Engagement - 5
Aïna hésite.
‒ Je peux te parler franchement ?
‒ Bien sûr. On est amis, non ?
‒ Oh... je... on est en bonne voie pour l'être, je suppose... Mais... Enfin...
‒ Pardon, je suis allé trop vite pour toi ? En tous cas, bien sûr, que tu acceptes ou pas il faut que je sache exactement ce que tu en penses !
‒ Oui... En fait ce qui me gênerait c'est... comment dire...
Depuis quelques vingt-deux ans qu'elle vit avec, Aïna n'a jamais compris pourquoi sa timidité est si étouffante sur certains sujets alors qu'elle la laisse à peu près tranquille sur d'autres.
A cet instant, ce n'est pas d'imaginer son futur travail à fouiner dans la vie des gens et inspecter des cadavres qui la gêne. C'est ce que ses parents en diront. Et ce que Loc Reyis dira en voyant que ce que ses parents en diront la gêne. Et ce qu'elle-même pensera en entendant Loc qui jugera. Et...
Assez, se dit-elle. Rien de tout ça n'a la moindre importance, à part celle que je lui donne. Mère et Père seront choqués, puis ils se feront à l'idée, comme lorsque j'ai voulu devenir alchimiste. Et Loc sera surpris de voir que je suis encore sous la coupe de mes parents, et il s'y fera aussi. C'est tout. On apprend sans arrêt de nouvelles choses dans la vie et on s'y habitue. Ça ne sert à rien d'essayer de cacher tout ce qui ne cadre pas avec l'idée qu'on a des idées des autres sur soi. C'est trop compliqué et ça ne sert à rien. Alors j'arrête, point final.
Elle prend une longue inspiration. Une chose appréciable, avec Loc, c'est que lorsqu'elle s'embrouille tellement dans ses propres pensées qu'elle n'arrive plus à parler, il se tait et attend qu'elle ait mis les choses au clair avec elle-même.
‒ Bien," lâche-t-elle, " j'avoue que ta proposition me semble absolument parfaite pour moi. Mon seul souci, c'est qu'elle ne plaira pas du tout à mes parents. Et oui, je vis encore chez eux, et même si j'arrive à les convaincre de me laisser trouver mon propre logement alors que je ne suis pas mariée, ils seront sans arrêt en train de se mêler de tout pour veiller sur moi. Je vais leur dire de ne pas le faire. Mais ils le feront quand même. Et j'ai trois frères ainés qui vont aussi, sans le moindre doute, se mêler de ce qui ne les regarde pas. Et deux petites sœurs, qui se limiteront sans doute à des gloussements à chaque fois que tu t'approcheras à moins d'un mètre de moi, qui sont tout de même assez pénibles.
‒ Ouah, ça fait une sacré famille... Pourquoi est-ce qu'ils voudraient veiller sur toi ? Tu es une adulte et tu es alchimiste, tu peux te débrouiller toute seule, non ?
‒ En réalité, comparé à l'éducation qu'on nous a donnée quand on était petits, on a une liberté incroyable ici à Kenjara. Nous sommes de bonne famille... Enfin, c'est comme ça qu'on disait à Yerth ar Tonn, mon pays d'origine. C'est surtout une façon de dire que nous étions riches et que nous n'avions pas besoin de travailler pour le rester. Notre rôle dans la société était d'être une élite, d'avoir une éducation très raffinée et développée dans de nombreux domaines, pour ensuite donner naissance à la génération suivante de l'élite qui serait tout aussi raffinée. Adultes, les hommes s'occupent aussi de politique, tandis que les femmes développent les domaines artistiques. Ça aurait dû être l'ambition ultime de ma vie, me marier avec un bon parti et tenir un salon mondain extrêmement distingué. A Yerth, tu peux être sûr que je n'aurai jamais été autorisée à mettre le pied dehors sans chaperon, et je ne parle même pas de partir en mission seule avec un homme !
‒ Je vois d'où vient le décalage, effectivement... Tes parents sont plus souples, mais il ne faut pas trop leur en demander.
‒ Exactement !
‒ Mais pourquoi vous êtes venus ici, si vous étiez si riches ?
‒ On n'était pas juste riches. On était nobles et cultivés. Ce qui fait que le seul sens que pouvait avoir nos existences oisives était de porter des valeurs importantes. Et quand la politique a fait des siennes et que notre roi a été convaincu d'attaquer Kenjara et d'envoyer des milliers et des milliers de jeunes gens de notre peuple mourir pour tuer un seul dragon, nous ne pouvions que nous y opposer farouchement.
» C'était de notre devoir. Du devoir de mon père et de nos frères, surtout, puisque nous les femmes n'avions pas vraiment à nous en mêler, mais nous les soutenions absolument. Enfin, j'étais encore assez petite et je suivais tout ça comme un grand combat romantique, avec mon père dans le rôle du héros qui luttait pour la justice ! La meilleure période de ma vie, en y repensant.
» Et après ça a été la déchéance. La disgrâce. Mon père a contrarié trop de gens puissants, ses propres amis puissants l'ont lâché ou ont été discrédités également. Il a été mis en prison, avec mon frère ainé. Ma mère n'a pas renoncé, elle a repris le flambeau et a fait tout ce qu'elle a pu pour qu'il soit libéré. Au bout de deux ans, elle a réussi à obtenir un exil. On n'a pas hésité longtemps sur la destination. Kenjara était censée être l'ennemie de notre pays, mais nous défendions la paix depuis si longtemps ! Et elle nous faisait rêver.
» Bien sûr nous n'y serions pas allés spontanément, car vivre à Kenjara aurait réduit à néant tous nos privilèges, mais l'idée même du pays libre nous fascinait. Et nous pourrions voir des dragons, et participer à la création d'un nouveau pays ! Et ça nous semblait absolument naturel d'y aller pour y jouer un rôle important. Comme je te l'ai dit, nous étions reconnus comme étant de bonne famille. Sous-entendu : naturellement supérieure.
» Bon, tu connais le pays aussi bien que moi, donc je te laisse imaginer le choc au moment de l'installation. Se dire qu'on n'aura plus de statut et donc qu'il faudra travailler pour vivre, c'est une chose. S'apercevoir qu'on n'a plus de statut et que la parole de n'importe qui vaut autant que la nôtre, s'en est une autre. Mon père et mes frères étaient tout prêts à donner des ordres, ça je peux te le garantir, mais les kenjariens n'étaient absolument pas prêts à y obéir !
» Au final, ils se sont habituées aux façons de faire locales, et comme ils parlaient de nombreuses langues et avaient de bonnes connaissances, ils ont vite intégré la bureaucratie militaire, et aujourd'hui ils voudraient mettre en place celle de l'Alliance dans son ensemble. Quelque chose de bien organisé et hiérarchisé. Alors que pour l'instant, on fonctionne avec le système des Libellules. Et j'ai beau les prévenir qu'ils vont avoir de sérieuses désillusions, ils n'en démordent pas... Donc j'ai arrêté d'user ma salive pour rien et j'attends qu'ils s'en rendent compte tous seuls.
» De mon coté, je suis arrivée ici quand j'avais quinze ans. J'avais passé deux années à être la plus sage possible, une véritable tapisserie, histoire qu'à défaut d'aider au moins je ne dérange pas ma mère qui était accablée de soucis.
» Et enfin nous étions tous réunis et nous partions à l'aventure, dans le pays de la liberté. J'étais prête à devenir moi-même une héroïne et à défendre la justice ! Surtout en sachant qu'à Kenjara, les femmes aussi se battaient. Je te dis ça pour que tu situe un peu la condescendance avec laquelle j'ai été élevée en tant que demoiselle bien née, mais dans ma tête, c'était très simple : si une paysanne pouvait devenir soldate, je pouvais aussi.
» Et donc j'ai annoncé à mes parents encore déstabilisés par le changement de pays que je voulais devenir soldate. Je crois qu'à partir de cette seconde, ils n'ont plus jamais eu vraiment confiance en mon jugement.
» De mon coté, j'étais furieuse qu'ils refusent. Je les ai traités d'hypocrites, surtout que mon père et mes frères n'étaient jamais allé sur le front eux-mêmes, alors qu'ils avaient juré tout autant que moi de défendre Kenjara lorsqu'ils y avaient émigrés ! Et puisque la loi m'y autorisait, je suis allée me porter volontaire sans attendre leur permission.
» Bien sûr, je n'avais très clairement pas les capacités physiques pour être efficace au combat et personne n'a pensé à m'y envoyer. Puisque je parlais et j'écrivais plusieurs langues, j'ai fait parti des traducteurs, ce qui était assez indispensable au milieu de toutes les ethnies qu'on avait enrôlées. Et quelques mois plus tard, les alchimistes ont eu besoin de recruter de nombreux apprentis pour fabriquer en masse des explosifs. Cette arme a beau avoir des défauts, elle nous assurait quand même un avantage tactique dont nous avions bien besoin...
» Ils cherchaient idéalement des jeunes gens avec de bonnes connaissances en mathématique, capables de lire et d'écrire le galliréen et de peindre des glyphes avec une main sûre. Bref, l'éducation d'une distinguée demoiselle de Yerth semblait taillée sur mesure pour devenir tâcheron des alchimistes.
» Au final ça m'a vraiment plu. Pas de faire des armes, mais tout l'apprentissage de l'alchimie, c'était passionnant. Et même s'ils avaient beaucoup d'apprentis, peu d'entre eux avaient le niveau pour écrire une œuvre et devenir alchimistes eux-mêmes. J'ai décidé que ce serait mon métier. Il faut dire qu'entre temps, j'avais discuté avec assez de soldats pour me faire passer l'envie d'être une héroïne. Aider, même un peu, selon mes quelques capacités, me semblait déjà très bien. Et la suite, tu la connais...
‒ Et bien, tu as un sacré parcours ! Du coup tes parents t'en ont voulu ?
‒ Pendant les premiers mois, je n'ai pas osé les recontacter. Du coup, dès que je leur ai écrit, ils étaient tellement soulagés que j'aille bien qu'ils m'ont tout pardonné ! Et mon apprentissage de l'alchimie leur a paru convenable. C'était suffisamment érudit à leurs yeux, comme métier. Ce qui ne les a pas empêché de rencontrer mon maitre, et de vérifier que notre atelier était correct, et... Rrah, rien que d'y penser, ça me rend folle à nouveau. Ils se sont mêlés de tout, et il a fallu que mon maitre leur interdise de venir me voir plus d'une fois par mois pour qu'ils nous laissent travailler tranquillement. Inutile de te dire que les autres apprentis se moquaient de moi. Et toi aussi, avoue, ça te faire rire !
‒ Oh oui, beaucoup ! Franchement, imaginer des nobles yerthiens venir vérifier que je suis assez sérieux pour me confier leur fille, et tomber sur le bazar de paperasses entassées dans un coin de ma chambre, que je tente de transformer en bureau digne de ce nom... C'est juste grandiose !
A cette image, Aïna ne peut s'empêcher d'éclater de rire aussi. Sans aucun doute, la philosophie et les manières de Loc Reyis risquaient de provoquer un sacré choc des cultures. Ses parents se sont peu à peu habitués aux kenjariens, mais toujours avec une distance un peu méfiante, les considérant capables de tout et surtout du plus absurde sans prévenir.
Ils admettent que la loi et les mœurs autorisent leur fille à vivre comme elle l'entend et la laissent donc aller et venir, tout en tentant de la protéger de ses propres mauvaises décisions par leurs mille et un conseils.
Ils sont eux aussi, comme tout le monde dans ce pays, en phase d'adaptation, et c'est difficile. Aïna en est consciente et ça lui fait éprouver encore plus tendresse à leur égard. Elle sait qu'ils essayent de faire au mieux. Et toute cette affection n'est pas de trop pour se retenir de les étrangler lorsqu'ils dépassent très, très largement les bornes.
‒ Alors," dit-elle une fois un peu calmée, "est-ce que malgré ces encombrants handicaps j'aurais ma place au Bureau des Enquêtes Criminelles ?
‒ Totalement. Pour ma part, je dois te prévenir que je suis un ancien voleur et arnaqueur. Si ça ne gêne pas ta seigneurie, je persiste à penser qu'on forme une bonne équipe.
‒ Ne m'appelle plus jamais seigneurie, et ça devrait bien se passer."
Riant encore, les deux nouveaux collègues se serrent la main pour conclure leur accord.
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