Chapitre 9
Sur son chemin, Éridan laisse ses pas dans la terre meuble. Il a marché longtemps. Il ne saurait pas déterminer l'heure exacte, d'après lui, les coups de dix heures ont déjà sonné. Pourtant, l'odeur de la rosée est encore présente sur cette parcelle du parc. Maintenue par l'ombre des arbres, la fraîcheur du matin n'est pas encore dissipée. Cet espace de nature entouré de la ville n'est pas très grand, mais quand on s'éloigne de la place centrale, il reste des recoins presque laissés sauvages que personne n'a voulu altérer. Ici, les chemins de cailloux sont remplacés par de la terre battue. Ici, les herbes hautes chatouillent les chevilles des promeneurs après une saison de pluie. Ici, personne, pas même Éridan, ne sait qui y réside vraiment. Ici, on se perd quand on recherche la solitude.
Un coucou fait retentir sa musique comme un appel dans le lointain. Puis le cri s'évapore, laissant seulement le vent agiter les branches et les feuilles en chanson. Éridan aime la nature. Il aime se délaisser à ses bruits, ses odeurs, ses sensations, jusqu'à lui appartenir. Il s'y perd pour réfléchir ou simplement pour oublier. Alors que ses pas le mènent encore plus profondément en son sein, dans un silence presque surnaturel, une autre mélodie s'élève. Éridan s'arrête, ferme les yeux et tend l'oreille. Un sourire se dessine sur ses lèvres. Il reprend son chemin avec entrain jusqu'à parvenir au pied du saule qu'il connaît si bien. Puis silencieusement, il s'adosse à son tronc et écoute. De l'autre côté de l'arbre, une voix et une guitare sont lancées dans un duo d'une douceur fragile mais tellement apaisante. Quand la dernière note s'estompe, Éridan ne bouge plus, il hésite à se manifester. Ces notes volées, il voudrait goûter à leur pureté encore des heures. Cependant, il entend un froissement de tissus et le résonnement de la caisse que l'on pose à terre. L'instant d'après, la voix retentit timidement :
« Y'a quelqu'un ? »
Éridan peut entendre l'inquiétude rien que dans l'intonation de la fin de la phrase.
« Ça dépend, tu attends quelqu'un ? » demande-t-il.
Un léger soupir de soulagement lui parvient et il ne peut s'empêcher de sourire.
« Ici, au pied de cet arbre qui sent la vase et où on meurt de froid ? Franchement, j'ai vu mieux comme endroit pour attendre quelqu'un. »
Elle rit avant de reprendre.
« Allez, Éri', sors de ton trou ! »
Après un temps, il se désolidarise de l'écorce et contourne l'arbre. Il la voit alors, assise en tailleur, sur une petite couverture vert pomme, sa guitare posée à côté d'elle. Elle lui tourne le dos. Ses cheveux ébène caressent son chemisier blanc qui flotte légèrement avec la brise. Sur le coup, il a froid pour elle, alors il ôte sa veste en jean et la dépose sur ses épaules. Elle se tourne vers lui et lui sourit.
« Merci », souffle-t-elle.
Éridan se rapproche et prend la place de la guitare qu'il pose sur lui.
« Insomnie ou cauchemars ? lui demande-t-elle.
— Un peu des deux peut-être », répond-il en frottant ses yeux certainement cernés.
Oui, il a l'impression de vivre un cauchemar éveillé. Ce genre de rêve où les murs se referment peu à peu autour de lui et dans lequel il ne peut rien faire, juste attendre de se réveiller. Mais même face à une impasse, dans la vie, on n'efface pas ses problèmes d'un bâillement. On ne ramène pas ceux qui nous manquent non plus.
Il se plonge dans ses pensées, elle aussi. Le silence les accompagne. Éridan a l'impression qu'il n'a pas été seul avec Romane depuis une éternité.
Ses doigts, mélancoliques, pincent les cordes de la guitare, doués d'une volonté propre. Éridan laisse parler son corps et l'instrument qui lui sert d'interprète.
Il n'est pas musicien, encore moins guitariste, mais il connaît leurs morceaux. Ceux qu'elle lui a appris parce qu'il voulait pouvoir la voir aux travers de ses chansons quand elle n'était pas là, parce que c'est leur langage quand les mots sont superflus.
Au bout de quelques mesures, la voix de Romane s'élève à nouveau accompagnant la guitare. Un peu surpris, Éridan laisse s'échapper une fausse note, volant un gloussement à la chanteuse. Mais il ne s'arrête pas, il continue de dérouler les arpèges, il veut qu'elle chante, encore et toujours.
Wave after wave, wave after wave
I'm slowly drifting
And it feels like I'm drowning
Pulling against the stream
Pulling against the stream
(Vague après vague, vague après vague
Je dérive doucement
Et c'est comme si je sombrais
À contre-courant
À contre-courant)
Note après note, Éridan est noyé dans le tourbillon de ses souvenirs. Il se revoit pendant son année de seconde. Ce jour de décembre où il avait fui la maison, fui la tristesse, fui le manque. Ce jour de décembre où ses pas l'avaient mené à ce bar presque vide. Ce jour de décembre ou leurs regards s'étaient croisés pour la première fois.
Il était tôt, peut-être 8h du matin, lorsqu'il avait poussé la porte de cet établissement chaleureux aux murs de briques. La salle était étroite, un peu sombre malgré les petites fenêtres de l'entrée. Les tables se disposaient anarchiquement, où il y avait de la place, l'une d'elle, ronde et en bois, se plaçait entourées de deux à cinq chaises rustiques. Une décoration chargée recouvrait les murs rouges, beaucoup de pochettes d'album de rock, des disques et des photos plus ou moins vieilles. En le voyant entrer, le barman l'avait accueilli d'un haussement de sourcils un peu surpris. Il était plutôt jeune, un peu plus de la vingtaine. Accoudé au bar verni, il semblait observer quelque chose quand la clochette de l'entrée avait retenti. Cependant, l'attention d'Éridan se détacha du jeune travailleur. Au fond de la salle, sur une petite estrade, une jeune fille chantait. Les yeux fermés, laissant l'écran du karaoké défiler derrière elle, sans y prêter attention. Envoûté, Éridan rejoignit la première table qui s'offrait à lui, ne pouvant détacher son regard de la chanteuse. Dans son monde, elle chantait comme si sa vie en dépendait, dévoilant son cœur à ses spectateurs alors composés du barman, d'un ivrogne endormi venu décuver et d'Éridan. Éridan hypnotisé qui voulait rester l'écouter à jamais.
Mais la chanson se termina.
Ses mains se mirent en mouvement d'elles même. Elles applaudirent d'abord imperceptiblement puis plus fort exprimant comme un remerciement. La jeune inconnue étonnée se mit à rougir quand elle l'aperçut. Elle déposa rapidement son micro sur la table à ses côtés et s'échappa par une porte dérobée menant sûrement à des toilettes. Telle une fée, elle s'était éclipsée. Éridan était resté un instant pensif avant de quitter le bar sans même avoir consommé.
Le samedi suivant, il était revenu. En le voyant, elle avait laissé défiler quelques phrases sur l'écran avant de reprendre sa mélodie, un peu déstabilisée. La semaine d'après, elle s'était contentée de lui sourire en le remarquant entrer dans le bar. Puis, ce fut le même accueil toute les fois suivantes. Éridan, toutes les semaines, venait l'écouter, il n'applaudissait plus pour ne pas la voir s'enfuir une seconde fois et quittait sa chaise dès qu'elle déposait le micro sur la table. Ils ne se croisèrent jamais. Au bout de quelque temps, il était venu avec sa pochette de dessin. Pendant qu'elle chantait, il reproduisait l'ovale de son visage, l'amande de ses yeux, la courbure de son nez, et son sourire si doux qu'elle lui offrait en guise de salutation. Éridan avait besoin de mettre des traits sur cet ange qui l'hypnotisait tous les week-ends.
Finalement, un samedi aux portes de l'été, il quitta le bar en déposant un portrait d'elle sur la table puis ne revint jamais. En six mois, il n'avait pas osé lui adresser la parole, et il savait qu'il n'y parviendrait sûrement jamais. Alors il était parti avant de ne plus pouvoir se passer de sa présence.
Peut-être était-il déjà trop tard.
De nombreuses fois, il avait songé à elle, espérant qu'elle ne se soit pas inquiétée pour lui, espérant, un peu égoïstement, qu'il lui manquait comme elle lui manquait.
Comme il avait laissé son dessin derrière lui, il essayait de la laisser au passé.
Cependant, le destin en décida autrement. La rentrée de première avait été déstabilisante pour eux deux. Quand devant la salle de classe ils étaient tombés nez à nez, leurs deux chemins s'étaient recoupés. Et pour la première fois, ils s'étaient adressé la parole. Dans un moment de flottement, Éridan avait tendu une main maladroite :
« Éridan, enchanté. »
Elle avait ri et rougi derrière ses lunettes avant de répondre :
« Romane, enchantée aussi. »
Leurs mains s'étaient rencontrées. Il lui avait souri, elle aussi. Et c'est comme ça qu'elle était rentrée dans sa vie.
Quand ses doigts quittent les cordes de la guitare, la nostalgie l'a complètement envahi. Néanmoins, avec elle à ses côtés, Éridan se sent presque invincible et vivant.
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