Engagement - 9
Deux mois se sont écoulés depuis que Loc et Ijja ont résolu l'affaire de la Tour Blanche. Ils n'ont plus entendu parler de mages ni de sorciers jusqu'à ce jour de printemps où Dim le nécromancien les a fait appeler, ainsi qu'Aïna, pour leur parler de "quelqu'un qui pourrait leur être utile".
Le Bureau des Enquêtes Criminelles est toujours en pleine création, et après le marasme de l'hiver, les sollicitations surgissent de toutes part. La nouvelle organisation de la police, de la justice et de la garde en est à ses balbutiements et nul de semble savoir qui est censé faire quoi. Au milieu de toute cette administration, les enquêtes elles-mêmes semblent un havre de paix, et les trois enquêteurs ne refuseraient pas d'engager une personne de plus. Surtout si ça pouvait être un sorcier. Voir, encore mieux, un dragon. Ils ont beau rivaliser d'ingéniosité, la magie semble quand même être la voie royale pour accéder à la vérité au milieu des mensonges.
Dim vit dans une maison de bois, perchée dans les hauteurs d'Assembra, dominant les superbes jardins collectifs de la Dormeuse. L'endroit est entouré par une forêt de sapins, sur un terrain si raide que les arbres ne parviennent pas à cacher la vue du petit chalet.
Ijja et ses grandes jambes arrive facilement la première, et pendant qu'elle attend ses deux amis elle se retourne et émet un sifflement admiratif :
"Pas mal du tout. Si ce n'était pas aussi loin de la ville, je me serais bien installée dans le coin.
Venant d'elle, c'est un immense compliment, et si Loc et Aïna n'étaient pas occupés à cracher leurs poumons ils approuveraient. La beauté des montagnes est saisissante, dans la chaleureuse lumière de l'après-midi, et la ville elle-même est trop lointaine pour qu'on réalise à quel point elle est hétéroclite. D'ici, on distingue la Tour Blanche, mais elle est minuscule, une simple pièce d'échec qu'on pourrait renverser à sa guise. Sous ses aspects modestes, la maison de Dim répond tout de même à la règle numéro un des pratiquants de la magie : toujours regarder les autres de haut.
La porte s'ouvre avant que Ijja n'ait pu frapper au battant. Les trois enquêteurs reconnaissent, surpris, Jilom qui en sort.
L'apprenti semble aussi surpris qu'eux :
— Heu... Salut ? Qu'est-ce que vous faites ici ?
— Qu'est-ce que toi tu fais ici ? demande Ijja. Je croyais que tu n'avais pas le droit de sortir de la Tour ! J'ai essayé cent fois d'aller frapper à la porte pour te parler, mais ces maudits sorts m'ont toujours repoussée ! Comment ça se fait ?
— Ha, ça, c'est Faraäd qui n'aime pas qu'on...
— Je m'en fous de la Tour, comment ça se fait que tu en sois sorti ?
— Hum... et bien... Je suis l'apprenti de Dim maintenant.
— Quoi ?
L'exclamation est venue des trois enquêteurs à la fois. Un mage apprenti d'un sorcier, depuis quand une telle chose est-elle possible ?
— Hum... donc... il ne vous l'a pas dit.
— Non ! s'exclame Loc. Comment s'est arrivé ? Quand ? Et quand est-ce que tu as appris à parler arcien, toi ?
— Avec Dim. Et son... enfin bref, j'ai appris. Il a discuté avec Faraäd et Merrohé, puis il m'a proposé de me prendre en apprentissage. Normalement, j'aurais refusé, notre magie est différente, mais... Il m'a dit qu'il était temps que je sorte des Tours. Que je me confronte un peu à la vraie vie, aux humains normaux. Il pense que ça me ferait du bien de revenir un peu à la réalité.
Jilom se mord la lèvre avant d'avouer :
— Il dit que j'ai un bon fond et que tant que je ferais attention, je ne serais pas dangereux.
— Et toi, demande Ijja, tu en penses quoi ?
— J'en pense que j'en ai marre d'être enfermé. On m'a répété toute ma vie que nous les mages étions une espèce supérieure qui pouvait jouer avec la vie des gens. Au final je n'ai provoqué que des catastrophes, pour moi comme pour les autres. Et j'aime bien Dim. Il est patient, il connait plein de choses et on peut parler de tout avec lui. Après, je ne suis pas très sûr d'aimer les gens, mais je peux faire des efforts.
Une voix grave s'élève derrière l'apprenti :
— Et bien, Jilom, tu ne fais pas entrer nos invités ?
— Tout de suite ! Venez, installez-vous. Je vais vous faire du thé.
— Du vrai thé ? demande Ijja.
— Oui, j'ai appris à faire du vrai thé, et ne me regarde pas comme ça, c'est plus facile qu'une potion. De toute façon je ne fais plus d'illusions depuis que je suis sorti de la Tour, c'est trop fatigant. Sauf quand j'ai vraiment raté mon plat. J'apprends.
— C'est bien, répondit gentiment Aïna tout en défiant du regard les autres de faire un commentaire. Je suis sûre que ce sera parfait, Jilom. Merci beaucoup.
— Ouais... Vous, vous êtes Aïna, l'alchimiste, non ? Enchanté de vous rencontrer. Jilom de Karwan.
— Aïna Tratchi Kirij, ravie de vous rencontrer.
Loc se retient de faire un commentaire sur les manières de l'apprenti qui restent à géométrie variable. Il se contente de s'installer à la grande table de Dim. L'intérieur de la maison est aussi chaleureux que l'extérieur, meublé en bois clair délicament sculpté, et aucun sort ne semble à l'oeuvre pour agrandir artificiellement les lieux. Dim lui-même les rejoint et les salue chaleureusement tout en s'installant en bout de table, laissant Jilom assurer le service. Une place est laissée libre de toute chaise à la gauche du nécromancien, et Loc repense fugitivement à la "chose" qui selon Merrohé l'accompagne partout. Lui ne voit rien, mais avec les praticiens de la magie ça ne veut rien dire.
— Alors, demande-t-il, vous vouliez nous parler de quelqu'un qui pourrait nous être utile, c'est bien ça ?
— Oui. Vous connaissez déjà Jilom...
— Il nous a sauvé la vie, ça ne s'oublie pas.
— Et c'est réciproque, si j'en crois votre récit.
— Mon récit ?
— Isadora m'a permis de lire les... Comment est-ce que vous appelez ça, les rapports spéciaux que vous lui envoyez ? Ceux qui sont très littéraires.
— Mes chroniques, vous voulez dire ? Vous les avez lues ?
— Bien sûr. J'ai aussi longuement parlé à Jilom pour savoir ce qui s'était passé, mais votre vision d'initié à la magie était très intéressante. Très original.
— D'initié ?
— C'est ainsi qu'on appelle les non-praticiens qui acquièrent des connaissances sur le fonctionnement de notre art. Vous vous imaginez le fonctionnement de quelque chose que nous ressentons dans nos êtres et nos âmes. Ce qui vous permet de réfléchir différemment. Vous aussi, Ijja. Vous avez accepté sans mal une potion pour parvenir à traquer ces elfes, vous les avez combattus par la force et par l'esprit... Vous êtes vous aussi une initiée, et vos réactions sont très différentes de ce qu'un sorcier aurait tenté.
— Sans doute, répond Ijja. J'étais à moitié terrifiée, à moitié folle de rage, je ne pouvais pas croire ce qui venait de ma propre tête et Jilom me plongeait régulièrement dans ses ombres, ce qui est aussi agréable qu'un bain glacé sur une gueule de bois. S'il y a une chose que j'ai retenue de mon "initiation" à la magie, c'est que je déteste. Sans vouloir vous offenser.
— Pas du tout, je comprends tout à fait ce sentiment. Mais si vous devez à nouveau l'affronter, plus vous en saurez, plus vous aurez de moyens d'y faire face, n'est-ce pas ?
— Je compte sur Aïna pour ce genre de chose. Mais oui, mon rôle est de protéger Kenjara en général et ces deux têtes brûlées en particulier, et je me battrai avec tout ce que je peux, quel que soi l'ennemi.
Aïna rétorque :
— Sans vouloir t'offenser, je ne suis pas sûre que le qualificatif de "tête brûlée" me concerne. Ce serait plutôt Loc qu'il faut surveiller.
— Tu es plus raisonnable que lui, mais lorsque tu as une idée en tête, tu es tout aussi capable de prendre des risques que lui, et je sais très bien que face à un mage tu serais du genre à dire "c'est moi la spécialiste en magie, c'est moi qui vais l'affronter", avec tes cinquante kilos tout mouillés.
— Je ne fais pas...
— Ce que je veux dire, c'est que tu n'es pas la manieuse d'armes de l'équipe. C'est mon boulot d'être devant avec l'épée, même face à ce genre de danger.
— Tu es donc d'accord avec notre hôte. Être initiée, même un peu, est important pour toi. Je pense que c'est important pour tous les membres de l'équipe, d'ailleurs. Je tente d'assurer cette tâche d'initiation, mais étant alchimiste je ne suis moi-même pas au fait de tous les secrets des praticiens de l'art...
— Bien entendu, réponds Dim. Mais peut-être qu'un sorcier ou un mage serait utile dans vos rangs ?
Loc lui fait un grand sourire. Évidemment, c'est la proposition qu'ils attendent depuis qu'ils ont reçu l'invitation du sorcier. Même s'ils n'auraient jamais imaginé que Jilom entrerait dans l'équation. Il répond :
— Évidemment, nous aurions tout à gagner à intégrer quelqu'un comme ça. La difficulté est plutôt dans l'autre sens : pourquoi un sorcier ou un mage voudrait s'intéresser à quelque chose d'aussi bassement matériel que les enquêtes criminelles ?
— Dans le cas qui nous intéresse, pour parfaire son apprentissage. C'est mon idée et je sais qu'elle n'est pas conventionnelle, mais en lisant vos récits je me suis dit que ce n'était pas le genre de choses qui pouvait vous arrêter. Et vous n'avez eu aucun mal à travailler avec Jilom, tous les deux, en dépit de votre manque de connaissances et surtout de contrôle sur ce qui pouvait arriver. Ni lui ni ses ombres ne vous ont fait peur, vous l'avez soupçonné, interrogé, avant de lui faire confiance et de combattre à ses côtés. J'ai même cru comprendre qu'Ijja l'impressionnait un peu.
— Pas du tout ! s'exclame l'apprenti embarrassé.
Les trois autres ne peuvent retenir un rire. Jilom replonge le nez vers sa tasse, tout en marmonnant pour lui-même dans une langue que même Loc ne parvient pas à identifier.
— Quoi qu'il en soit, reprend Dim, je pense que c'est important pour lui de commencer à travailler à l'extérieur et de rencontrer de nouvelles personnes, mais je ne veux pas qu'il commence à faire peur aux gens. Il a été amnistié en entrant à Kenjara, mais aux yeux des mages il doit rester sous surveillance jusqu'à ce qu'il devienne un mage à part entière, il faut qu'il reste sous l'autorité de quelqu'un qui puisse le cadrer.
Aïna demande :
— Comment est-ce qu'il peut terminer son apprentissage sous l'autorité de quelqu'un d'autre qu'un mage ? Je ne comprends même pas comment il a pu devenir votre apprenti à vous. Vos magies n'ont rien en commun !
— Si on ne considère que la magie du néant, Jilom est déjà un mage accompli. Il sait également utiliser les livres et les ingrédients pour créer des sorts et des potions qui ne relèvent pas de sa magie innée. J'ai commencé à lui enseigner la nécromancie, et il connait déjà la démonologie. Tout ce qui lui manque pour quitter son statut d'apprenti, c'est d'être jugé digne de confiance par les autres mages. Je suis certain qu'il peut l'être.
— Comment est-ce qu'ils vont estimer ça ? demande Loc.
— C'est une très ancienne épreuve, mise en place par les mages en même temps que les préceptes de leur ordre, pour éviter les catastrophes des âges sombres. Évidemment, un apprenti peut refuser l'épreuve et fuir sans jamais recevoir l'approbation de l'Ordre. Pour Jilom, ce serait extrêmement facile. Mais à quoi bon fuir toute sa vie ?
— C'est quoi, comme épreuve ?
— C'est un secret de mage, répond Jilom. Je l'ai déjà passée lors de mon premier... jugement. J'en suis sorti vivant, c'est déjà ça, mais sans le sceau, donc je dois rester apprenti avant de la retenter. Je veux passer l'épreuve et devenir un mage à part entière, mais je ne suis pas encore prêt.
— Vivant ? répète Ijja. Ceux qui échouent peuvent mourir ?
— Bien sûr. L'Ordre est responsable des agissements des mages. Si l'un d'entre eux est maléfique, il doit mourir, soit par l'épreuve, soit traqué par les autres. C'est comme ça que mon... mon premier maître a... enfin peu importe. Vous voyez bien.
—Donc, demande Loc, vous voudriez qu'il vienne travailler avec nous. Aux enquêtes criminelles. Vous êtes sûr que ça va l'aider pour cette espèce de test de maléficience ? J'ai peur qu'au contraire ce soit parfois dur de garder foi en l'humanité.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro