Engagement - 1
Le jeune homme se tient très droit devant Isadora, dirigeante officieuse et tacticienne officielle de Kenjara. Les pieds un peu écartés, les bras dans le dos, le regard fixe, il adopte par réflexe l'attitude bien sage de moine novice qu'on lui a inculquée il y longtemps, lorsqu'il était enfant.
Isadora termine sa lecture rapidement, puis repose les pages avec un sourire.
"Tu as un vrai talent, Loc Reyis. J'avoue que je ne m'attendait pas à ce niveau, surtout si l'arcien n'est pas ta langue maternelle.
‒ Je l'ai... bien étudié.
‒ J'imagine. Quelques difficultés avec les conjugaisons du passé, mais qui n'en a pas. C'est une langue subtile, pour ne pas dire cruelle. J'ai beaucoup apprécié tous ces détails, c'est comme si j'avais pu assister à chaque scène par-dessus ton épaule. Malheureusement, ce n'est pas ce genre d'écrit que je recherche.
‒ Comment ça ?
‒ Sans doute nous sommes-nous mal compris... Lorsque je t'ai demandé d'écrire le récit de ton enquête, je ne pensais pas à faire de la littérature. Ni à expliquer à quoi ressemblent les dragons. Je voulais avoir un témoignage écrit, que je puisse faire copier et circuler dans Kenjara, afin d'informer les kenjariens. Quelque chose de simple, d'accessible par la plupart des gens, qui traite des faits. Comprends-tu ?
‒ Ah... Pardonnez-moi, je ne pensais pas...
‒ Ce n'est pas grave. Je garderai ta première version. Je te l'ai dit, elle m'a beaucoup plu. J'aimerais que tu utilises ce talent, plus tard. Nous aurons besoin de gens pour raconter Kenjara. Pour que nos descendants se souviennent. Tout est en train de se jouer maintenant. Et tous ceux qui y participent s'en vanteront pendant des années.
Loc Reyis cache sa déception en gardant un visage impassible. Il espérait autre chose de la part d'Isadora. Il a volontiers passé deux journées à écrire ce rapport, veillant à montrer à la fois sa modestie et son efficacité, pour ensuite qu'on lui confie d'autres enquêtes.
La vérité est que Loc Reyis est un fouineur, viscéralement, un trait de personnalité qu'on a tenté d'abolir chez lui à grands coups de punitions et de culpabilisation. C'était la première fois de sa vie qu'il pouvait être fier de son talent et il voudrait continuer dans cette voie. Être félicité pour l'habilité de sa plume, qu'il a acquise dans la douleur chez les stricts moines béréniens, lui fait l'effet d'une douche froide.
Isadora le regarde, une lueur de malice dans les yeux, comme si elle lisait sur son visage toutes les émotions qu'il est absolument certain de bien cacher. Puis elle éclate de rire.
C'est un rire franc et communicatif, à mille lieux du petit rire poli qu'on attendrait de la presque chef du pays presque achevé, et avant d'avoir pu lutter Loc Reyis se met à rire aussi. Isadora lui demande :
‒ Et bien, vas-y, dis-moi ce que tu as sur le coeur ! Ca ne sert à rien de jouer le noble sire qui prend sur lui dans l'adversité, je ne suis pas l'adversité et je ne mords pas, promis !
‒ Et bien, madame...
‒ Je m'appelle Isadora. Et tutoie-moi. C'est l'usage, ici.
Le jeune homme le sait. Il doit pourtant prendre son courage à deux mains pour commencer à marmonner :
‒ Isadora, si vous... si tu me le demandes, j'écrirai ce que tu voudras, mais... moi, ce que j'aimerais... ce que j'espérais... Enfin, si au besoin, l'Alliance doit faire face à ce genre de situation... Enfin, pas une comme ça, je sais à quel point c'est exceptionnel, et heureusement, mais... si tu pouvais... comme je me suis bien débrouillé... penser à moi...
Le murmure meurt peu à peu. Loc Reyis est rouge de honte et totalement désemparé. Une partie de sa conscience lui dit qu'il doit saisir sa chance, que l'avenir n'appartient qu'aux audacieux, surtout ici, à Kenjara, qu'il est en train de se ridiculiser au lieu de réclamer haut et fort la reconnaissance et le poste qu'il mérite – et, soupçonne-t-il, que peu de gens ont envie de réclamer à sa place.
Une autre partie, une partie enfouie en lui par des années d'éducation bérénienne, lui hurle de ne pas faire ça, de cesser immédiatement de se mettre en avant, de cesser de parler aussi familièrement à sa reine, et une femme qui plus est, même si cette femme aurait l'âge d'être sa mère, de se taire une bonne fois pour toutes et d'avoir enfin honte de s'être mêlé de ce qui ne le regardait pas, comme un bon bérénien le ferait.
Et tant qu'il y est, s'insurge la seconde voix dont le caquètement rappelle celui des commères bigotes qu'on trouve dans tous les villages de son pays d'origine, tant qu'il y est il devrait avoir honte de tout ce qu'il a fait, toutes les promesses qu'il a trahies, tous les crimes qu'il a commis, toutes les prières qu'il n'a pas dites, toutes les pensées interdites qu'il a laissées vagabonder dans son esprit, tous les rituels qu'il a reniés.
Et sa main, enfin ! Quand daignera-t-il avoir honte de sa main coupée ? Si le prêtre la lui a coupée, c'est bien pour qu'il porte sa honte sur lui, de village en village, et que jamais il n'oublie qu'il est un être indigne du grand dieu Berenn.
Au lieu de ça, comme souvent quand sa voix intérieure aborde le chapitre de la main manquante, Loc Reyis se sent embrasé d'une juste colère. Il a renié Berenn et son passé depuis longtemps. Il a craché à la face du dieu et s'est enfuit pour gagner le pays libre. La femme qui lui fait face possède une grande influence sur cette terre sans foi ni loi, et alors ? Il n'a pas à retenir ses mots, surtout si elle l'encourage. Il n'est pas indigne d'elle. Il n'est indigne de rien ni de personne.
Machinalement, il ramène les bras devant lui, effleure son moignon et prend de l'assurance. Il n'a pas mentionné son infirmité dans son rapport, pas plus que son teint pâle et ses cheveux presque blancs indiquant clairement qu'il vient des îles du Vent. A Kenjara où tous les peuples se mélangent, il ne choque pas.
Beaucoup d'esclaves en fuite portent des stigmates bien pires que les siennes, sans parler des nombreux soldats blessés. Leur point commun ? La fierté. A Kenjara, les blessures visibles ou non sont des titres de gloire. Celui qui en porte sait pourquoi il est ici, et les erreurs qu'il ne veut pas voir commettre sur cette nouvelle terre.
Bien que Loc Reyis affirme qu'il est ici pour l'or, lui aussi est venu pour la liberté. Une nouvelle main lui aurait moins plu que la joie d'être débarrassé du poids écrasant des regards réprobateurs. Et il a beau rêver parfois d'un retour au pays, couvert d'or, et surtout de la tête que feraient tous les bien-pensants adorateurs de Berenn en le voyant plus riche qu'un roi, il sait que jamais il ne rentrera. C'est ici chez lui. Et il a trouvé un rôle à accomplir qui lui va à la perfection.
‒ Je t'en prie, Isadora, laisse-moi être enquêteur ! Au nom de l'Alliance. Tout le monde écoute l'Alliance, ici ! Je sais que je ne suis pas fort comme Uchen et que je ne serais pas un bon diplomate auprès des dragons, j'ai été servant trop longtemps, mais tout le monde sait qu'il y a trop de bandits et pas assez de lois ici ! Tous ceux qui ne savent pas se défendre seuls trouvent refuge auprès de leur communauté d'origine, quitte à rester des esclaves... Ce n'est pas ça, Kenjara ! Tout le monde dit que tu vas t'en occuper ! Et bien, c'est le moment, je suis prêt à le faire pour toi ! Pour nous tous !
Sourire. Isadora ne s'offense pas de la demande, bien au contraire, et il est soulagé. Sa peur revient lorsqu'elle dit :
‒ Tu crois que je t'ai attendu pour créer une police ?
‒ Heu... non, bien sûr, mais... Ce n'est pas vraiment à ça que je pensais...
La police de Kenjara est étroitement liée à l'armée et aux milices spontanément créées dans les communautés les plus influentes. Les enquêtes qui lui sont confiées sont rarement plus complexe que "j'ai été assommé et dévalisé par un grand roux avec l'accent nekien, rattrapez-le !". Un travail important, qui nécessite une force physique que Loc Reyis n'a pas, et selon lui un peu moins de cervelle qu'il n'en a.
‒ Et bien moi si, affirme Isadora, c'est à ça que je pense. Il faut développer notre police. Une fois sur deux, leur seul travail est d'attacher un coupable déjà à moitié assommé par ses victimes, puis de l'emmener se faire juger. On manque de juges, d'ailleurs. On manque de tout. Mais il faut bien commencer quelque part et avoir quelqu'un qui sait trouver un coupable quand il n'est pas resté sagement sur les lieux du crime, ça peut aider. Surtout pour des affaires de meurtre. On a encore peu de cas plus compliqués que la traditionnelle bagarre de bar qui dégénère, mais ça arrive, et tu feras de l'excellent travail, j'en suis sûre. Je compte sur toi pour poser des bases solides et saines, le temps d'accueillir tes futurs collègues, lorsque l'occasion s'en présentera. Je ne pourrais pas te couvrir d'or régulièrement, je te propose un salaire à dix grains par mois, plus un remboursement pour tes frais. Par contre, si on tente de corrompre – et si tu fais bien ton travail, on le tentera – je t'en offre le double. Tu seras un membre de l'Alliance, pour commencer. On essayera de créer une unité spéciale plus tard. Pour le moment, ça suffira à te donner de l'autorité sur les policiers qui s'occupent davantage du terrain. Qu'en dis-tu ?
‒ Heu... et bien... ça me parait très bien. Je serais officiellement en charge de...
‒ Il faudra qu'on trouve un titre officiel, et un blason ou quelque chose de facile à reconnaitre, et oui, tu seras en charge.
‒ Mais... vous êtes sûre que...
‒ Tu. Arrête de me vouvoyer, ça me rappelle mon âge.
‒ Mais...
Voyant Loc si désemparé alors qu'il obtient ce qu'il désire, Isadora lui sourit gentiment et lui propose :
‒ Suis-moi. On va marcher un peu.
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