Just dance
« On se lève, les marmottes ! »
C'était Lola, une des gouvernantes de l'orphelinat, qui venait réveiller les enfants pour la journée des visites. Louise ne voulait pas se lever, elle savait cet évènement inutile. Du haut de ses six ans, elle venait à peine d'intégrer cet établissement censé lui donner un espoir d'être adoptée. Pourtant, c'était déjà peine perdue, les gens ne viennent chercher que de très jeunes enfants et Louise, pourtant petite, avait passé l'âge. La fillette resassait encore la mort de ses parents. Deux mois plus tôt, un incendie avait ravagé la maison familiale alors que Louise était à la danse, un hobby qui lui avait pris quand, âgée de quatre ans, elle était allée voir une représentation du Lac des cygnes. Plus elle y pensait, plus elle se disait qu'elle n'aurait jamais l'occasion de prendre la place de la danseuse si gracieuse qui parcourait la scène dans un florilège de mouvements complexes. Car si la petite avait l'étoffe d'endosser un jour ce rôle, elle ne le pourrait pas sans s'entrainer dès son plus jeune âge. Malheureusement pour Louise, le seul loisir que l'orphelinat pouvait s'offrir était l'école, dispensée dans l'unique bâtiment. La fillette relativisait néanmoins : elle serait incapable de reprendre la danse, qui l'avait empêchée de dire adieu à ses parents. Elle se disait aussi que, peut-être, ils ne seraient pas morts si elle avait été chez elle. Car ce que les policiers, qui avaient mis l'accident sur le compte d'une malheureuse cigarette restée allumée, c'est qu'aucun des défunts ne fumait. Une question trottait donc dans la tête de leur progéniture : qui avait tué ses parents et pourquoi ? Et surtout, pourquoi on lui cachait une telle chose ?
La petite fille menait donc l'enquête seule, avec pour seul avantage le fait que personne ne sache qu'elle avait appris à lire prématurément, lui laissant l'espoir d'avoir accès aux documents qu'elle cherchait plus facilement.
« Louise ! Debout ! »
Après le troisième appel de Lola, la fillette se leva enfin, lasse d'une routine dont elle ne voulait pas. Comme à chaque journée de ce genre, elle resta assise dans un coin de la salle. Ce jour-là, cinq enfants furent pris en période d'essai. Pas elle, ce qui n'était pas pour la surprendre. Lola avait bien essayé de venir la voir, de lui dire d'être plus souriante, que ça inciterait les gens à venir lui parler, mais Louise ne pouvait pas faire semblant, sa morosité était trop forte.
Trois jours plus tard, de meilleure humeur, elle essaya d'avoir l'air heureuse, émotion qu'elle n'avait pas ressentie depuis plus de deux mois. Alors qu'une femme âgée s'approchait d'elle, Louise tenta de faire impasse sur le fait qu'elle n'avait toujours pas avancé sur son enquête. Alors que ses joues devenaient douloureuses à cause de son sourire coincé, la visiteuse arriva enfin au niveau de la fillette.
- Bonjour ma petite.
- Bonjour.
- Tu m'as l'air grande pour être à l'orphelinat. Tu as quel âge ?
- Six ans.
- C'est bien comme âge six ans. Tu es ici depuis longtemps ?
- Deux mois.
- Oh je suis désolée pour toi ma chérie. Tu sais, ce sont des choses qui arrivent et c'est très triste. Mais c'est la vie pas vrai ? C'est ce qu'aurait dit mon mari. Il t'aurait adorée.
- C'est vrai ? Mais je suis trop vielle, le gens ils veulent des tous petits bébés.
- Et moi regarde comme je suis vieille. Je n'ai plus l'énergie de m'occuper d'un bébé. Tu pourrais me dire à qui on s'adresse pour prendre un enfant en période d'essai ?
Sans crier gare, Louise la prit dans ses bras. Après deux longs mois, elle retrouvait enfin de l'espoir. Elle ne pouvait pas s'empêcher de sourire, euphorique, tout en indiquant à la femme le chemin vers le bureau de la directrice. Lorsqu'on lui demanda de rester en dehors de la salle, la petite se souvint d'un conseil de Mehdi, un garçonnet qui s'était fait adopter depuis. Il avait repéré un endroit d'où on pouvait entendre ce qui se disait dans ce qu'il appelait ''le bureau de la terreur'', rapport au fait que le destin de tous les pensionnaires de l'établissement se jouait au sein de cette pièce. Alors, discrètement, Louise se glissa derrière un buisson, se pencha pour entrer dans le pan de mur abîmé par le temps et les guerres. Après s'être justifiée de cette intrusion auprès des deux enfants qui y étaient déjà réfugiés pour éviter la torture d'une autre journée des visites - et comme elle les comprenait -, elle put enfin entendre ce qui se disait entre sa future tutrice et la puissante, effrayante directrice.
" ... est arrivée il y a deux mois, elle croit avoir perdu ses parents dans un incendie accidentel causé par une cigarette de son père qui serait restée allumée mais je vous dois la vérité : c'est complètement faux. En réalité, ils ont été asphyxiés, c'était un attentat prémédité contre ses parents ... ou elle. Vous aurez été prévenue du danger. Souhaitez-vous encore vous occuper de cette enfant ? Je déduis de ce hochement de tête qu'on peut passer aux formalités. J'aurais besoin ..."
Mais Louise n'écoutait plus. Sans le savoir, la directrice venait de lui révéler une information capitale. En y réfléchissant, elle se dit qu'elle aurait préféré être prévenue qu'elle était potentiellement en danger de mort. Mais ce qui l'intéressait, ce qui la rendait heureuse, c'était que la vieille dame n'avait pourtant pas renoncé à l'accueillir. Maintenant elle devait bien se comporter jusqu'à l'adoption. Et elle devait aussi trouver le sens du mot ''asphyxiés''.
Après une longue route, Louise et Maria, car tel était le nom de la nouvelle tutrice, arrivèrent enfin chez cette dernière. La petite fille s'émerveilla de l'immense maison aux colonnes magnifique et aux gravures élaborées. Maria, qui demanda à sa nouvelle pupille de l'appeler Mamie, expliqua que son mari, un fanatique d'architecture, l'avait construite pour elle alors qu'ils étaient jeunes mariés. Il avait passé des nuits entières à travailler seul, et des journées à diriger les professionnels qu'il engageait. Une fois qu'ils eurent emménagé dans la demeure déjà magnifique, il en fit le travail de toute une vie, travaillant toujours plus l'esthétique et la pratique de son nid d'amour. Maria, émue en racontant cette histoire, ajouta en riant que cette maison était plus âgée que Louise. La fillette, elle, était impressionnée par l'investissement de cet homme qu'elle ne connaitrait jamais.
- On m'a dit que tu aimais la danse, dit Maria plus tard, pendant le dîner. Tu veux que je t'inscrive à un cours ?
Louise, hésitante, ne répondit pas. Sa tutrice, comprenant qu'elle ne saurait pas utiliser des mots pour cette question, se dirigea vers un lecteur de vinyle poussiéreux et ajusta la machine pour jouer un des morceaux qu'elle préférait écouter. La petite ne put se retenir et, comme ensorcelée, elle se leva et commença à danser. Emportée par la musique, les mouvements relativement simples qu'elle faisait étaient d'une grâce inédite. Lorsque la musique se termina et que Maria commença à applaudir, la petite, haletante, articula la phrase qui luttait pour passer la barrière de ses lèvres depuis trois longues minutes :
- Oui, inscris-moi à un cours de danse.
Deux mois plus tard.
Elle y était enfin. Louise se tenait devant l'école de danse, lieu qui deviendrait son préféré, elle le savait déjà. Depuis qu'elle avait demandé à Maria de l'inscrire, elle n'avait plus arrêté de danser dans toute la maison. Elle se plaisait vraiment dans sa nouvelle vie et commençait doucement à faire le deuil de ses parents. Elle entra dans la salle comme dans un rêve, tout était parfait. Les autres élèves étaient plus âgées qu'elle pour la plupart mais peu importait. Elle était à sa place.
A la fin du cours, Louise eut bien évidement droit à un interrogatoire dans les règles de l'art pour que Maria soit certaine que le cours s'était bien passé. L'apprentie danseuse, elle, était sur un petit nuage. Elle en était à présent sûre, la danse était sa passion, le seul sport qu'elle pouvait pratiquer pendant des heures sans être fatiguée. Oui, c'était sa vocation.
8 ans plus tard ...
Louise terminait un énième cours de danse, le sourire aux lèvres. Après de nombreuses années de danse, Maria lui avait fait intégrer une école avec un cursus spécial pour la danse. Ainsi, elle dansait presque tout l'après-midi chaque jour de cours. Tous les efforts de la danseuse accomplie qu'était devenue l'adolescente payaient enfin puisque sa professeure venait juste de lui proposer d'intégrer un prestigieux corps de ballet. Ravie de cette proposition, elle se rendit compte qu'elle était désormais très bien intégrée à sa nouvelle vie, comme si elle était née chez Maria. A propos d'elle, pourquoi était-elle tant en retard ? Le cours était terminé depuis près d'un quart d'heure ! Louise vérifia les notifications de son téléphone, peut-être a tutrice avait-elle eu un empêchement et l'adolescente devait rentrer en bus mais rien. Pas une seule notification. Elle prit donc les devants et envoya un message pour dire qu'elle rentrait en bus. Elle descendit la rue mais se stoppa net bien avant son bus. La voiture noire et les deux policiers qui en sortaient étaient un très mauvais présage. Elle ne les connaissait que trop bien. Les deux hommes en noir s'approchaient inexorablement, la fixant d'un air sévère.
- Êtes-vous bien Louise ?
- Oui.
- J'ai une mauvaise nouvelle. Montez."
La respiration de Louise se fit courte. Elle savait ce qui allait se passer. Elle savait ce qui c'était passé. Des larmes chaudes et silencieuses dévalèrent ses joues à mesure qu'elle comprenait ce qui était en train de lui arriver.
Une fois arrivés au commissariat, Louise et les deux policiers qui n'avaient toujours pas prononcé un seul mot descendirent et entrèrent dans le bâtiment gris et triste. Tel un automate, elle salua les quelques personnes qu'elle supposait attendre pour déposer plainte ou, peut-être, signaler une disparition. Au passage du petit groupe, une femme d'âge mûr se leva et s'écria avec indignation qu'elle ne comprenait pas pourquoi une gamine de cet âge passerait avant elle qui ''poireautait déjà depuis des heures''.
- Il est question de meurtre.
La femme se rassit, choquée qu'une enfant de cet âge dise ça avec autant de sang froid. Les policiers, eux, s'étaient arrêtés, ne sachant pas comment elle avait deviné. Louise expliqua alors à voix basse :
- Mamie ... Je veux dire, Maria était ma tutrice, elle m'a adopté quand j'avais six ans après la mort de mes parents.
A ces mots, les larmes se remirent à couler à flot. Les policiers, rassurés, reprirent leur route sans lui prêter attention. Ils menèrent Louise dans une salle et l'un d'eux lui fit signe de s'asseoir. Elle s'exécute, le regard vide et embué, perdue. Le deuxième homme, celui qui, obligeant son collègue à s'asseoir sur le bureau, a pris place sur le siège du chef, entame une conversation. Il tourne autour du pot, essayant d'éviter d'arriver trop vite à sa conclusion, tentant d'atténuer le choc que la nouvelle ferait sur une si jeune enfant.
- Arrêtez ce petit jeu. Je vous ai déjà dit dans le couloir que je sais ce qui s'est passé. Maintenant je veux du détail mais je vous en prie, venez-en au fait.
- Bien, votre tutrice est morte dans un incendie. L'enquête est loin d'être close mais nous avons presque complètement écarté la possibilité d'un accident. Si j'en crois le dossier, vos parents sont morts de la même manière ?
- C'est ce qu'on voudrait que je croie mais je sais qu'ils ont été asphyxiés. Je suis presque sûre que votre dossier en fait mention. Si ça ne vous dérange pas, j'aimerais désormais être au courant de tous les détails de l'enquête puisque ma vie est probablement en jeu.
- Bien sûr. Nous attendons les résultats de l'autopsie mais nous n'écartons pas la piste d'une mort par asphyxie. En attendant, pour ce qui est de votre demande, la décision ne me revient pas. Malgré tout, comme vous l'avez dit, votre vie est presque certainement en jeu, c'est pourquoi nous ne pouvons pas vous remettre à l'orphelinat mais vous éloigner de cette ville. Seriez-vous ouverte à un changement d'identité ? Un programme de protection des témoins peut-être ?
- Je ne sais pas. C'est quand même radical.
- C'est ce que nous avons pensé aussi. Le malfaiteur, s'il vous veut quelque chose, semble ne pas trop se documenter puisqu'il frappe toujours lorsque vous n'êtes pas chez vous. Nous avons donc pensé à une autre solution : vous changeriez de nom et iriez dans un internat qui vous serait offert. Pour les vacances, nous vous trouverions une auberge de jeunesse. Evidement tout est aux frais de l'Etat puisque vous en êtes désormais l'une des pupilles. Le plan sera revu avec vous plus tard pour vos seize ans, âge où vous ne dépendrez légalement plus que de vous-même. Tout ça vous convient-il mieux ?
Elle hocha la tête, sonnée. Pupille de l'Etat. C'était un bien grand mot pour dire qu'elle était seule. Elle n'avait personne sur qui se reposer. Plus maintenant. On lui attribua une chambre dans le commissariat le temps de lui trouver une nouvelle identité qui soit viable. Selon le policier, cela prendrait environ une semaine. Louise se demanda soudainement comment elle avait pu parler de la mort de Maria pendant si longtemps sans verser une larme. Elle était simplement passée en mode automate et étudiait bien la forme mais pas le fond. Toute cette histoire lui donnait simplement envie de dormir et de ne jamais se réveiller.
BIP BIP Bip ...
Louise se réveilla difficilement dans la chambre impersonnelle qu'on lui avait attribuée. C'était la deuxième nuit qu'elle y passait, et elle espérait aussi que ce soit la dernière. Elle avait tout planifié la veille, avait trouvé comment elle s'enfuirait et espionné des conversations pour connaître les heures et les lieux de garde. Elle savait qu'il était désormais temps pour elle de partir, même si elle avait très peur de se faire prendre et de sortir si tard dans la nuit. Par la fenêtre aux barreaux en acier inoxydable brillait la lune, qui devait en être à son premier croissant. C'était le seul éclairage dont disposait Louise pour s'enfuir.
Désormais bien réveillée, elle entrouvrit la porte de la minuscule chambre pour jeter un œil dans le couloir. Il n'y avait absolument personne en vue et le silence régnait en maître mais, détail inattendu, de petites LED rouges indiquaient la présence de caméras qui la trahiraient.
Tant pis, elle devait y aller, elle ne pouvait plus reculer. Louise préféra rester prudente et referma la porte délicatement, sans un bruit. Elle récupéra les quelques affaires qu'elle avait réunies la veille : quelques vêtements, des pierres et des bâtons pour attirer l'attention autre part, et un peu de nourriture qu'elle avait réussi à voler. Elle plongea sous son lit pour récupérer ses affaires de danse, son nécessaire de survie rien qu'à elle. Une fois le tout réuni dans un sac, elle avisa le conduit d'aération, seule issue possible. Seul problème, il était au plafond au-dessus du lit, hors d'atteinte pour Louise. Elle posa alors l'unique valise de vêtements qu'on lui avait accordée, dont elle ne se servirait pas, sur le meuble vissé au sol, monta dessus et dévissa la plaque de protection du conduit. Tout en posant la plaque en métal sur le matelas, elle sentit un léger courant d'air, faisant se dresser les poils de ses bras, qui n'étaient pas protégés par la chemise de nuit qu'on lui avait prêtée. L'adolescente hissa alors le peu de bagages qu'elle avait dans le tuyau en métal puis, à la force de ses bras, remerciant les années de musculation forcée pendant les cours de danse, elle s'y introduisit à son tour pour progresser contre le vent.
Elle était fin prête pour une longue nuit d'exfiltration.
Louise, après s'être donné beaucoup de mal pour progresser en silence, après avoir combattu une claustrophobie tenace, après avoir respiré un air empli de poussière pendant des heures, sortit enfin du conduit d'aération. Dans un premier temps, elle eut du mal à se repérer, non pas parce que ses yeux n'étaient pas habitués au noir, mais parce qu'elle se trouvait à l'arrière du bâtiment, endroit qu'elle ne connaissait pas le moins du monde. Elle avança donc à l'aveuglette, effrayée par le silence. Heureusement pour elle, les junkies n'étaient pas assez idiots pour s'aventurer dans la rue de la gendarmerie. Louise se dit qu'elle ferait quand même mieux de s'éloigner de cette rue au cas où une voiture reviendrait de ronde. Elle découvrit la ville sous un nouveau jour, à la lumière jaunâtre des lampadaires. Elle eut envie de danser tant ce décor semblait irréaliste de beauté et de calme. Ainsi, l'adolescente n'eut pas trop de crainte à progresser dans un milieu si poétique.
La peur se raviva cependant quand, au coin de la rue, elle aperçut les phares d'une voiture puis, à mesure que celle-ci progressait, l'inscription lumineuse sur le toit indiquant ''gendarmerie''. Louise trouva plus prudent de se cacher derrière un pan de mur non loin. Le véhicule continua sa progression, inattentif à la jeune fille soulagée qui se leva un peu trop tôt après le passage de la voiture bleue.
Louise respira un grand coup l'air frais de la rosée du matin, se rendant compte qu'il n'était pas tard mais tôt. Quelques maisons commençaient à s'allumer, leurs habitants se préparant sûrement pour une longue journée de travail. L'adolescente se cacha alors dans un ruelle vide qu'elle choisit pour son matelas délabré qui lui servirait à terminer sa nuit.
Quand Louise se réveilla, son dos la torturait de douleur et elle eut du mal à se souvenir de l'endroit où elle était. Le souvenir de la cruelle réalité la tira de sa torpeur et elle tenta de savoir quelle heure il était. Elle sortit alors de sa ruelle délabrée pour pénétrer dans un rue qui avait repris toute sa vie, perdant la poésie de la veille. Quand Louise regarda en face d'elle, un vision d'horreur s'offrit à elle : un école de danse. En y réfléchissant bien, elle en avait déjà entendu parler, l'établissement ayant un peu de renommée. Elle avait parfois souhaité y apprendre la danse rien que pour pouvoir participer à leur spectacle de fin d'année, sachant pertinemment qu'un chercheur de talent était dans le public chaque année. Elle n'en eut jamais l'occasion puisque son collège était affilié à une autre école de danse.
Louise prit peur quand elle se rendit compte qu'elle était au milieu de la route, avançant inconsciemment vers le bâtiment. Le problème était que son instinct ne voulait pas la laisser tranquille et, malgré toute la volonté, l'adolescente ne pouvait se résoudre à s'arrêter. Elle ne voulait vraiment pas entrer dans la bâtiment, elle ne pouvait pas prendre le risque d'être reconnue si la police avait mis un avis de recherche à son sujet. Mais ce mouvement était malheureusement inarrêtable.
Heureusement pour Louise, il y avait quelque chose de plus puissant que sa volonté : le passant qui la percuta de plein fouet, les faisant tomber tous les deux. Elle se releva en marmonnant quelques excuses puis tourna le dos pour s'en aller, remerciant intérieurement cette personne de l'avoir détournée de sa trajectoire. Brusquement, le piéton lui attrapa le poignet, ce qui la fit sursauter et surtout, angoisser de se faire prendre aussi vite. Elle ne pouvait décemment pas retourner dans cette gendarmerie. Pourtant, quand elle osa enfin regarder le visage de l'inconnu, cette peur s'évapora car elle reconnut une figure de son enfance. Elle fouilla dans sa mémoire, dans ces souvenirs de l'époque où elle était encore une enfant de cinq ans normal, innocente et des rêves plein la tête.
- Louise ! Ça faisait longtemps !
- Euh ... Oui, sûrement.
- Tu ne te rappelles pas de moi ?
- Bien sûr que si ! Comment pourrais-je oublier le fameux Jérémy avec sa fameuse mèche devant les yeux. Je vois que tu ne sais toujours pas te coiffer.
- Et je vois que tu n'as toujours pas compris que c'est ce qui fait mon charme. D'ailleurs, pourquoi on ne t'a plus vue depuis la maternelle ?
A l'entente de cette question, des larmes perlèrent au coin de ses yeux, dont la couleur bleue fut magnifiée par l'humidité. Elle baissa la tête et partit, comme elle le faisait à chaque fois qu'on lui posait ce genre de questions. Jérémy ne semblait pourtant pas décidé à la laisser s'en aller puisqu'il la rattrapa en quelques foulées, rappelant à Louise qu'après leurs poussées de croissance respectives, le garçon était bien plus grand qu'elle.
- Hey, Louise. Ecoute, je suis désolé, je ne voulais pas te faire de peine. Si tu ne veux pas en parler, alors le sujet est clos.
- Ne t'inquiète pas, ce n'est pas grave.
- Je suis sérieux, comment je peux me faire pardonner ?
- Pas besoin de te faire pardonner, tu l'es déjà. Je me débrouille très bien toute seule.
Louise savait qu'il n'était pas convaincu mais peu lui importait puisqu'il ne répliqua pas et la laissa s'en aller. Mais où est-ce qu'elle allait ? Elle se posa la question puis se dit que, pour ne pas paraître louche aux yeux de Jérémy qui la regardait sûrement encore, elle était censée se rendre à l'école de danse. Face à la peur qui l'envahit à cette idée, elle relativisa en se disant qu'aucun passant ne l'avait reconnue jusqu'ici. De toute façon, elle n'avait pas vraiment le choix.
- Bonjour ! s'exclama quelques minutes plus tard l'hôtesse d'accueil, une femme brune et joviale. Que puis-je faire pour toi jeune fille ?
Qu'était Louise censée lui répondre ? ''Hey salut ! J'ai pas d'argent mais j'ai besoin d'un logement pour la semaine. Partante ?''. Ce ne serait clairement pas à son avantage. L'adolescente décida d'improviser :
- Euh ... En fait, le truc c'est que ... J'adore danser. C'est ma passion. Le truc, c'est que je ne suis ici que pour une semaine alors ... Mes parents - elle faillit s'évanouir à ces mots. Mes parents ne m'ont pas donné assez d'argent, et je ...
L'hôtesse d'accueil la regardait avec compassion, comprenant la détresse de Louise. Elle l'encouragea à reprendre de façon plus claire.
- Bon, je suis trop fatiguée pour vous mentir et monter toute une histoire, donc voilà la vérité : pour des raisons sur lesquelles je ne veux pas m'étendre, je suis ici pour une semaine, si ce n'est plus, et je n'ai ni argent, ni logement. En revanche, j'ai une passion pour la danse et des années d'entrainement derrière moi, c'est pour ça que je m'adresse à vous, en espérant qu'on pourra trouver un arrangement.
La femme lui sourit, faisant comprendre à Louise qu'elle avait frappé à la bonne porte.
- Au fait, je m'appelle Léa, et toi ? lança-t-elle alors qu'elles marchaient.
- Pardon, j'en ai oublié de me présenter, répondit la nouvelle arrivante en se tapant le front. Je m'appelle Louise.
- Alors, dis-moi, depuis quand fais-tu de la danse ?
- Et bien, j'en fais depuis mes quatre ans - j'en ai quatorze - ce qui me fait 10 ans de danse, en comptant les quatre dernières années qui étaient de l'entrainement intensif.
- Quand tu dis entrainement intensif, tu veux dire ... commença-t-elle avant d'être coupée.
- Que tous les jours sauf le dimanche, j'étais au studio de 13h à 20h. Donc 42 heures par semaine.
Léa lui lança un regard admirateur. Les gens disaient souvent à Louise que ce nombre d'heures d'entrainement était indécent, qu'elle se bousillait la santé, ce à quoi l'apprentie danseuse répondait qu'elle préfèrerait faire le double.
Tirant l'adolescente de ses pensées, l'hôtesse ouvrit la porte d'un studio de danse typique, faisant remonter des frissons de bonheur le long du dos de Louise.
- Montre-moi ce que tu sais faire.
- Ok. Ce sera la chorégraphie que j'ai créée pour mon dernier spectacle de fin d'année.
Elle sortit son téléphone et demanda à Léa de lancer la musique à son signal. Quelques instants plus tard, elle était prête.
(River flows in you - Yiruma)
A peine la musique commença-t-elle que Louise se laissa emporter. Elle oublia tout : les policiers à sa recherche, le fait qu'elle n'avait plus rien sur quoi se reposer, qu'elle n'avait pas d'endroit où dormir, et même l'assassin qui essaie de la tuer depuis sa tendre enfance. Son esprit n'était concentré que sur une chose, laisser la danse la porter. Alors que les notes s'enchaînaient, les souvenirs remuèrent dans sa mémoire. Cette mélodie avait pour don de rappeler à Louise sa mère, qui jouait du piano de ses longs et fins doigts, son père qui faisait tourner la fillette dans ses bras à mesure que le son résonnait, donnant vie au quartier entier. Parfois, quelques voisins venaient profiter du spectacle de cette famille heureuse.
Le bonheur de ce souvenir rendit le retour à la réalité bien plus dur pour Louise, qui retrouva un semblant de sourire quand elle vit une larme d'émotion glisser le long de la joues de Léa, qui ne dit rien et hocha simplement la tête. Tout avait été parfait.
Le lendemain matin, la mélodie d'ordinaire si agressive du réveil parût bien douce aux oreilles de Louise, qui était sur un petit nuage depuis qu'on lui avait attribué une chambre libre de l'internat. Un concours de circonstances avait fait qu'une des professeures venait de partir en congé maternité, donnant un travail à Louise. L'adolescente se prépara donc pour rencontrer les quelques groupes de bouts de chou dont elle devait s'occuper jusqu'au spectacle de fin d'année. Elle avait accepté cette tâche en échange d'un simple solo à ce même spectacle : son seul échappatoire était désormais d'être recrutée par le chercheur qui serait dans la salle ce soir-là.
Quand les enfants de son premier groupe, âgés de six ans tout au plus, arrivèrent, elle était fin prête.
Après une heure de cours, elle arriva à un résultat satisfaisant et les enfants rentrèrent chez eux. Elle avait maintenant deux heures devant elle pour commencer son propre numéro.
C'était enfin le jour du spectacle de fin d'année, enfin le moment de montrer ce qu'elle valait. Léa avait confirmé à Louise la présence d'un chercheur de talents dans la salle, pour le plus grand plaisir de l'adolescente. Son hôte lui avait aussi donné quarante euros pour se faire belle, lui indiquant au passage une boutique où elle trouverait son bonheur, boutique qu'elle ne trouva qu'après une demi-heure de recherches.
Louise entra avec la ferme intention de dépenser tout son argent. A peine avait-elle levé les yeux sur la marchandise, elle sût que ce serait loin d'être difficile. Des dizaines de tutus, coiffes et accessoires en tous genre s'étendaient aux côtés du matériel d'assouplissement, de musculation et autres engins de torture. Tout excitée, elle ne s'étonna pas, en sortant, que le soleil soit presque à son apogée, signifiant qu'elle avait passé environ trois heures dans la boutique. En revanche, son estomac grondant posait problème puisqu'elle n'avait plus un sou. Elle se dirigea vers l'école de danse, espérant y trouver quelque chose à se mettre sous la dent mais l'univers était contre elle et elle tomba nez à nez avec Jérémy, qui semblait bien décidé à se rattraper pour sa gaffe de la dernière fois.
- Comme on se retrouve ! Le destin me donne encore une occasion de me faire pardonner.
''Je le savais !''
- C'est rien, t'es pardonné.
- Tu sembles bien pressée ... T'a quelque chose de prévu ?
- Oui figure toi, je dois ...
Encore une fois, les circonstances lui firent un coup bas et son ventre gronda un peu trop bruyamment.
- En fait tu meurs de fin. Voilà, c'était écrit, l'univers veut que je me fasse pardonner.
- Je ne suis pas sûre de te suivre.
- Je t'offre un repas au restaurant.
- Pour une erreur dont tu ne connais même pas l'ampleur ?
- Un jour ou l'autre je le saurai. Suis-moi maintenant.
- Je dois être de retour ici pour 13h30.
- Reçu 5 sur 5.
Louise ne s'étonna même pas que Jérémy l'ait ramenée en retard, ce garçon était devenu un vrai dragueur. Ainsi, elle arriva en courant aux répétitions générales, à 14 heures tout juste passées. Encore heureux, elle avait exigé d'être de retour une demi-heure en avance.
A 18 heures pile, Louise était sur le côté de la scène, regardant son groupe de danseurs en herbe danser sur sa chorégraphie. Cette vision adorable lui réchauffait le cœur et elle oublia l'espace d'un instant que son avenir tout entier se jouerait quelques minutes plus tard. L'adolescente avait repéré l'homme en noir sur qui tout allait reposer, au fond de la salle, et qui la ferait peut-être intégrer le corps de ballet promis par sa professeure, seulement une semaine auparavant et pourtant cette époque semblait si lointaine ...
Mais soudain horreur : la police entra dans la salle. Ils l'avaient retrouvée. Non ! Ce n'était pas le bon moment ! Et pourtant, les officiers, après avoir lancé un regard à la ronde dans la salle toujours concentrée sur le spectacle, attrapèrent par le bras un malchanceux au milieu de la sa ...
Jérémy ?!
- Qu'est-ce qu'il fait là celui-là ? chuchota Louise pour elle-même.
Malgré tout, elle devait l'aider. Qui le ferait à part elle ? Alors, avec toute la détermination du monde, et malgré les objections de Léa, elle courut à l'extérieur. Elle déboula dans la rue et s'arrêta en face des officiers qui, arrêtés, la fixaient. Peut-être l'avaient-ils reconnue ? De toute façon il était trop tard alors autant sauver le pauvre Jérémy qui n'avait rien fait.
- S'il vous plait, arrêtez-vous. Ce garçon n'a rien fait.
- On nous a appelés pour signaler qu'il rôdait autour d'un école de danse.
C'est sûrement ce que Léa avait essayé de dire. Louise aurait dû l'écouter.
- Et c'est suffisant pour l'arrêter ?
- Avec des vidéos à l'appui et ses antécédents, oui.
Des antécédents ? Pourquoi n'était-ce pas étonnant ? C'est à ce moment précis que Léa débarqua. Elle passa plusieurs minutes à expliquer qu'elle avait fait une erreur et les policiers, exaspérés, finirent par relâcher Jérémy, qui remercia les deux femmes. Louise leva simplement son pouce en l'air avant de courir se préparer. Elle devait être parfaite.
La salle était pleine d'une centaine de personnes, le recruteur n'avait pas bougé d'un pouce. Quand le spot s'alluma, illuminant le visage radieux de Louise, elle était prête, déterminée à impressionner l'homme en noir.
(Dietro Casa - Ludovico Einaudi)
Lorsque les enceintes se turent et qu'elle tint sa position finale, Louise eût le bonheur d'entendre les applaudissement chaleureux du public. Et aussi un cri de cet idiot de Jérémy, qui faisait quand même plaisir. En se redressant, elle constata que le public s'était levé pour l'acclamer. Même le recruteur ! C'était le plus beau jour de sa vie.
Une fois changée, le recruteur vint la voir et lui fit la proposition tant attendue d'intégrer son corps de ballet, qui s'apprêtait à faire une tournée nationale. Oui, c'était le plus beau jour de la vie de Louise.
Une fois la rencontre magique terminée, elle retrouva Jérémy, qui lui avait fait signe de l'y rejoindre, derrière le bâtiment. Il était adossé au mur, deux canettes à la main, en face du magnifique coucher de soleil.
- T'as été super, commença-t-il en lui tendant une canette. C'était très beau.
- Merci mais tu sais que ce n'est pas de ça qu'on devrait parler. C'est quoi comme boisson ?
- Relax, c'est juste du soda. Si tu veux parler de mes "antécédents", c'est vrai que j'ai fait quelques vols à l'étalage mais rien de bien méchant. Ils ne m'auraient pas laissé partir si facilement si c'était autre chose.
- D'accord je te crois.
Louise ouvrit sa canette, s'assit, et but une longue et rafraichissante gorgée. Jérémy en fit de même et l'un se reposa sur l'autre. Il était si bon de se sentir soutenue ...
- Louise, intervint Léa en débarquant, forçant les deux adolescents à se relever, gênés. Le recruteur de talents est venu te voir ?
- Oui. J'ai été prise dans son corps de ballet !
- Génial. Quelle aventure !
Et elle s'en alla, les laissant à nouveau seuls. Jérémy, fou de joie, embrassa celle qui venait de devenir danseuse professionnelle. Cette journée était définitivement parfaite.
- Vous pouvez y aller les gars, cria Jeremy juste après l'avoir lâchée.
Une dizaine d'hommes cagoulés débarquèrent. L'un d'entre eux tenait un chiffon visiblement imbibé de poison. Un autre tenait assez de dynamite pour faire exploser le bâtiment entier. Mais ils n'étaient même pas les plus effrayants, non. Celui qui fit vraiment peur à Louise, c'était Jérémy, qui pointait le canon d'un révolver sur le front de la jeune fille.
Non. Jérémy ne pouvait pas être derrière tout ça depuis le début. Elle refusait de le croire.
- Pourquoi on ne t'a plus vue depuis la maternelle ?
Une détonation. Puis plus rien.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro