la permission, non ?
L'idée aurait mérité plus de réflexion que je n'en étais capable après ce réveil tonique. Après tout, qu'est-ce qui pourrait mal tourner ? C'était lui le mage, il était censé savoir où et comment il pouvait ou non pratiquer sa magie, non ?
Le fait qu'il préfère ne pas demander l'avis de ses maitres aurait dû m'alerter bien plus tôt.
Au lieu de ça, je m'exclamais :
— Parfait, on va peut-être pouvoir trouver quelque chose avant de faire notre rapport à Dim !
La guerrière ajouta nonchalamment :
— Et comme ça, s'il nous arrive quelque chose, Dim le saura et se mettra à notre recherche immédiatement, quitte à démolir cette Tour pierre par pierre... C'est le moment idéal.
Jilom ne se laissa pas déstabiliser par la menace à peine voilée. Il semblait sincère dans son enthousiasme à nous aider, et avait complètement laissé de côté son côté hautain et méprisant. J'imagine que réaliser quelque chose qui sortait un peu de sentiers battus lui manquait... Il courut presque jusqu'à la salle.
Faraäd ne nous l'avait pas montrée, et pourtant il était difficile de manquer cette énorme salle hexagonale, où ma maison tout entière aurait pu tenir. Au centre, un rebord de bois formait lui aussi un hexagone autour de triangles bruns composés d'une matière douce et légèrement spongieuse, rappelant des pétales de fleur géants qui se rejoignaient tous au centre. Jilom prononça à voix haute une incantation que malgré tous mes efforts j'oubliai aussitôt. Les pétales glissèrent les uns contre les autres, dévoilant une ouverture de plus en plus grande au sol. Au-delà je vis ce que je pris d'abord pour un puits particulièrement profond, avant de comprendre que je contemplais un sol lointain. La porte était ouverte dans le ciel d'un autre monde miniature.
— Il va falloir descendre avec mes ombres, dit Jilom.
— Et avec une corde ? proposa Ijja, méfiante.
— Il y a bien cent mètres, c'est dangereux ! Et puis il faut bien refermer le portail à chaque fois qu'on utilise la salle. Faraäd dit que sinon, de mauvaises choses risquent de passer... Ne vous en faites pas, je vais y aller doucement. »
Elle finit par acquiescer. Pour ma part, j'étais bien trop curieux pour ne serais-ce qu'hésiter.
Dès que j'émergeais des ombres, la sensation de l'air qui nous entourait me frappa. Ce n'était pas du vent, ce n'était pas du froid, c'était... autre chose. Comme un goût différent. Comme un picotement sur la langue et sur la peau. Cet air n'était pas une des moelleuses illusions de la Tour. Il était différent.
Tout était différent ici. Rien à voir avec les majestueuses colonnades de Faraäd, les beautés aquatiques de Merrohé ou les appartements douillets de Jilom. Si cet endroit avait été façonné par une main humaine, alors c'était un humain qui n'avait absolument pas prévu d'y vivre.
Le sol était rocheux et gris, recouvert d'un sable argenté qui retombait beaucoup trop lentement lorsque nos pas le soulevait. Le ciel était rougeoyant, saignant en permanence du coucher d'un soleil invisible. Des pierres grosses comme des montagnes flottaient dans les airs, portant des arbres surplombés par des oiseaux d'un blanc lunaire. Une cascade coulait au loin, son eau d'un bleu métallique remontait la pente pour jaillir dans un éventail au-dessus de la pierre, traçant un arc-en-ciel formé de couleurs que je n'avais jamais vues auparavant. Une prairie débutait, bien au-delà du sable, formée d'une épaisse herbe noire m'arrivant à la poitrine, qui ondoyait d'une manière qui ne devait rien au vent. L'horizon lui-même était trop petit, étriqué, comme si nous n'étions pas sur un monde entier, mais sur une montagne flottante semblable à celles que nous apercevions dans le ciel.
Ijja demanda, incrédule :
— C'est ça, la salle d'entrainement ?
Jilom lui répondit par une phrase dans une langue que je n'avais jamais entendue auparavant. La voyant surprise, il en essaya une autre, puis une autre, jusqu'à que je reconnaisse quelques mots en dhzarak, langue dont j'avais quelques bribes. La langue des démons, selon Aïna qui m'avait donné le livre avec la plus extrême réticence. Pour ma part, ce n'était pas avec les forces des ténèbres que je pensais converser un jour en apprenant cette langue, mais avec les sorciers passant des pactes avec les forces occultes. Pourquoi un mage maitriserait-il cette langue ? Était-ce normal pour eux d'ajouter la démonologie à leurs propres pouvoirs, ou était-ce la raison du procès de Jilom ?
Je lui demandais donc en dhzarak pourquoi il avait cessé de parler arcien. Haussant les épaules avec fatalisme, il m'expliqua qu'il n'avait jamais appris l'arcien. Toutes les traductions étaient instantanément assurées par la Tour, ce qui n'était plus le cas ici. Quel que soit cet endroit, la magie de la Tour ne l'atteignait plus. Je traduisis rapidement pour Ijja, qui sorti de sa poche le gâteau de la veille, à présent sec et écrasé, comme n'importe quel gâteau ayant subit un transport par une poche - mais à mon soulagement il avait l'air parfaitement comestible, on ne nous avait pas fait manger n'importe quoi la veille. D'ailleurs sa vue me rappela que je n'avais pas déjeuné, et qu'il était trop tard pour réparer cet oubli fâcheux.
L'apprenti nous amena jusqu'à une roche longue et plate servant de table. Elle comprenait déjà du matériel et je me fis la réflexion que dans cet endroit rougeâtre, la pluie ne devait pas menacer souvent. Je n'aurais pourtant pas été à l'aise de laisser ainsi mes affaires dans un endroit qui paraissait être à l'extérieur... Même si l'entrée était à l'intérieur de la Tour Blanche. Si j'avais bien compris. Décidément, les notions d'intérieur et d'extérieur se tordent étrangement dès qu'on est à proximité de mages. Jamais je n'avais eu ce problème avec l'alchimie d'Aïna - même si elle pouvait, en se trompant dans ses dosages, transformer rapidement un intérieur en extérieur en faisant s'envoler le toit par exemple.
Je demandais à Jilom quel était cet endroit et comment nous avions pu sortir ainsi de la Tour. Il me donna de longues et frustrantes explications, je ne parvenais qu'à comprendre un mot ici et là, et lui-même n'arrivait pas forcément à comprendre ma mauvaise prononciation, au point que j'ai fini par tracer certains mots à même le sable pour qu'il les reconnaisse. Il n'était pas patient et avait hâte de se mettre à sa potion, mais mon insistance finit par payer et je parvins à comprendre que nous étions passés non pas dans un autre monde, ce qui aurait demandé une puissance magique considérable même pour la Tour, mais dans l'entre-deux-mondes, une sorte de coulisse de l'univers, aux frontières fragiles, où la magie était facile et abondante. Un endroit parfait pour les entrainements. D'ailleurs, les dragons eux-mêmes le savaient bien, et utilisaient souvent l'entre-deux-monde pour se ressourcer et se reposer, ou simplement comme étape dans leurs voyages entre les mondes.
Était-ce là qu'ils avaient disparu durant l'automne ? Mais ce qui m'intéressait surtout, c'était de retrouver la piste de la magie volée. Je demandais à Jilom si un dragon n'avait pas pu, depuis cet endroit, utiliser la Tour pour commettre son vol à Assembra. La façon dont la magie reliait tous les éléments m'était inconnue, mais je l'imaginais comme une eau, un océan baignant tout ce qui existe, dont les courants pourraient être modifiés et détournés. Les dragons avaient retrouvé la trace du vol jusqu'à la Tour Blanche, mais le courant avait pu continuer bien au-delà, jusqu'à atteindre cet entre-deux-monde. Ainsi un dragon aurait pu voler les siens tout en faisant accuser les humains.
Jilom mit fin à mon emballement en m'expliquant qu'il existe autant d'entre-deux-mondes qu'il y a d'étoiles dans le ciel, et que si un dragon avait trouvé celui-ci, les mages l'auraient vu depuis longtemps. Se cacher dans un recoin ne ressemble pas au comportement des seigneurs du ciel. Sans oublier que les dragons vivant de pure magie n'existent plus, quelle qu'en soit la raison. Les seuls dragons survivants sont ceux de Kenjara, ayant un corps bien matériel et un solide appétit carnivore, ils apprécient la magie, mais doivent revenir dans le monde matériel pour manger. De tels allers et retours ne seraient pas passés inaperçus.
À court d'idées, je laissai Jilom se mettre au travail. Il mélangeait des ingrédients, les tournait dans un chaudron qui bouillonnait sans le moindre feu, récitait des formules, avant de passer à l'ingrédient suivant. Des racines, des morceaux de viande séchée, des plumes, des insectes, des pierres, et le contenu plus ou moins poisseux d'un certain nombre de fioles finirent dans sa marmite. C'était différent de la façon dont Aïna travaillait, mais j'y retrouvais le même soin méticuleux. Il mettait de la fierté du travail bien fait dans chacun de ses gestes, presque de l'amour.
Au final, l'odeur de la mixture était affreuse, mais moins que la perspective de la boire.
Je sus que la potion était prête lorsqu'il me fit signe d'approcher. C'était le moment de vérité. Je tentais de m'accrocher à l'enquête, à l'Alliance, à tout ce que je pouvais avoir comme raison puissante et impérieuse d'obéir au lieu de prendre mes jambes à mon cou comme mon instinct me le dictait.
Ijja nous interrompit en lui attrapant le poignet :
— Non. C'est moi qui vais la prendre.
— Quoi ? Pourquoi ?
— Parce que c'est moi qui ai l'épée que Dim nous a donnée et qui sait m'en servir. Si ça marche et qu'on retrouve qui a volé le sort, il y a des chances qu'on se batte et il faut que je puisse le voir.
J'aurais voulu protester. J'étais, plus ou moins, le chef, en tous cas le fondateur de notre bureau d'enquêtes. Il me semblait que c'était à moi de le faire.
Hélas, je n'avais aucun argument logique, et je finis par acquiescer.
Ce changement ne perturba pas Jilom, qui approcha sa spatule en bois recouverte de liquide. Contrairement à ce que je pensais, il ne fit pas boire Ijja, il lui écarta la paupière et fit tomber une goutte de potion directement sur son oeil. La guerrière tressaillit, mais le laissa faire de même pour l'autre oeil. Après quoi il la lâcha et elle commença à se frotter les yeux en jurant.
— Qu'est-ce que tu ressens ? Tu vois quelque chose ?
— Non, pour l'instant ça me brûle, c'est tout... ah, c'est comme s'il m'avait jeté du sel ou quelque chose comme ça... sauf que ça ne part pas... Je te jure que si ça ne marche pas, mage ou pas mage, je me fais un collier avec ses tripes !
Ce n'étaitsans doute pas une mauvaise chose que Jilom ne puisse pas la comprendre. Il nesemblait pas inquiet de sa réaction. Au contraire, satisfait de lui-même, ilrangeait son livre et ses ingrédients tranquillement.
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