Engagement 4
Loc et Aïna n'ont donc plus qu'à se trouver une place et attendre comme les autres le départ d'Isadora. Un peu déçue par elle-même - comme trop souvent - Aïna lui demande :
" Alors, qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?
‒ La même chose. Pour l'instant, tout est sans dessus dessous avec le traité de paix, et dans les mois à venir ça risque de ne pas s'arranger avec le retour au civil d'autant de militaires. Mais au moins, Isadora a été très claire sur un point : c'est moi qui dois me débrouiller pour développer le bureau d'enquêtes. Donc je vais surtout faire connaitre son existence à un maximum de monde dans les quartiers généraux. Quand ça tournera bien et qu'on me renverra plus d'enquêtes que je ne pourrais en résoudre, je pourrai faire embaucher du monde et développer le bureau. En tous cas, c'est ça le plan.
‒ Mettre en place la police. Sur tout Kenjara. A toi tout seul.
‒ Je ne vais pas rester seul longtemps, je viens de t'expliquer. C'est peu long parce que c'est difficile à organiser en même temps que tout le reste, mais ça va se faire.
‒ Je vois. Déjà, il faut que tu embauches quelqu'un de costaud, qui sait se battre. Ça nous a vraiment manqué à Reynard.
‒ Je sais. J'aurai tellement aimé qu'Uchen y soit... J'ai encore tenté de le débaucher, d'ailleurs. Mais pas moyen. Pas moyen non plus de savoir ce qu'il bricole avec Chance et les autres dragons, mais apparemment ce n'est absolument pas le moment pour lui d'aller voir ailleurs. Tout ce qu'il peut me dire, c'est que quelque chose se prépare. Il dit que ça devrait bien se passer, quelque soit ce "ça", mais que si "ça" échoue, ce serait assez grave.
‒ Quelque chose qui concernerait les dragons et qui serait assez grave ? Ce n'est pas une façon détournée de dire "vous pouvez commencer à paniquer" ?
‒ L'Alliance y travaille en priorité absolu, je crois qu'en coulisse cette affaire là a même pris le pas sur le traité de paix, donc on peut se détendre un peu. Pour nous, la seule chose qui change, c'est que l'organisation de quoi que ce soit est très, très compliquée. Même si je pense qu'on va avoir pas mal de bénévolat de la part des civils. Ils ont déjà donné beaucoup pour l'effort de guerre, maintenant les gens sont prêts à mettre la main à la pâte pour la construction réelle du pays. Regarde-les. Tu sens cette énergie ? On va pouvoir faire de grandes choses avec ça !
Aïna ne répond pas mais trahi sa pensée par une petite grimace, un tic nerveux dont elle n'a pas conscience et qui revient souvent lorsqu'elle se retient de dire ce qu'elle a sur le cœur. A ses yeux, cette foule immense, pleine de rêves, de force et de courage, est sans doute un bon moteur dans l'avancée de Kenjara. Mais si personne ne les dirige efficacement, ça ne donnera qu'un bazar monumental qui n'aboutira nulle part. Non, elle est loin de partager l'optimisme de Loc Reyis.
Et pourtant elle y participera. Elle est kenjarienne et érudite, l'idée de rester cloitrée chez ses parents au lieu de travailler dur avec tout le monde à la véritable naissance de ce pays est tout simplement aberrante.
‒ Tiens, " ajoute Loc en lui tendant un rouleau de parchemin, "j'ai écrit notre aventure à Reynard. Tu veux lire mon texte ?
‒ Mais tu n'as pas déjà donné un rapport à Dalanarama ?
‒ Si, je voulais qu'elle ait les éléments essentiels et voit ce qu'il faut diffuser, ou ce qui leur serait utile pour ouvrir la discussion avec les tzérans. Là, c'est différent, je l'ai écrit de façon à retracer pas à pas ce qui s'est passé, ce que je cherchais, ce que j'ai pensé, où je me suis trompé et pourquoi, comment on a rattrapé le coup... C'est un peu plus comme un récit autobiographique.
‒ Pourquoi faire ? Tu écris déjà tes mémoires ?
‒ En fait, le premier je l'avais écris surtout pour me vanter auprès d'Isadora, histoire qu'elle m'engage comme policier. Elle m'a dit que c'était très agréable à lire. Par contre, l'affaire était assez politique et on ne pouvait pas le diffuser comme un récit de fiction, puisque ce n'en était pas, les gens auraient du mal à comprendre et ne se seraient pas sentis très rassurés de voir à quel point on est passé près de la catastrophe... Donc, je ne peux pas avoir de lecteurs, à part ceux qui sont de toute façon impliqués dans les faits.
‒ Je vois pour le premier, mais celui-là ?
‒ Je me suis dit que ça ne serait pas mal de continuer. Evidemment, l'écrire de cette façon montre au grand jour toutes nos maladresses, nos erreurs, nos coups de chance, donc ce n'est pas adapté au public d'aujourd'hui. Mais un jour, ça intéressa les gens de savoir comment ça s'est passé, comment la police de ce pays est née, pourquoi on a commencé à s'organiser de telle manière et pas de telle autre, pourquoi face à cette situation on a eu ce problème et quelle solution on a imaginé pour ne plus y faire face, etc... Je ne suis pas assez érudit pour rédiger tout ce qui se passe à Kenjara en ce moment, c'est bien trop vaste et trop rapide, mais la naissance de mon bureau sera bien documentée. Et j'aime bien le fait que ma vie soit un récit d'aventure.
Aïna l'approuve de la tête, assez abasourdie par l'ampleur du projet, et en même temps séduite par l'idée. Oui, rien ici à Kenjara n'est ordinaire, les gestes les plus simples de la vie sont compliqués et les tâches les plus impossibles sont résolues en un tournemain ; la hiérarchie de la société, qui partout ailleurs est considérée comme l'expression de l'ordre naturel des choses, est en permanente évolution et chacun peut se retrouver au sommet un jour pour être oublié le suivant.
L'alchimiste trouve assez arrogante l'idée qu'on puisse s'exprimer sur le pays alors qu'on n'en maîtrise aucun tenant et aboutissant, mais laisser un témoignage, s'il est honnête et détaillé, peut permettre plus tard d'élaborer une vue d'ensemble. Une noble tâche.
Elle accepte le parchemin et promet à l'enquêteur de le parcourir très bientôt. Son éducation l'a davantage sensibilisée au genre noble de la poésie plutôt qu'au genre populaire du récit, surtout d'aventure, et elle est assez curieuse de voir ce que ça donne. Sans compter qu'elle est dedans. Elle espère ne pas y apparaitre trop ridicule.
‒ Et maintenant," demande Loc, "qu'est-ce que tu vas faire ?
‒ Présenter mon œuvre pour devenir pleinement alchimiste et m'inscrire à la Guilde. Ensuite, je chercherai du travail.
‒ Quel genre ? La recherche sur la nature de la magie ?
Aïna éclate de rire.
‒ Bien sûr que non ! Bon sang, tu me vois lancer à la Guilde "je suis tout juste reconnue au grade de compagnon alchimiste mais vous allez me payer pour faire de la recherche fondamentale !" ?
‒ Pourquoi pas ?
‒ Parce que ça ne fonctionne pas du tout comme ça ! Seuls les plus grands érudits peuvent faire ça, enfin, j'en ai encore pour des années d'études avant de pouvoir seulement aborder le sujet !
‒ Alors tu vas étudier ?
‒ Je suis alchimiste. J'étudierai toute ma vie, ça fait partie de mon travail. Mais il faut que l'autre partie me rapporte de quoi vivre.
‒ Logique. Du coup, tu cherches dans quel domaine ? Tu insistes avec les Libellules ?
‒ Non. Non, il faut bien que je renonce. Enfin, je pourrai peut-être retenter dans quelques années, quand j'aurai mûrie et que j'aurai plus d'assurance. Et que j'arrêterai de rougir à tout bout de champ. Pour l'instant, si j'arrive à trouver quelque chose où je ne sois pas enfermée toute la journée dans un laboratoire, ça sera déjà bien. J'ai envie de faire des choses qui ont un sens, qui servent à quelqu'un. Mais je n'ai pas envie de me mettre à mon compte comme une boutiquière.
‒ Et il n'y aurait pas quelqu'un autour de toi qui aurait grandement intérêt à embaucher une alchimiste ? Qui trouverait, par exemple, que c'est très utile dans une équipe d'avoir quelqu'un qui connait la magie et qui sait garder la tête froide en cas de stress ?
‒ Pas que je sache.
‒ Que... non mais sérieusement, tu m'as écouté tout à l'heure ? J'embauche, je te rappelle !
‒ Hein ? Moi tu m'embaucherais ?
‒ Bien sûr ! Je vais avoir besoin d'une spécialiste si je croise un crime qui touche à la magie, et pour les enquêtes ordinaires une alchimiste peut rendre des milliers de services ! Tu sais analyser la matière ! Faire de choses qui réagissent à des émotions ! Il y a tellement de trucs utiles que tu pourrais inventer et qui me faciliteraient la vie !
‒ Mais je... mais tu es sensé développer une police. Ton chef sera d'accord pour embaucher une alchimiste ? Normalement, ça n'a rien à voir !
‒ Je suis directement sous l'autorité d'Isadora. Et pour les embauches, on n'est pas rentré dans les détails, mais elle me fait confiance, et quand elle aura lu le récit de notre dernière enquête, je suis sûr qu'elle te fera confiance aussi.
‒ Tu n'étais pas censé recruter quelqu'un de costaud, pour commencer ? Et d'attendre d'avoir trop d'enquêtes pour toi tout seul ?
‒ Je recrute les meilleurs, à condition d'arriver à les convaincre avant qu'ils soient engagés ailleurs, donc pas question de te laisser partir ! Et pour les enquêtes, elles vont arriver bien assez vite pour nous occuper tous les deux, j'en suis sûr. D'ailleurs, je pense que c'est bien d'être à deux sur le même cas, on réfléchit mieux et c'est plus facile pour moi d'inspirer confiance aux gens quand tu es en train de les malmener de l'autre coté. Et en attendant, on va avoir plein de choses à planifier ! A commencer par cette amulette de détection de mensonge dont tu m'as parlé, ça devrait être le matériel de base d'un enquêteur !
‒ Doucement, une amulette est un artefact à usage limité, c'est très long à fabriquer et à recharger, donc on ne peut pas l'utiliser à tort et à travers.
‒ Ça reste génial. Il nous en faut absolument une ! Et...
‒ Du coup, je ferai parti de l'Alliance moi aussi ?
‒ Bien sûr, les enquêtes criminelles font parti de l'Alliance ! Enfin, pour l'instant. Après, je suis au premier échelon et tu commenceras au même niveau, et je n'ai pas vraiment discuté des possibilités d'avancement avec Isadora, mais ça devrait pouvoir se négocier.
‒ Tu serais mon chef, même si on a le même grade ?
‒ En même temps, je suis dans le métier depuis trois semaines et deux enquêtes, donc je n'ai pas vraiment de légitimité à te donner des ordres... On peut se répartir la chefferie. Ton avis est dominant sur les affaires magiques, le mien est dominant sur les cas non-magiques.
‒ Je... c'est... C'est complètement improvisé, en fait, ce bureau...
‒ J'avoue, je navigue à l'instinct depuis le début. Mais je fais bien mon travail et j'ai l'intention de faire de ce bureau la base de quelque chose de très grand. Alors, est-ce que tu veux faire partie de l'aventure ?
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