Réapprendre
Personne ne gagna la course. Ex-æquo. Fait toutefois notable, Link avait failli renverser un plat que la cuisinière en chef sortait de sa tanière. A quelques secondes près, la pauvre mémère aurait dû concocter un plan B pour que tous les élèves puissent manger à leur faim. C'est ce qui avait permis à Zelda de le rattraper - à peine, mais c'était suffisant.
C'est pourquoi elle regagnait sa chambre d'un pas léger en chantonnant. Elle se sentait grisée. C'était comme si elle avait libéré des tas de papillons de son cœur et qu'ils étaient descendus dans son ventre, où ils pouvaient enfin voleter librement.
Une fois dans l'intimité de sa chambre, elle frôla de l'index la lettre que Link lui avait écrite. Contrairement à elle, il savait bien écrire. Autant dans le maniement des lettres que des mots en eux-mêmes. Pour sa part, elle préférait dactylographier ses textes. Au mieux, quand elle écrivait à la main, elle trouvait le moyen d'imbiber ses doigts d'encre et de faire des taches sur le papier. Sans oublier qu'elle avait tendance à trembloter ; ses caractères donnaient l'impression d'être effrayés d'avoir été ainsi lâchés sur une feuille blanche. Non, vraiment, ce n'était pas son fort.
Elle serra la lettre contre sa poitrine comme si son cœur pouvait encore s'en imprégner. Puis elle la rangea dans un tiroir, s'assit sur son lit et tressa distraitement ses cheveux, pensive. Elle laissa son regard suivre la ligne d'une latte de bois, sur le mur. Si elle était douée pour extérioriser ce qui lui traversait l'esprit, ses émotions les plus intimes restaient tapies comme des petites souris dans un recoin de son esprit. Ah, la colère, elle savait bien l'exprimer. L'impatience, l'enthousiasme aussi. Mais l'amour, ou encore la tristesse, ça, c'était une autre paire de manche.
Elle posa ses mains à plat sur ses cuisses. Ils avaient franchi une nouvelle étape de leur relation. Cela avait pris le temps qu'il avait fallu. Et c'était très bien. Du reste, ils feraient avec ce qu'ils étaient.
Zelda s'étira en bâillant pour se préparer à une bonne nuit de sommeil. Une fois prête, elle s'allongea et ferma les yeux, le cœur en ébullition.
***
La lumière du jour nimbait la pièce d'un éclat doré. Les rideaux crèmes renvoyaient des reflets cuivrés dans leurs zones d'ombres. Emmitouflé dans ses couvertures, Link dormait à poings fermés. Il n'entendit ni la porte s'ouvrir doucement, ni le délicat bruissement de tissu frôler le sol. En revanche, son corps prit conscience de la présence de Zelda quand elle s'arrêta à bonne distance de son lit, respectant son espace vital.
Il ouvrit doucement les yeux, frotta ses paupières et se redressa. Il sourit en apercevant la jeune femme. Ses cheveux blonds s'écoulaient sur ses épaules comme une rivière tranquille. Link était habitué à ce qu'elle vienne le réveiller. Ils avaient repris cette habitude quand ils étaient rentrés sains et saufs à Célesbourg. Du moment qu'elle respectait une distance, le temps qu'il se réveille, cela lui allait.
« Bonjour, Link, dit-elle d'une voix chantante et basse en s'approchant.
— Bonnhhhjouhhr, rétorqua-t-il d'une voix ensommeillée, puis il bâilla à s'en décrocher la mâchoire. L'est quelle heureuhh ?
— L'heure de se réveiller, dit-elle avec son pragmatisme habituel.
— Merci pour cette précision infaillible.
— Le Service Réveille-Link est enchanté de sa contribution. »
Elle lui tira la langue et s'approcha encore, puis elle se pencha sur lui et posa ses lèvres sur son front.
Elle ne faisait pas ça d'habitude.
Non, d'habitude, elle se contentait de lui presser l'épaule, lui intimait de ne pas traîner pour le petit déjeuner, puis elle s'en allait.
Mais cette fois, c'était différent.
Link s'étira alors qu'elle s'asseyait sur le rebord de son lit.
« Tu ne vas pas déjeuner ? s'enquit-il.
— Pas tout de suite. », répondit-elle un peu brusquement. Elle s'humecta les lèvres et tritura ses mains. « En fait, j'aimerais bien... Est-ce que je pourrais ... »
Elle hésitait. Un pli contrarié barrait son front. Il haussa les sourcils, étonné.
« Oui ?
— ... Avoir un câlin ? »
Il resta quelques instants à la fixer. Quelle demande ! En réponse, il lui ouvrit ses bras. Les yeux de Zelda pétillèrent aussitôt. Elle se lova contre lui dans un soupir bienheureux, sa tête posée au creux de son cou.
Puis elle redressa la tête et passa son index sur sa lèvre inférieure, dont elle suivit lentement le contour. Link se figea, dans l'expectative. Zelda sourit puis se retira de leur étreinte. Le jeune homme la laissa partir, vaguement déçu.
« A tout de suite, preux chevalier », le salua-t-elle avant de refermer la porte de la chambre derrière elle. « Je t'attends dans le couloir ! »
Link se frotta les yeux, parcouru de frissons. Il n'arrivait toujours pas à croire ce qui était en train de lui arriver. Le contact de Zelda palpitait encore sur sa lèvre. Il se leva, ouvrit ses volets, puis son armoire, revêtant ses habits de chevalier. Sa tenue était jaune, comme celle de Kiko. La verte, l'originelle...
Avec un pincement au cœur familier, il revint vers son lit. Il se pencha et en sortit une large boîte, qu'il s'empressa d'ouvrir. Ses mains se crispèrent.
Son uniforme d'origine était là, dans son état d'origine. Le sang séché et la poussière avaient terni sa couleur, et la cotte de mailles avait rouillé. On pouvait constater que le tissu avait été déchiré et raccommodé à la hâte, de nombreuses fois. Deux déchirures sur les manches subsistaient, ainsi une troisième au-dessus du genou gauche.
C'étaient là les marques, indélébiles, de son combat contre l'Avatar du Néant.
Pourrait-il jamais se réconcilier avec cette période de sa vie ? Pourquoi avait-il gardé tout cela, d'ailleurs ? Gaepora lui avait commandé une neuve, verte également, mais il ne l'avait jamais portée. C'était trop difficile. Il l'avait expliqué au directeur, qui avait consenti, pour finir, à lui fournir une jaune.
Une voix trop familière le tira de sa mélancolie.
« Tu attends encore ce plouc ? Tu plaisantes j'espère. Regarde : moi, je suis bien réveillé depuis le début de matinée... »
Link revint brusquement à la réalité. Il fourra l'uniforme dans sa boîte et la fit glisser sous son lit. Il n'eut pas à intervenir ; avant même qu'il n'eût ouvert la porte, Zelda s'écriait :
« Oh ! Ça ne va pas, non ? Garde tes sales pattes pour toi ! »
Le chevalier ouvrit la porte à la volée. Hergo s'effondra aux pieds de la jeune femme, qui recula en grimaçant. Link se mordit l'intérieur des joues pour retenir un fou rire.
« Oups ! Désolé. Tu étais devant ma porte, et Zelda m'attendait, alors...
— Ouais, c'est bon, nabot vert ! On me la fait pas, à moi. » il se releva et le toisa du regard, les lèvres retroussées sur ses dents. « Tu vas le regretter.
— Hergo, menaça Zelda.
— Mais il m'a mis la porte dans la tronche ! geignit-il avec colère. Il ne s'est même pas excusé !
— Vraiment ? Et toi, tu t'excusais quand tu le frappais ? »
Elle était furieuse. Hergo blêmit ; sa lèvre trembla, mais son visage resta de marbre. Il serra les poings, prêt à partir. Zelda agrippa son bras si fort que Link vit Hergo grimacer sous la pression.
« Oh non, tu ne t'en sortiras pas comme ça. J'en ai assez de tes manigances et de me taire pour que tu puisses continuer ton apprentissage. Tu n'as jamais appris de tes erreurs. Tu nous as bien menés en bateau. Et le pire, c'est que tu continues à faire n'importe quoi. Tous ces jeunes que tu t'amuses à descendre... Ils n'osent jamais dénoncer, parce que tu les as menacés. Alors ils viennent me le dire. Et moi, comme une cruche, je me dis que tu finiras par prendre conscience de tes actes. Mais cette fois, c'est fini. Je vais prévenir mon père, et tu seras renvoyé pour de bon. C'est tout ce que tu mérites.
— Ne fais pas ça. »
La voix d'Hergo avait le roulement sourd de l'orage. Ses yeux lançaient des éclairs. Pas à Zelda, bien sûr. Son électricité était dirigée vers Link, qui s'empressa de lever les paumes en signe d'apaisement.
« Paix, mon ami.
— Ha, ha ! "Mon ami", je rêve... et alors quoi ? Tu vas encore te la raconter ? Brandir ton épée et la faire chanter, comme disent tous ces imbéciles ? » il plissa le nez. « T'as toujours été le meilleur, Link. Tout ça, c'est de ta faute. Si t'avais pas existé, j'aurais jamais fait tout ça. »
Malgré son air rageur, ses épaules contractées, les muscles de son visage crispés, ses narines dilatées et ses yeux étincelants de haine, Link sentit un espace inédit s'ouvrir dans son cœur. Un espace ou ni la rage, ni la honte, ni la culpabilité ne l'atteignaient.
Et tout à coup, il sut exactement quoi faire.
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