La Tour Blanche - 11
Je me mordis violemment la langue. La douleur me ramena brusquement à la réalité.
J'étais prisonnier. Il fallait que je me sauve. Il fallait que je mente.
Les créatures n'allaient pas me libérer si facilement de mon cocon, mais si je parvenais à l'abimer...
J'appelai :
— Joyacina ! S'il te plait, Joyacina, je veux danser sur cette belle musique ! Laisse-moi danser !
La mage vint. Elle prit la peine de revêtir à nouveau son apparence d'elfe de conte avant de me répondre d'une voix douce :
— Patience, mon enfant. Apaise-toi...
— S'il te plait, je n'ai pas envie de dormir. Je viens de me rappeler de quelque chose de très important ! Je sais où est écrit mon nom !
Elle perdit presque son sang-froid et son visage d'illusion se troubla un instant, comme l'eau d'une mare sur laquelle souffle une minuscule brise. Elle se reprit presque aussitôt et m'encouragea de sa voix la plus mélodieuse :
— Bravo, petit humain, quelle fabuleuse nouvelle ! Tu es plus doué, vif et éveillé que n'importe qui. Je t'en prie, dis-m'en plus...
Je la remerciai intérieurement : au fur et à mesure, ses mots m'aidaient à me réveiller complètement et à retrouver toute ma concentration. J'allais en avoir besoin...
J'inventai :
— Dans mon sac, Joyacina, il y a des parchemins et des amulettes. Il me faut l'un de ces parchemins, grâce lui je pourrais comprendre l'histoire de mes ancêtres et retrouver mon véritable nom ! S'il te plait, détache-moi...
— Allons, mon petit, tu n'es pas attaché. Tu étais juste très, très fatigué... Ton sac est juste ici. Non, ne te fatigue pas, tu auras besoin de toutes tes forces pour danser... Je vais chercher pour toi. À quoi ressemble-t-il ?
Elle farfouillait avidement dans mon sac. Je lui décrivis minutieusement un symbole imaginaire et la laissait chercher de plus en plus rageusement. Elle finit par me présenter tous les artefacts un à un en me demandant duquel il s'agissait.
— Je ne sais pas... je n'arrive pas à les reconnaitre, d'ici. J'y vois si mal ! Il faudrait que je puisse les toucher, je suis sûr que mes doigts sauraient reconnaitre le sceau de cire !
Elle était méfiante, mais énervée. Derrière elle, la musique se déchainait, moi je souriais comme un idiot. Elle dut se dire que je n'irai pas bien loin quoiqu'il arrive, et se décida à extirper mon bras droit du cocon.
Je tâtonnai dans une fausse maladresse les différents cachets. Tous les parchemins étaient marqués par l'ouroboros des alchimistes, mais un enfant n'aurait eu aucun mal à reconnaitre les symboles qui distinguaient les parchemins entre eux. Je brisai le sceau du parchemin de chance. En l'absence d'un meilleur plan, c'était tout ce que j'avais : un coup de pouce, qui peut-être me permettrait d'avoir l'éloquence suffisante pour tromper ces illusionnistes. Le seul souci étant que face à l'implacable réalité, la chance souvent ne suffit pas...
Je n'avais encore jamais utilisé ce type de parchemin, les concentrés de chance étaient parmi les plus précieux artefacts d'Aïna et elle ne s'en servait pas à la légère. Je ne savais pas à quoi m'attendre. Je ne ressentis rien de particulier. Impossible de savoir si c'était normal ou si je m'étais trompé quelque part.
En attendant, il fallait garder les apparences et faire semblant de déchiffrer les gribouillis alchimiques écrits sur le parchemin. Joyacina s'impatienta rapidement :
— Alors ? Qu'est-ce qui est écrit ? Quel est ton nom ?
Ayant fait appel à la chance, je m'attendais à voir les secours arriver, ou un rocher tomber de la caverne et tous les tuer, ou mon cocon prendre feu suite à l'utilisation maladroite d'une bougie. Mais rien ne bougeait. Je tentais de faire parler davantage la mage dans l'espoir de trouver un indice dans son discours, un levier qui me permettrait de me sortir d'ici...
— Je n'arrive pas à comprendre tout ce que je lis, Joyacina. Peux-tu m'aider ? Ils parlent de la magie des illusions. Je n'y comprends rien.
— C'est la magie la plus facile du monde ! Il suffit de tout prendre de la tête de celui que tu envoûtes, il va créer lui-même sa vision.
— Pourtant, ce n'est pas parfait, non ?
— C'est suffisant. En général. Tu réagis étrangement, petit humain pas tout à fait humain, et tu parles beaucoup sans répondre à mes questions.
Elle sembla prendre une décision et sa voix se fit plus enjôleuse :
— Ne veux-tu pas savoir pourquoi tu es si différent ? Ne veux-tu pas connaitre la vérité sur tes origines ? Donne-moi ton nom, mon petit, et tu sauras tout... Je suis ton amie. Je veux t'aider. Ce mystère te pèse depuis toujours, n'est-ce pas ?
Elle touchait à quelque chose qui m'avait fortement tracassé lorsque j'étais plus jeune, que j'avais quitté mes îles natales et que j'avais découvert le reste du monde, où personne ne me ressemblait. À Kenjara, j'avais rencontré des personnes venues de centaines de peuples différents, mais je restais unique. La version officielle de mon peuple, invoquant le dieu Berenn que j'avais renié depuis longtemps, ne m'avait jamais satisfait. À présent, les indices de plus en plus nombreux me liant de près ou de loin à ces créatures non-humaines me révulsaient.
Mais je refusais d'y accorder de l'importance. J'étais un kenjarien, j'avais choisi un nouveau nom, fait une croix sur mon passé et bâti de mes mains mon nouveau départ. Le passé de mes ancêtres comptait encore moins.
J'avais cependant du mal à rester indifférent aux promesses d'amitié de la mage, qui comme chacun de ses mots semblaient devenir une réalité dès qu'ils atteignaient mes oreilles. Elle était forcément mon amie, chantait mon coeur plein de certitude, et c'était une très bonne chose. Pourquoi la contrarier ? Ce n'était pas très aimable.
Je fus sauvé par une autre créature qui arriva en courant et expliqua, dans un phrasé aussi alambiqué que les autres, que le nom que j'avais donné était faux, il n'avait pas fonctionné pour envouter le chevalier. À ces mots mon coeur se gonfla d'espoir. Ijja ! Elle était là, et n'avait pas été vaincue !
Le plus sérieusement possible, je dis à la mage :
— Elle m'a menti, elle ne m'a pas dit son véritable nom ! Mais je sais comment le lui faire avouer ! Laissez-moi venir !
Joyacina me soupesa du regard, méfiante, tandis que l'autre créature la pressait, tremblant de peur. Puis la mage me tira par le bras et je sortis du cocon aussi facilement que s'il avait véritablement été une couverture de dentelles. Je fis mine de ramasser mes affaires, mais elle ne me lâcha pas et je dus la suivre, laissant tout en vrac sur le sol, ignoré, semblait-il, des autres créatures. La musique n'avait pas cessé, les danses et chants non plus, mais ça n'avait plus rien de gai ni de festif. Au contraire, les sons qui résonnaient sur les murs de la caverne étaient plus menaçants à chaque instant, comme si le meilleur moyen pour contrer l'intruse était de la plonger dans la terreur. Ce qu'ils étaient sans doute en train de faire.
Je courus à la suite de Joyacina jusqu'à en perdre le souffle, d'un tunnel à l'autre, d'une caverne à l'autre, parfois sur un pont de pierre enjambant un gouffre, parfois sur une mince corniche escaladant un roc, certain d'être perdu à jamais dans ce labyrinthe, bien que la musique nous ait accompagnés tout du long comme un fantôme attaché à notre ombre. Enfin nous arrivâmes jusqu'à une grande caverne où une dizaine de créatures passait de forme en forme pour effrayer Ijja, qui les tenait en respect avec son épée. Derrière elle se tenait Jilom, et en voyant l'apprenti je ne pus retenir un juron : pourquoi n'était-il pas parti chercher les secours ?
La réponse était pourtant évidente : ces deux héros en graine comptaient me sauver.
Ijja me fixa du regard dès que j'entrai, me scrutant au milieu des monstres qui ne semblaient pas l'impressionner. Elle avait raison, puisqu'aucun d'entre eux n'attaquait réellement. Ils feintaient puis s'enfuyaient avant que la lame ne puisse les toucher, aussi impalpables que des courants d'air. La situation était au point mort.
Joyacina me tira vers l'avant du cercle et lança :
— Vas-y, parle au chevalier ! N'oublie pas que je suis ton amie. J'ai besoin de toi. »
Ces mots renforcèrent mon hésitation.
C'est alors que tout devint noir autour de moi, tandis que je perdis la sensibilité de mon corps. Un froid atroce s'empara de mes poumons et se mit à ronger tous mes organes, me déchirant de l'intérieur. Je sentis à peine deux mains m'attrapant par les épaules et me trainant avant de retrouver la lumière et mes esprits.
« C'est bien lui ! s'exclama Jilom.
La magie était dans l'air de cette caverne, car je pouvais à nouveau le comprendre parfaitement. Ce qui ne m'aida pas alors que je crachais mes poumons. J'avais respiré pendant ce voyage des ombres imprévu, et c'était une très mauvaise idée.
Ijja répondit :
— Parfait. Attrape-le et fuyons d'ici !
— Fuir où ? Je ne peux pas ouvrir de passage si je ne sais pas où je suis ni où je vais ! Et toi, tu es chevalier, tu n'as qu'à les tuer une bonne fois pour toutes !
— Je ne suis pas chevalier, je suis une paysanne ! Et je préfère la lance à l'épée. Mais je dois bien admettre que Dim avait raison de me la donner, elle est diablement efficace !
— Évidemment, c'est de l'acier, aucune illusion ne peut le détourner ou l'imiter !
Je tentais de les interrompre : nous étions réunis tous les trois, c'était le moment d'élaborer un plan, pas de se disputer. Je ne parvins qu'à tousser comme un perdu. Jilom me rappela :
— Il ne faut pas respirer pendant les voyages des ombres.
Encore incapable de parler, je lui fis comprendre en gestes très explicites ce qu'il pouvait faire de ce genre de remarques. Ijja me demanda :
— Où sont les parchemins de dissipation d'illusions ? Je n'arrive pas à les toucher comme ça, et s'ils retentent de me charmer, je ne sais pas combien de temps je vais tenir !
Jilom précisa :
— Je dois la replonger dans les ombres à chaque fois pour enlever les effets, mais ce n'est pas bon pour elle.
Je pris une inspiration douloureuse et marmonnai :
— Dans une... autre... caverne. Là où... Là d'où vient... la musique.
— Quelle musique ? On n'entend que des hurlements !
Je pestai. Évidemment, nous n'étions pas frappés par les mêmes illusions... Je décidai :
— On ferme les yeux... et on avance. On va la retrouver... par hasard.
— Par hasard ? Comment...
— J'ai activé un des... parchemins de chance d'Aïna. Si on veut qu'il agisse, il va falloir prendre des risques. En avant !
— T'en as de belles, si j'arrête de nous défendre, ils vont nous sauter dessus...
Je ne pensais pas que les créatures soient si agressives que ça - elles semblaient préférer largement faire tourner la tête de leurs victimes que de les attaquer, et je ne les avais pas vues utiliser d'armes. Mais elles pourraient tous nous immobiliser dans le même genre de cocon où elles m'avaient fait prisonnier la première fois, et là je n'étais pas prêt d'en sortir.
J'avais enfin repris mon souffle. Je me redressai et posais ma main sur l'épaule d'Ijja :
— Moi, je ferme les yeux et je te donne des directions au hasard, on suit la chance. Toi, tu veilles à ce qu'ils ne se rapprochent pas trop. Jilom, tu fermes la marche. Tu as de quoi te défendre ?
— Mes ombres suffisent. Leurs charmes ne peuvent pas m'atteindre tant que je les porte sur moi.
— Parfait. Accroche-toi à moi. Vous me suivez et vous ne posez pas de questions. Prêts ?
— Attends, dit Ijja, dès qu'ils vont voir ce qu'on fait, ils vont me faire entendre n'importe quoi avec ta voix.
— Je vais garder ma main sur ton épaule et te guider comme ça.
Je lui pressais l'épaule vers la gauche, puis vers la droite. Elle répondit :
— Ça ira. Quoi qu'il arrive, ne me lâche pas !
— Promis. Vous êtes prêts ?
— Prêt.
— Prête.
—On y va. »
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