Chapitre 38
Loïs a mal à la gorge à force de chanter, ou plutôt de hurler ce qui s'apparente à des paroles de chanson. L'euphorie est la seule compagne de son cœur. Il semblerait que Charlie et Ana qui s'époumonent tout autant soient dans le même état. Ils peinent tous les deux à crier plus fort que l'autre, toujours plus haut, mais aussi toujours plus faux.
Loïs a soif. Sa bière est vide depuis longtemps. Alors que les deux chanteurs autoproclamés entament un énième massacre d'une chanson de Queen, il se lance à la recherche d'une boisson.
La lueur des flammes fait briller le verre des bouteilles rassemblées près du foyer chaud. Mille éclats sur chaque ondulation des récipients, comme des lucioles dans un vol désordonné.
Après avoir observé longuement ce spectacle curieux, il secoue la tête pour remettre ses idées en place, à peine une bière, déjà le monde se transforme. Il attrape une bouteille d'eau fraîche dans la glacière et boit goulûment son contenu. Pensant aux voix de ses amis, il en sort une autre et se redirige vers eux. Alors qu'il traverse l'étroite distance qui le sépare d'eux, il se demande où sont passés les deux autres.
« Vous avez vu Romane et Éridan ? demande-t-il en posant les deux bouteilles sur la table.
– Ils sont allés faire leurs affaires en cachette, j'imagine, glousse Charlie, la voix ralentie par l'alcool.
– Vaut mieux pas les chercher, surenchérit Ana, elle aussi dissipée par l'ambiance de fête. »
Loïs hausse les épaules. Ils n'ont peut-être pas tort. Rassuré, il se rassoit à la table, prêt à continuer la soirée karaoké improvisée.
Mais entre deux chansons, il aperçoit Romane revenir dans l'auréole éclairée du feu de camp.
Discrètement, elle récupère une bouteille d'eau et un paquet de mouchoirs. Il fait trop sombre pour bien la distinguer, mais ses mouvements un peu tremblants et trop rapides inquiètent Loïs. Elle semble fébrile.
« Ça va, Romane ? »
Elle lève la tête vers lui, surprise.
« Oui, oui, t'inquiète pas. »
Toutefois, elle ne parvient pas à convaincre ses amis. Ana et Charlie se retournent vers elle à leur tour.
« Éridan est pas avec toi, s'étonne Charlie.
– Si, mais c'est un peu compliqué...
– Il vomit ? »
Elle hésite un peu.
« Non, il pleure. »
Ils la regardent, étonnés, comme si c'était la chose la plus absurde qu'elle ait dit de toute la soirée.
« Ça va aller ?
– Vous inquiétez pas, je m'en occupe, je vous appelle si y'a un problème, déclare-t-elle en se dépêchant de récupérer tout ce dont elle a besoin.
– Je viens avec toi, Romane. »
Elle le regarde. Entre le soulagement qu'il lui propose sa présence et la peur que sa présence ne change rien.
« T'es pas obligé... Il dort presque, ça devrait le faire.
– T'inquiète, j'ai plus de voix pour faire de l'ombre à aucun des deux, autant que je serve à quelque chose, répond-il en pointant ses amis à ses côtés.
– Nous aussi, on vient !
– Oui ! » s'écrie Ana en réponse à Charlie.
Le soulagement de Romane ne reste pas invisible aux yeux de Loïs. Elle semble moins désemparée, moins perdue.
« On le ramène ici, plutôt, on revient », lance Loïs en suivant Romane déjà repartie.
Il traverse le petit chemin de gravier, pour arriver à l'emplacement voisin. La nuit est si impénétrable que Loïs ne remarque pas tout de suite Éridan roulé en boule contre l'arbre. Il ne se repère qu'aux pas de Romane devant lui. Finalement, il la voit s'accroupir et en fait de même.
Les yeux de Loïs se sont accommodés à la faible luminosité et il voit sans peine le visage d'Éridan. Les yeux dans le vague, il a l'air complètement ailleurs. Puis, il semble se rendre compte que Romane se tient juste devant lui.
« On va revenir de l'autre côté, Éri', lui souffle-t-elle calmement.
– Je veux pas...
– Pourquoi ? On sera mieux là-bas », dit-elle en posant sa main sur sa joue pour effacer une larme.
Comme un enfant, il appuie sa tête contre la main réconfortante et ferme les yeux.
Le silence plane de nouveau au-dessus d'eux.
Au bout d'un moment, ses larmes silencieuses amènent dans leur torrent des sanglots étouffés. Loïs est désemparé. Il n'a jamais vu Éridan aussi mal, ou depuis très longtemps du moins. Certes, il a assisté à quelques crises, il connaît les moments de blues qui accompagnent les soirées trop arrosées, mais jamais il ne l'a vu aussi décroché de la réalité, aussi accroché au chagrin.
Il n'a accès qu'au dos de Romane, mais il la voit se crisper elle aussi. Il la regarde se passer la manche de sa main libre sur ses yeux sûrement humides. Loïs aussi se sent mal, la détresse de son ami est si intense et sans mot pour la décrire, qu'il a l'impression de peser des tonnes.
Lentement, elle se rapproche de lui, pour l'enlacer. Elle lui caresse le dos de petits mouvements circulaires. Éridan s'agrippe à son haut comme à la dernière attache qu'il a du monde. Ils tremblent tous les deux de cette même onde. Loïs observe cette scène comme s'il n'y appartenait déjà plus.
Puis après, ce qui semble être une éternité, les hoquets d'Éridan se raréfient. Leur étreinte se desserre légèrement.
« Chuut, ça va mieux ? »
Il hoche légèrement la tête.
« On retourne voir les autres ? »
Alors qu'elle commence à se détacher, il la fait revenir un peu contre lui. Maladroitement, il tente d'essuyer ses yeux bouffis. Puis, la relâche.
Romane se tourne vers Loïs avec un sourire fané. Ils n'ont pas besoin de mots. La seconde d'après, ils traversent avec difficulté les quelques mètres qui les séparent de leur campement. Éridan ne tient pas debout et leur progression est lente. Finalement, ils arrivent près des dernières braises. Charlie tente de conserver la flamme en attisant le brasier, mais comme l'ambiance est retombée, le feu semble s'essouffler.
Ana, les bras croisés sur la table, s'est assoupie en les attendant. Loïs se demande combien de temps s'est écoulé. Il a l'impression de s'être perdu dans la ligne du temps.
Ils sont si silencieux par rapport à tout à l'heure. Le calme paraît presque effrayant.
Délicatement, ils assoient Éridan par terre. Romane lui chuchote quelque chose à l'oreille, mais Loïs ne peut l'entendre. Il ne semble pas réagir. Elle caresse sa pommette avec tendresse.
« Tu devrais nous raconter, ça ira mieux après. »
Éridan ne dit rien. Loïs et ses amis respectent sa décision. Avec lui, ils observent le silence et la nuit qui s'allongent.
« Il me manque, souffle-t-il au bout d'un moment.
– Qui ? demande Romane.
– C'est ma faute...
– Pourquoi tu dis ça ? »
Il ne répond pas et se remet à fixer le vide, à fixer le monde à travers la mer qui fait rage dans ses yeux. Il tremble et se recroqueville sur lui-même.
« Il voudrait pas ça, Éridan », déclare calmement Loïs.
Mais son ami ne l'entend sûrement plus. Il semble complètement renfermé sur lui-même. L'alcool continuant de battre ses veines et brouillant ses sens. Demain, il ne se souviendra plus de rien. Peut-être qu'il ne sera pas le seul. Charlie titube à moitié dans sa semi-lucidité, Ana s'est déjà endormie, alcool ou fatigue, difficile à dire. Loïs regarde Romane qui continue de réconforter silencieusement Éridan. Comme lui, elle n'est pas assez plongée dans l'ébriété pour prétendre effacer cette soirée avec le sommeil. L'alcool fait des ravages, Loïs déteste en être témoin. Toutefois, quelque part, il sait qu'il ne fait que faire remonter les vraies douleurs des cœurs. Une potion de vérité toxique. Un poison addictif.
La nuit s'éternise. Personne n'ose aller se coucher. Pourtant, tous mériteraient de fermer les yeux sur cette journée sans fin et sans répit.
Quand vient l'heure où la lassitude de compter les secondes l'emporte, il se lève et avance dans la semi-pénombre, comme un fantôme. Le feu est si faible que seule la braise apporte sa lumière. Délicatement, il secoue Ana qui grommelle.
Il a un petit soupir. Alors que ses yeux ensommeillés peinent à s'ouvrir, il l'aide à se relever et à rejoindre son sac de couchage.
En entrant dans la chambre, il remarque que Charlie a déjà rejoint le pays des songes, étalé de tout son long sur le tapis de sol de la tente. Il n'a sûrement pas eu le courage de fermer le zip, car ses pieds dépassent encore dans la salle principale.
Loïs ressort. La fraîcheur lui arrache un frisson. Il ne s'était pas rendu compte que le froid avait remplacé la moiteur de la journée d'été.
La dernière braise se tait et il est plongé dans le noir. Toutefois, sans mal, il attrape une lampe à gaz et l'allume. Automatique. Plus rien ne bouge à l'extérieur. Romane lève la tête et lui offre un sourire fatigué. Éridan est assoupi, la tête posée sur ses genoux. Il semble apaisé sous le règne du sommeil. Loïs se rapproche d'eux sans un mot. Avec des gestes toujours plus lents, il aide la jeune fille à transporter son ami dans la tente.
À cette heure de la nuit, rien ne semble avoir de son. Chaque action leur est arrachée dans un silence. Tout bruit serait superflu. Alors dans ce même mutisme, ils ferment la porte de la tente et rejoignent à leur tour le vague monde des rêves.
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