Chapitre 31
Dans la nuit noire, Loïs ouvre les yeux. À ses côtés, un ronflement se fait entendre. Ce bruit disgracieux le fait sourire. N'était-ce pas Charlie qui a juré ne faire aucun bruit en dormant ? Un peu plus loin, Éridan est également assoupi. Ils se sont couchés tard, hier. Après être retournés au lycée récupérer la voiture de Charlie, puis ramené les filles chez Ana, la nuit était déjà bien entamée quand ils ont atteint le pas de la porte. Ils ont tenté de rentrer avec discrétion, mais leurs rires continuaient de s'élever de temps à autre. Ils se sont ensuite installés dans la chambre, prolongeant ainsi la soirée encore un peu. Ils ont dû s'endormir en parlant, car entassé sur le matelas simple, la crise du logement se fait ressentir.
Loïs se tourne et tente de trouver une position confortable entre les corps de ses deux amis. Les minutes passent et ses yeux ne daignent pas se refermer. La fatigue l'a quitté. Alors avec toute la discrétion qu'il peut user, il s'extirpe du lit et quitte la chambre à pas de loup.
La maison est si calme et paisible. L'obscurité, à peine troublée par la lampe torche de son téléphone, lui paraît rassurante. L'ambiance est presque irréelle. Aucun bruit ne vient troubler la quiétude de la demeure. Parfois, le craquement du parquet le fait frissonner. Lentement, il traverse le couloir pour rejoindre la cuisine. Sous la porte, un filet de lumière se détache. Précautionneusement, il abaisse la poignée et pousse la porte.
Assise au bar de la cuisine, Lucile tourne sa tête précipitamment vers lui. En le reconnaissant, elle se détend et sourit. Encore à moitié ensommeillé, il le lui rend avant de se tourner vers le placard pour se servir un verre d'eau.
« Insomnie ? demande-t-il alors que ses yeux s'accrochent au fin ménisque ascendant contre son verre.
– Oui. Toi aussi, apparemment. »
Ils se taisent et écoutent les minutes passer. Loïs ignore l'heure qu'il est, mais à travers la fenêtre, seul le lampadaire au coin de la rue émet sa lumière jaune. Puis, son regard tombe sur sa sœur qui, les yeux dans le vague, joue avec le fond de lait de sa tasse. En l'observant ainsi accoudée au bar, il se rend compte que le temps les a éloignés. Le temps, mais peut-être la vie aussi. Sa sœur, dont il connaissait tous les secrets, lui est si secrète dans cette cuisine à la lumière tremblotante.
« Tu dors pas beaucoup en ce moment, nan ? »
Elle s'arrête de jouer avec le récipient, ses yeux croisent les siens alors qu'elle répond malicieusement :
« Oui. Toi aussi, apparemment. »
Il sourit et elle aussi. Rien que ce petit contact lui réchauffe le cœur.
Après avoir terminé son verre, il s'assoit en face d'elle. Le silence, comme l'obscurité, est rassurant ce soir.
« C'était bien votre fête ? demande-t-elle soudain.
– Super, je risque pas de l'oublier de sitôt !
– En tout cas, vous étiez encore en forme en rentrant, rit-elle.
– On t'a réveillé ?
– Pas vraiment, dans un état de semi-conscience, j'ai entendu trois rigolos monter les escaliers et je me suis rendormie.
– Pourtant, on a essayé d'être discrets, décrète-t-il, mi-désolé, mi-amusé.
– De toute manière, la discrétion ne fait pas partie de tes gênes... »
Ils rient doucement, complices. Quand leurs voix finissent par s'étioler dans la nuit noire, ils restent silencieux. Peut-être qu'ils n'ont plus rien à se dire finalement.
Peut-être qu'ils en ont trop à dire.
Le regard de Loïs se pose sur sa petite sœur, sa tête ébouriffée, tournée vers la fenêtre. Elle parait si fragile dans son tee-shirt trop grand. Elle est perdue quelque part entre la lune et les étoiles. Il dirige à son tour ses yeux vers le carreau de la cuisine, mais seul son reflet lui revient. Ils ont l'air si fatigués. Deux somnambules un peu trop lucides dans cette cuisine nocturne.
Finalement, c'est elle qui brise le silence, dans un murmure.
« C'est si injuste... »
Il attend qu'elle continue, mais rien ne vient.
« Quoi donc ? Les gens, la vie, le temps ?
– On se tait, on dit plus rien. Pourquoi j'ai l'impression de plus rien savoir de toi alors qu'on vit sous le même toit ? J'aimerais dire tant de choses, mais ça ne vient jamais jusqu'à ma bouche. Ça continue de tourner dans ma tête, ça s'arrête jamais... Je sais même pas pourquoi je parle de ça maintenant.
– Je...
– Je sais que je devrais ne me soucier de rien et me contenter de crier mes idées, haut et fort. Mais ça reste bloqué là, s'exclame-t-elle en tapant son poing contre son front. Des fois, j'aimerais hurler, mais rien ne sort. J'ai pas le courage, j'ai peur que si ce qui tourbillonne dans ma tête s'échappe, tout devienne vraiment réel...
– Je comprends. »
Elle le regarde les yeux floutés par toutes les émotions qui l'animent. Colère, frustration, chagrin, tristesse.
«J'ai si peur, Loïs. Des fois, j'aimerais me réveiller et que toutes ces choses qui me bouffent le crâne ne soient que des cauchemars. Des fois, j'aimerais ne pas me réveiller pour que toutes ces choses n'existent plus. »
Loïs ne répond rien. Il se sent soudainement vide. Combien de fois il a voulu que tout se termine. Il a vu la souffrance en face de lui, manipulant ses proches, tant qu'il en oubliait ses propres peines. Mais au final, il n'était que le réel œil de cette tornade. Il s'est détesté pour ça. Il se déteste pour ça. Il a si peur lui aussi. Il a si mal lui aussi. Il a envie de hurler lui aussi.
Sur le coin du bar, Lucile passe son bras sur ses yeux qui ne cessent de noyer ses joues.
Loïs voudrait la prendre dans ses bras. Mais est-ce vraiment du réconfort qu'il lui apporterait en s'accrochant à elle comme à la dernière lueur dans la nuit ?
Les anges passent sans s'arrêter. Ils laissent seulement planer le silence, comme si même eux ne pouvaient rien faire de toutes ces pensées douloureuses naissant et vociférant dans leurs têtes.
Ils ne savent plus l'heure qu'il est. Cette nuit n'a pas d'heure pour Loïs. Il s'est réveillé dans une pénombre sans fin, les grains du temps semblent s'être arrêté de tomber. Le soleil ne se lève pas malgré les longues minutes qui s'écoulent dans le silence et les sanglots qui font les dernières essences de leurs vies. Peut-être qu'ils ne sont plus que douleur finalement.
« Loïs... Je veux pas que tu partes », parvient-elle à lâcher alors que son corps ne peut cesser de trembler.
Ce dernier ne dit rien, il n'ose plus lever la tête au risque de dévoiler les larmes qui glissent le long de son menton.
Il entend le bruit d'un tissu se déplacer. La seconde d'après, elle le serre très fort contre elle. Comme un réflexe, il fait de même. Le visage dans son tee-shirt, elle cache ses pleurs. Derrière son dos, il dissimule les siens. Pourtant, rien n'est à cacher, ils sont secoués, torturés à tel point que des hoquets incontrôlables se mélangent à la plénitude de cette cuisine bien trop silencieuse.
Leur tristesse alors contenue depuis trop longtemps s'écoule jusqu'à disparaître dans les tissus imbibés d'eau. Loïs ne contrôle plus rien. Ni ses gestes ni ses émotions. Il se laisse porter par ce besoin d'enfin exprimer quelque chose. L'abcès dans son cœur s'est ouvert. Il se demande ce qu'il restera de lui quand tous les tiraillements qui l'habitent se seront échappés dans cette averse salée.
Rien ?
Sûrement.
Peut-être.
Non.
Lui restera.
Lui. Différent ou le même.
Lui dans tous les cas.
Il ne sait plus finalement.
Il existe un lui, seulement ?
Ses pensées ne sont plus cohérentes. Contre lui, Lucile semble s'être calmée. Ses larmes coulent toujours, mais elle s'est assoupie. Elle est si pâle. Elle aussi n'a plus rien à drainer. Enfin, il espère. Il dégage délicatement ses cheveux collés contre sa joue avant de la déplacer avec tendresse sur le canapé de la pièce d'à côté. Elle mérite de se reposer.
Ils parleront, il se le promet. Mais pour l'instant, la nuit ne s'est toujours pas troublée. Le ciel est toujours d'encre. Endormie ainsi, elle paraît plus calme. Son visage n'est pas souffrant, juste encore brillant de pleurs quand le faible rayon de lune éclaire la pièce. Loïs s'installe dans le fauteuil à côté.
Il n'a toujours pas sommeil.
Mais pour changer, sa tête est vide, son cœur est léger. Il peut laisser vagabonder son esprit dans la nuit, sans crainte ni peine. Rien ne le traverse vraiment, juste des pensées fugaces qui n'atteignent jamais vraiment sa conscience. Elles se bousculent, l'une après l'autre sans rien laisser derrière elles. Des vagues sur le sable. Le vent sur un champ de fleurs. Elles dansent, s'envolent, papillonnent.
Dans cette demi-conscience, il attend le jour. Il croit en la lumière qui effacera les ombres sur le visage de sa sœur. Il espère qu'elle remplira son cœur de chaleur, au moins un instant, avant que la vie ne s'en charge à sa manière.
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