Engagement - 2
Sans se poser de question, le jeune homme lui emboite le pas. Isadora n'a pas de demeure officielle et loge à droite et à gauche, se déplaçant selon les besoins. Elle trouve toujours un kenjarien pour lui ouvrir sa porte et lui préparer un repas, des services qu'elle paye scrupuleusement. Un jour, elle devra organiser une collecte d'impôts pour que le système fonctionne, mais pour l'instant elle vit grâce aux prises de guerre et aux dons des dragons.
Depuis une semaine elle habite dans une tour de guet. Une fois dehors, malgré le vent mordant, Isadora et son invité apprécient la balade : la vue est magnifique. Loc Reyis se détend un peu. L'importance de sa tâche l'a un peu effrayé – et a réveillé au fond de lui les voix criant qu'il est indigne – mais il se sent prêt. Il a réussi une mission bien plus importante que cela en deux jours à peine, il n'y a pas de raison qu'il ne puisse pas mener celle-ci à bien. En réalité, il ne lui reste qu'une réserve à émettre :
‒ Est-ce que mon passé peut poser problème ?
‒ C'est à dire ?
‒ Jamais je ne me serais imaginé en inspecteur. Ce n'est pas... on risque de me trouver... inadapté, pour ce rôle. Si on découvre d'où je viens et ce que j'ai fait.
‒ Je ne sais pas. Viens. On va s'asseoir un peu plus loin, à l'abri du vent, et tu me raconteras ton histoire. Ensuite, je te dirais si elle pose problème ou pas.
‒ Vraiment ? Mais... Vous... tu es sûre d'avoir le temps de...
‒ Le temps ? Non, pas du tout. La coalition a reculé, il faut qu'on fortifie nos positions d'urgence. Et l'hiver approche, nos provisions s'épuisent à vu d'œil, et si on veut éviter une famine il faut qu'on trouve un moyen de s'approvisionner malgré le blocus de nos frontières ; on a de l'or, mais les contrebandiers habituels risquent de faire grise mine devant une commande en tonnes de blé. Les dragons craignent une attaque magique de la part de je ne sais qui, je ne sais quand, ce qui concrètement veut dire qu'on va avoir un paquet de dragons sur les nerfs pendant une période indéterminée, et les dieux nous préservent des dragons sur les nerfs. Sans oublier que j'ai un fils, dont je dois m'occuper de temps en temps, et même des amis que j'aimerai voir. Je pourrais aller jusqu'à citer l'excellent vin qu'on m'a offert et que je n'ai pas encore goûté. Mais il y a des bons généraux pour notre armée, des paysans pour le blé, des dragons pour les dragons, et mon fils est probablement en train de se couvrir de boue puisqu'il est parti jouer au ballon et que la boue semble étroitement liée au plaisir du jeu, hélas. La vue est belle et j'ai trouvé une pierre confortable. Je suis fin prête pour entendre une histoire, surtout si elle est bonne.
Bonne ? Loc Reyis n'en est pas du tout certain. Mais c'est son histoire, et il est heureux qu'Isadora l'entende. Uchen avait raison : quand on commence à la connaitre, difficile de ne pas lui faire confiance.
Par où commencer... En effleurant son moignon, la tentation est grande de commencer par là, cette blessure qui n'a cicatrisé qu'en surface et a gravé une marque profonde dans son âme. Mais non. Pour une bonne histoire, il faut d'abord planter le décor.
‒ Je suis né dans les iles du Vent, au nord. Au nord du nord, même. La plupart des gens d'ici étaient persuadés qu'il n'y a que la mer, là-bas. Ils n'ont pas totalement tort. Il y a la mer, quelques iles qui ressemblent à des postillons sur une table, des algues, des mouettes, des poissons, du vent. Beaucoup de vent. Et mon peuple d'origine, les Ok-Berenn. Ça veut dire "fils de Berenn". Le pays n'a pas vraiment de nom. Personne ne veut de ces îles, de toutes façons. Ça doit être le vent.
» Les Ok-Berenn sont des marins, mais pas des navigateurs. Leurs bateaux sont petits et ne s'éloignent pas beaucoup des côtes. Ils vivent de la pêche. Donc, ils évitent les hauts-fonds, là où on peut trouver des sirènes, des baleines, des krakens... Tous les monstres marins.
» Les Ok-Berenn sont un peuple pauvre, pacifique et pieux. Très très pieux. Ils croient en Berenn le dieu unique. Berenn le tout-puissant. Si puissant que les seuls idiots à le prier sont les Ok-Berenn, qui n'ont pas plus de deux pièces par village. Je t'assure, deux pièces, et même pas de l'or, pour tout un village. Tout fonctionne par troc et par dettes. Personne n'oublie ce qu'il doit. Certaines dettes se transmettent pendant des générations avant d'être remboursées, même pour quelque chose d'aussi dérisoire qu'une voile neuve. C'est important à leurs yeux.
» Il faut dire qu'en dehors de pêcher, tenir les comptes et prier, il y a peu d'occupations. Surtout en hiver. Impossible de passer d'une île à l'autre, mais aussi d'un village à l'autre, et pendant un certain temps d'une maison à l'autre. L'hiver, là-haut, est une éternité qu'on passe à somnoler et à rêver éveillé à des jours meilleurs. Il y a beaucoup d'illuminés, soi-disant choisit par Berenn. Moi, je crois qu'il y a beaucoup de gens qui deviennent fous, tout simplement. Si j'étais resté, je serais devenu fou aussi.
» Le pire, ce sont les commères. Non, le pire ce sont les yeux ! Tout le temps, tout le temps, il y a toujours quelqu'un qui te regarde, et ce qu'une personne a vu, c'est toute l'île qui le sait, puis les autres, et on te punit, et on te fait honte, on te fait sentir que tu as mal agit et que tu devrais te punir toi-même.... Rien n'est dit, tu sais juste que les commères te regardent et chuchotent, après quoi tu ne peux plus bouger, tu es englué dans leur toile...
» Et on finit toujours par mal agir. Parce qu'on ne peut pas agir bien, pas tout le temps, c'est inhumain. Agir bien à leurs yeux, je veux dire. Il n'y a pas beaucoup de choix, dans ce qui est bien à leurs yeux.
» Moi, j'avais un peu plus de... liberté, on va dire, faute d'un meilleur mot... En quelque sorte, la laisse qui me tenait était un peu plus longue. J'étais apprenti moine. Quand je suis né, j'étais déjà assez chétif, mes parents pensaient que j'allais mourir. Quand ils ont vu que je tenais bon, mais que je ne serais pas assez costaud pour faire un marin, ils m'ont vendu au monastère. J'avais quatre ans. On ne peut pas vraiment dire que j'avais la vocation...
» D'ailleurs, parmi les moines béréniens, il n'y en avait pas beaucoup qui l'avaient, la vocation. On vivait au crochet de toutes ces familles dans la misère, qui nous suppliaient de bénir des barques trop vieilles pour tenir la mer, en espérant que quelques marins reviennent en vie... C'était horrible. Tout ça... Je n'ai même pas perdu la foi, je ne l'ai jamais eue. J'ai toujours vu cette religion comme une mascarade. Les moines venaient en aide aux plus pauvres, mais en comparaison de tout ce qu'ils prenaient, c'était de la poudre aux yeux !
» Nous, les novices, nous devions être soumis et silencieux. Tu as déjà essayé de réduire au silence absolu des gamins de deux à douze ans ? La discipline était très stricte, mais en même temps ils étaient très indulgents quand l'un d'entre nous craquait et faisait une crise de n'importe quoi. L'habitude. On finissait tous par craquer, à un moment ou à un autre.
» La seule personne véritablement humaine dont j'ai le souvenir, celui qui m'a vraiment élevé comme mon père, c'est un moine qui s'appelait Liyercos. Il dirigeait la section des copieurs, c'est pourquoi j'ai demandé à les rejoindre. J'ai appris à lire et à écrire dans plusieurs langues que je ne comprenais pas. Le sens des textes, je ne les comprenais pas non plus. Mais le monastère gagnait de l'argent grâce à nos ouvrages, et il acceptait n'importe lesquels, y compris ceux qui étaient à la gloire d'autres dieux. Hypocrite, comme tout le reste.
» A douze ans, j'ai prononcé mes vœux. La question de savoir si je le voulais ou non ne s'est pas posée. Je m'ennuyais. Je ne savais même pas de quoi rêver, mais je voulais une autre vie. N'importe laquelle, mais une autre. Un jour, j'ai réalisé que chaque jour de ma vie ressemblerait à celui-là, pour l'éternité, et j'ai craqué. J'ai fracturé la porte du bureau du père Uyar et j'ai pris tout l'argent qu'il y cachait. Une poignée de pièces en bronze et en cuivre, quelques-unes en argent, et deux en or. J'avais l'impression d'être plus riche qu'un roi. J'ai volé une barque et je me suis enfui.
» Je ne savais pas naviguer. Si des pêcheurs ne m'avaient pas trouvé sur leur route, je serais mort en mer. Ils m'ont ramené au village, puis au monastère. Ils m'ont coupé la main puis banni.
Loc Reyis regarde droit devant lui, sa main malaxant nerveusement son poignet amputé. Il refuse de croiser le regard d'Isadora. Il fait plus que lui expliquer quels méfaits il a commis et pourquoi. Il se livre corps et âme, espérant trouver ainsi le moyen de chasser les fantômes qui le hantent.
En même temps, il n'ose pas croiser son regard. L'horreur, la pitié, l'incompréhension, le dégoût, ne lui serviraient à rien. Il veut seulement expliquer et être accepté. Les sentiments que son amputation provoque, il ne les connait que trop bien.
Il prend une profonde inspiration puis continue :
‒ J'étais censé survivre en mendiant. C'est ce que j'ai fait, un moment. Le père Liyercos a soigné mon bras et m'a sans doute sauvé la vie, la gangrène est vue comme une punition de Beren dans ces îles. Il m'a aussi donné à manger et des couvertures. Mais quand l'hiver s'est approché, il m'a dit qu'il ne pourrait me cacher nulle part, et que j'allais mourir de froid si personne ne m'ouvrait sa porte. Il a négocié avec des marins qui se rendaient jusqu'au continent pour qu'ils m'emmènent. C'est ce qu'ils ont fait.
» J'ai pris un nouveau départ. Un nouveau nom. J'ai mendié. J'ai volé. J'ai menti. J'ai grandi, je suis devenu plus fort, je me suis fait des amis. J'ai travaillé lorsque je l'ai pu, même si peu de monde accepte d'embaucher un gamin trop maigre avec une main en moins. J'ai été serveur, apprenti apothicaire, gérant d'un mont-de-piété, teneur de chevaux, balayeur... Un peu de tout. Ça ne m'empêchait pas de voler. Même avec une seule main, je suis devenu un bon pickpocket, un bon cambrioleur, je venais à bout de toutes les serrures et j'en étais très fier.
» Et un jour, j'ai entendu parler de Kenjara. Un pays où l'or coulait à flot, ça me paraissait idéal ! J'ai vraiment cru que je serais assez fort pour faire les poches à un dragon. Comme quoi... La naïveté ne m'a jamais vraiment quitté. Dès le premier dragon que j'ai rencontré, j'ai su que c'était une idée stupide.
» C'est vrai qu'il y a beaucoup de vols à Kenjara, mais ça ne m'est pas venu à l'idée d'utiliser mes talents sur les autres migrants. J'ai adoré l'enthousiasme qu'ils avaient tous à l'idée d'être enfin libres et de construire un pays de leurs mains. Et aussi, j'ai facilement trouvé du travail. Personne n'était choqué par ma main manquante ici, et la paie était royale lorsque j'ai accepté de travailler avec les dragons. Ils ne m'ont jamais fait peur.
» Enfin voilà. Je ne suis pas quelqu'un de mauvais, je ne pense pas. Mais j'ai trahi mes engagements, j'ai commis assez de crimes pour mériter trois fois la corde, et l'essentiel de ce que je sais sur les policiers, c'est la manière de leur échapper. Je sais que je ferais du bon travail malgré tout. Il ne reste plus qu'à savoir si tu me fais confiance.
A sa grande surprise, Isadora lui étreint l'épaule et dit d'une voix sourde :
‒ Oui, Loc Reyis, tu as toute ma confiance, même si ce n'est pas ton vrai nom. Tu m'as tout l'air d'être quelqu'un bourré de talent et notablement doué pour survivre dans les situations difficiles. Tu seras un atout précieux pour Kenjara, je te le garantie.
Que dire de plus ? Le jeune homme aimerait la remercier mais il est arrêté net par un spectacle épouvantable : la sorcière de l'Alliance elle-même pleure. Elle le regarde dans les yeux et dit :
‒ Et je te jure que Kenjara ne sera jamais le pays où on peut traiter un gosse comme ça. Jamais, même si je dois en crever. Et un adulte non plus.
Loc Reyis hoche gravement la tête en répondant :
‒ Je te crois."
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