L'Élu de la Déesse
Il y avait une chose à laquelle Link ne se serait jamais attendu pendant son combat.
Une seule.
C'était l'adversaire qui lui faisait maintenant face.
***
Quelques heures auparavant, il avait fait l'état des lieux de l'arène. Une gigantesque étendue de sable et de gravillons, surmontée par d'imposantes tribunes pouvant accueillir des centaines de spectateurs. Ce qu'Elfy s'était bien gardée de le lui dire, d'ailleurs ; lui qui pensait que son combat serait uniquement en sa présence, il s'était fourré le doigt dans l'œil.
Link s'était senti désabusé. Était-il rendu aussi naïf ? Au point de croire qu'une reine n'aurait pas le goût du spectacle ? Il savait très bien que, dès qu'un bouleversement émotionnel intervenait dans sa vie, il n'avait plus l'esprit très clair. Zelda n'y était pas étrangère. Mais après tout, c'était cette force qui le guidait jusqu'à présent. Et on ne peut pas tout voir.
Je n'ai pas à me juger. Je fais ce que je peux.
Elfy avait au moins eu la décence de lui rendre Fay, qu'elle avait, selon ses dires, "généreusement récupéré à son profit" et gardée en attendant qu'il fût "suffisamment rétabli".
Link mordillait les coutures de ses gants. Être un héros ne signifiait pas qu'il ne ressentît aucune appréhension. Si les combats lui avaient enseigné une chose essentielle, c'était de ne jamais être trop sûr de soi. L'issue d'une bataille ne peut jamais être décisive. Les bouleversements, les renversements de situation pouvaient surgir à n'importe quel moment, même quand on croyait l'adversaire vaincu.
Aujourd'hui, c'était sa liberté qu'il jouait.
Je suis maladroit, paresseux, sensible et émotif, énuméra-t-il pour lui-même en serrant les poings. Mais je sais ce que je vaux. J'ai vaincu Ghirahim. J'ai vaincu l'Avatar du Néant. J'ai été sacré Maître d'Armes.
Et personne n'a le droit de jouer ma liberté. Ni de me définir.
Je sais qui je suis.
***
Une heure avant l'entrée dans l'arène.
Dans les loges, en-dessous des tribunes en demi-cercle, Link s'assit sur un des bancs en bois et tira sur ses gants. Puis il croisa ses mains et ferma les yeux quelques instants.
Je sais ce que je vaux. Personne n'a le droit de me sous-estimer.
Ce n'est pas parce que j'ai une sensibilité plus élevée...
... Que je suis faible.
Link rejeta la tête en arrière. Il avait envie de hurler. Ça se bousculait en lui ; comme avant chaque combat décisif. Il ramena ses jambes sous lui et entra en méditation pour se calmer.
Inspirer...
Expirer...
Lentement.
Inspirer...
Expirer...
Doucement.
« Link... »
Une voix ?
« Link... »
Suivre le cours de la voix.
« LINK ! »
Il se redressa en sursaut, les yeux grands ouverts.
Il n'était plus dans les loges.
Link se releva lentement, muscle après muscle. A ses pieds, le sol était aussi lisse qu'un miroir et reflétait le ciel d'un bleu mouvant, comme un tableau qui s'animait. A certains endroits, les nuances de couleur s'effilochaient en longues spirales blanches, puis refluaient à nouveau, comme si un doigt invisible s'amusait à déformer l'espace.
C'était tout le contraire du décor qui avait accompagné l'Avatar du Néant avant sa déchéance, là où il l'avait battu en duel. Une immensité éthérée, vibrante et ondulante.
Et dans cette immensité se tenait Hylia.
Sa ressemblance avec Zelda, sa fille, était frappante. Ces longs cheveux dorés, et ces yeux, d'un bleuté ouvrant sur le ciel... comme s'ils avaient suffi, à eux tout seuls, à former le vaste espace qui les enveloppait.
Link se demanda s'il n'avait pas plutôt une hallucination visuelle. Mais il avait beau battre des cils, Hylia se tenait devant lui, raide comme la justice, des émanations d'énergie pure vibrant autour de son corps. Un corps qui n'avait, d'ailleurs, de matériel que l'apparence.
« Votre Grâce », souffla-t-il en prenant une respiration plus ample, croyant à peine à ce qu'il voyait.
Il avait déjà rencontré la Déesse en personne ; il ne doutait pas que ce fût elle. Ce n'était arrivé qu'une seule fois.
Il était alors sur le point de mourir.
La situation devait être grave pour qu'elle se présente de nouveau devant lui.
« Bienvenue, Héros Link, salua-t-elle d'une voix de ténor. Je n'ai pas beaucoup de temps à t'accorder. J'agis dans l'urgence. » elle jeta un regard furtif autour d'elle, comme si elle craignît que quelqu'un ne surgisse des ombres. « Les probabilités de l'univers se bousculent. L'adversaire que tu t'apprêtes à combattre dépassera tout ce que tu as pu t'imaginer. Tu dois le vaincre. Mais cette victoire ne t'est pas acquise. C'est pourquoi je suis venue.
— Je vous demande pardon ?
— Crois-tu sincèrement qu'Elfy t'aurait lancé un défi aussi simple ? Fay, dis-le-lui. »
La fidèle créature se matérialisa d'un pas dansant, s'inclinant devant sa créatrice.
« Suite à vos données, Votre Grâce, je puis affirmer à 100% que l'adversaire que vous apprêtez à affronter, Maître, est un combattant chevronné. Il ne ressemble en rien à tous ceux que vous avez pu faire face jusqu'à présent. La reine Elfy dispose de très anciens pouvoirs divins. La probabilité qu'elle s'en serve pour aider son champion est de 80%.
— Quoi ? » Elfy tricherait ? « De quel genre de pouvoirs s'agit-il, exactement ?
— Des pouvoirs agissant sur l'espace et la matérialité, indiqua Hylia. A ce propos, c'est sa fille, Herenya, qui a modifié la prophétie. Elle a un pouvoir de transposition de la matière. C'est un autre cas à s'occuper. Quand le moment viendra, tu devras récupérer la prophétie originale avant qu'elle ne puisse la donner à Elfy, pendant sa visite de courtoisie à Célesbourg. »
Link ne comprenait plus rien à rien. Pourquoi Herenya aurait-elle modifié la prophétie ? Il ne se serait jamais douté qu'elle pût faire preuve d'autant d'ignominie. Qu'elle puisse voler la tablette, et la falsifier...
Il se sentait tout à coup terriblement naïf.
Mais pourquoi le Levant souhaitait-il les orienter sur une fausse piste ?
Quel était leur but, bon sang ?
« Ne tergiversons pas sur cela, reprit Hylia. Chaque chose en son temps. Link, j'ai fait venir ton célestrier jusqu'au Levant. Tu en auras besoin pendant la bataille. Tu dois savoir que l'enjeu est plus grand que ce que tu ne penses. Si tu perds ce combat... Célesbourg courra un grave péril. »
Link s'arrêta de respirer. La Déesse poursuivit, implacable :
« Ce combat est un point crucial des fils de l'univers. Un point de rencontre des possibles. Elfy a modifié l'ordre du destin dans son intérêt, comme l'a fait le Banni avant elle.
— Mais je... quel rapport avec Célesbourg ? balbutia Link.
— Je ne puis rien t'en dire davantage. Rien ne doit te perturber dans ton combat. » elle leva les mains. « Agenouille-toi, Héros, que je puisse te transmettre la force nécessaire à ta réussite. »
Il obtempéra sans plus attendre, saisi par l'urgence de sa voix, et descendit solennellement un genou en terre.
« Que le courage de ton cœur te porte. Que la force de ton âme t'illumine. Que la sagesse de ton esprit te guide. »
Des vibrations sourdes, presque inaudibles, fusèrent autour de lui. Son corps se souleva lentement du sol, enveloppé de spirales lumineuses, porté par des serpentins de couleurs vives. Des papillons de lumière voletaient tout autour de lui dans un ballet discret et élégant, presque cérémonial.
« A présent, Héros, tu peux maîtriser les vents à ta volonté. Mais ne t'oublie pas. N'oublie jamais qui tu es. N'oublie jamais les valeurs que ton cœur porte. Et surtout, surtout... Ne t'arrête jamais aux apparences. Tu devras les dépasser pour pouvoir vaincre ton adversaire. Je crois en ta réussite, Link ! »
***
Présent.
Dans les tribunes, la foule acclamait les combattants. Premier sorti, Link attendait son adversaire de pied ferme.
Il jeta un coup d'œil vers la tribune de la reine, bien abritée sous son paravent, où Elfy était confortablement assise sur son fauteuil, en présence d'Herenya, debout derrière elle.
Un petit homme râblé, muni d'un porte-voix, brailla l'arrivée du deuxième combattant :
« Et pour défier le très noble Héros Élu de la Déesse, voici venir le champion du Levant, j'ai nommé... CASSANDRE LE TERRIBLE ! »
Cassandre le terrible ? Mais ... C'est un nom de femme.
L'avertissement d'Hylia le rendait soudain extrêmement perplexe.
Et cela n'alla pas en s'améliorant.
Bien au contraire.
« Veuillez applaudir notre cher Cassandre, Vos Majestés, mesdames, mesdemoiselles et messieurs ! »
Une silhouette gigantesque surgit dans l'arène. Si la mâchoire de Link avait pu se décrocher, elle serait partie en courant de sa bouche, aurait creusé un tunnel et aurait rejoint le centre de la terre.
Aussi large et rond qu'une énorme montgolfière, la tête aussi ovale et aplatie qu'un œuf, ses deux petits yeux enfoncés dans leurs orbites, le champion du Levant marchait d'un pas lourd vers lui. Il n'avait pas l'air très offensif. Il ressemblait plutôt à un gros bébé se dandinant sur des jambes curieusement arquées, suffisant visiblement à soutenir son poids. Ses bras étaient si musclés qu'on les eût dit gonflés à l'hélium. Un tatouage en forme de cœur marquait son poignet gauche.
« Les combattants peuvent se saluer ! » hurla le porte-voix.
Le bonhomme redressa son dos, son menton, tant et si bien que Link crut qu'il allait finir par chuter en arrière.
« Bonjour, Link ! Je m'appelle Cassandre et je vais te démolir la tête ! Je vais te faire frire comme un bon petit steak ! T'es prêt, mon gros boudin ? »
Incroyable, mais vrai : Cassandre avait aussi la voix d'un enfant de dix ans.
L'hélium avait visiblement atteint ses cordes vocales.
Qu'est-ce qu'il fichait devant un adversaire pareil ?
Link n'eut pas la chance de répondre à cette chaleureuse salutation. Il eut à peine le temps de penser : je ne suis vraiment pas gros en comparaison ! que la grosse masse que tenait Cassandre le fauchait, tel un champion de tennis démarrant le match. Il fut projeté à l'autre bout de l'arène. Il percuta violemment l'enceinte, et la douleur réveilla celle de sa colonne, qui ne s'était que traîtreusement endormie.
Par tous les anciens dieux réunis !
Des "Ooooooh !" de ravissement extatique parcoururent les spectateurs comme une vague ondulante. Link réfléchit à toute vitesse. Il lui fallait un plan, et vite. Le combat ne se présentait pas du tout comme un combat loyal et à égalité des forces.
Je pourrais utiliser le célestrier... Non. En cas de dernier recours.
Cassandre se déplaçait déjà vers lui. Son pas était si lourd, sa démarche si pesante, qu'il fit trembler la terre, comme s'il pesait de tout son poids dessus – ce qui était sûrement le cas.
Mais qu'est-ce que c'est que ce b...
« Hé, mon minet, piailla la voix enfantine du bébé-montgolfière, tu vas tout de suite te calmer et me montrer un peu de respect ! On ne s'avachit pas devant son adversaire ! Je peux te transformer en tarte aux poireaux ! Je peux même me moucher avec ton bonnet de lutin ! Alors ? T'en dis quoi ? »
En d'autres circonstances, Link aurait hurlé de rire. Un homme aussi massif avec une voix d'enfant, et qui faisait son caprice, ça avait de quoi marquer la journée. Mais il devait avouer qu'il n'en avait pas trop envie dans ces circonstances.
En revanche, les spectateurs, eux, s'en donnaient à cœur joie. Une vieille dame s'écroula littéralement de rire et produit un choc sourd dans les tribunes dans sa chute.
Personne ne s'en soucia.
Je dois dépasser les apparences.
Sa pensée agit comme une gifle. Il était un peu tard pour se reprendre, mais Link fonctionnait comme cela : il avait souvent un train de retard quand il vivait des changements émotionnels importants.
Il était certain que comparativement à Cassandre, Link n'était qu'une branche d'arbre. Cependant, il misait sur sa vitesse, son agilité et sa réactivité. Après tout, il avait vaincu bien d'autres monstres, bien plus grands que lui, et tous avaient un point faible. Cassandre en avait sûrement un lui aussi.
Alors qu'il revenait à l'attaque, le bébé-montgolfière l'observa comme on l'eût fait d'une mouche qui nous tournait autour. Il fronçait et défronçait les sourcils, balançant son bras de ci, de là, comme s'il ne parvenait pas à enregistrer les déplacements de son adversaire. Link fondit sur lui, à présent animé de son feu guerrier qui palpitait dans ses veines, et le percuta de tout son poids sur le flanc. Cassandre trébucha sur plusieurs mètres et roula comme un curieux ballon de baudruche qui rebondissait sur le sol.
Des "Aaaah !" d'émerveillement balayèrent les spectateurs, qui se mirent à applaudir copieusement.
« Oh ! Le méchant monsieur épinard m'a fait tomber ! » s'exclama Cassandre, qui se releva beaucoup plus vite que Link l'eût envisagé.
Le champion du Levant se remit sur ses pieds et se mit tout à coup, de manière complètement absurde, à sautiller sur place.
Link chancela, les bras tendus, en équilibre.
Ce mastodonte était en train de provoquer un tremblement de terre...
Les spectateurs continuaient de se bidonner comme des enfants tressautant joyeusement sur un chameau.
Seules Elfy et Herenya restaient stoïques, l'observant tels deux faucons au milieu du chœur des oiseaux chanteurs. Elles détonnaient curieusement du tableau, seules conscientes de l'enjeu de cette bataille.
« Je ne suis pas plus un épinard que tu n'es un enfant, déclara Link d'une voix forte, une voix qui lui venait du tréfonds de son ventre. Je ne me fie pas aux apparences. Battons-nous loyalement, Cassandre ! »
Le sourire empreint de bonhommie de son adversaire se tordit. Du haut de la tribune, Herenya avait appuyé ses bras sur le dossier du trône d'Elfy, comme si elle remettait en question son jugement du petit homme vert, tout en bas dans l'arène.
« Parfait, Héros, je n'en attendais pas moins de toi, répondit Cassandre d'une voix toujours aussi aiguë, mais teintée de dangerosité. Viens jouer avec moi ! »
Dans un hurlement rageur, il sauta et déporta tout son poids sur ses pieds. Le sol devenait son trampoline personnel. Link fut soulevé dans les airs. Sous le choc, il manqua lâcher la garde de Fay.
Dans un réflexe primitif de survie, il appela intuitivement les vents pour le soutenir. Au lieu de retomber, la brise le maintint en l'air.
Herenya avait relâché la prise de ses bras sur le dossier du trône, l'air tout à fait intéressé à présent. Elfy, quant à elle, avança le buste et posa son menton sur ses phalanges.
« Ooooh ! s'exclama Cassandre d'un air outré, prenant le public à parti. Regardez, il triche ! Le Héros triche ! Vos Majestés ! piailla-t-il en agitant les bras, ce n'est pas égal ! Pas égal du tout ! Nous n'avons jamais dit que nous nous battrions par magie ! Vous devez rééquilibrer les chances ! »
Avec autant de grâce qu'un cygne glissant sur le lac, Elfy se leva pour calmer les huées des spectateurs.
Tout le monde se tut aussitôt (quelqu'un sembla même remarquer la chute de la vieille dame).
« Mesdames et messieurs, Champion Cassandre, n'ayez aucune crainte. Le royaume du Levant s'assure, et ce depuis la nuit des temps, que chaque combat soit fait dans le strict respect des règles. Héros Link, en raison de votre supériorité certaine sur mon champion, je me dois d'égaliser la situation. »
Estomaqué, Link ne trouva pas les mots pour s'opposer à sa décision. Ils s'enfuyaient de sa gorge, désertaient son esprit, comme s'il ne pouvait à la fois assimiler les paroles d'Elfy et rétorquer en bonne et due forme.
L'épéiste déglutit. L'aide d'Hylia, au lieu de lui assurer la victoire, venait de faciliter l'appui magique d'Elfy à l'égard de son champion.
Link lui servait la victoire sur un plateau d'argent.
Terrifiant.
Il n'eut pas le temps d'y réfléchir davantage. A peine Elfy rassise, une projection de terre et de cailloux le percuta à pleine vitesse. Une véritable lapidation. Il se couvrit le visage de ses mains pour se protéger. Mais, profitant de son inattention, Cassandre lui envoya un nouveau coup de massue.
« Seeeeet ! hurla-t-il d'un ton joyeux.
— Seeeeeet ! » hurlèrent les spectateurs, extatiques.
Tenir le rôle d'une balle de tennis n'avait rien d'amusant, pourtant. Le dos de Link le confirma lorsqu'il rencontra très brutalement le sol, fragilisant de nouveau sa colonne vertébrale. La souffrance fut telle qu'il eut du mal à respirer sous l'impact.
Bon sang ! Je ne peux pas continuer comme ça ! Il y a forcément une technique... Je dois remporter la victoire.
C'est alors qu'il eut une idée ...
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