Dans le Royaume du Néant, quelque part au-dessus de l'océan de Draeh.

*•*•*•*

— Meunier, tu dors, ton moulin, ton moulin va trop vite... meunier, tu dors, ton moulin, ton moulin, va trop fort.

— Arrête ça, tonna une voix sortit d'outre-tombe.

L'âme se tut en frissonnant. Elle était vexée, elle arrivait au refrain de sa comptine et c'était sa partie préférée.

— Mais, plaida-t-elle, je ne dérange pas... je chantonne juste.

— Silence, la coupa la voix.

— J'essaie de trouver du réconfort, ajouta néanmoins l'âme, malgré la peur qui la terrassait.

— Du réconfort ? tiqua la voix. Tu n'es pas ici pour trouver du réconfort. Tu n'avais qu'à avoir le courage de rejoindre les étoiles. Tu as décidé de rester au sol, parmi les sorciers, parmi les faibles, sur ces terres lasses et fades. Ne te lamente pas.

— Ça suffit, intervint une troisième voix, plus douce, presque aérienne. Maître, cessez de tourmenter le jeune Thomas. La vie d'une âme peut se révéler éprouvante. Surtout lorsque des antiquités les rappellent à l'ordre.

La voix n'apprécia certainement pas la remarque acerbe de la Gardienne mais eut la décence de se taire.

— Que se passe-t-il, Thomas ? demanda Maygheard.

— Je... j'ai un souvenir qui a surgit. Je voulais le faire parler mais j'indispose le Maître, alors je me suis tu.

La Gardienne, les yeux clos, soupira. Toujours en lévitation, ses interminables mèches brunes flottaient autour d'elle comme un halo protecteur ou comme une armée de lianes prêtes à la défendre.

La jeune âme lui causait quelques soucis. Depuis son rituel de passage bien des semaines plus tôt, elle ne cessait de faire des allers et retours entre les terres du Dashgaïh et le Royaume du Néant. Elle ne savait pas ce qu'elle voulait. Et puis elle contrariait notamment la Gardienne parce qu'elle semblait très peu réceptive à son dessein : prendre le contrôle du Dashgaïh.

Mais contrairement au Maître qui ne se privait pas de rabrouer Thomas dès qu'il en avait l'occasion, la Gardienne pensait plus sage de tenter de le comprendre pour le ranger de leur côté. Du côté des morts, du Néant, de la domination de la Lune sur le monde.

— Un souvenir a surgit ? feignit de s'étonner la Gardienne. Cela semble t'arriver souvent.

— C'est perturbant, approuva l'âme. Mais une fois passé la réminiscence, impossible de m'en souvenir à nouveau.

— Je vois, observa Maygheard alors qu'elle entretenait pour la dixième fois la même conversation avec Thomas. Rassure-toi, c'est normal. Cela fait partie du voyage des âmes. Après un changement d'état tel que celui du passage de la vie à la mort, certains souvenirs ressurgissent puis disparaissent, jusqu'à ce que l'on n'ait plus aucune connaissance d'Avant et que l'on soit libéré de leur poids pour mieux apprécier son état présent. Tes souvenirs ne seront bientôt plus, Thomas.

— J'espère que tu dis vrai, Gardienne, murmura l'âme.

Le silence reprit ses droits, l'âme vagabonde rassérénée pour quelques instants.

L'immense cavité dans laquelle lévitait la Gardienne était parcourue de temps à autres par la traversée spectrale de Voleurs d'âmes revenus du Dashgaïh ou en partance pour celui-ci. Ils n'avaient nul besoin que l'effrayante porte de calcaire se soulève pour passer d'un monde l'autre, les créatures cauchemardesques la traversaient sans un bruit.

Une fois repues par ce qu'elles trouvaient dans le Dashgaïh, elles se blottissaient les unes contre les autres au plafond de la cavité, à l'instar de leurs cousines du monde des humains, les chauves-souris.

Thomas était l'une des rares âmes à traînasser dans la cavité. La plupart d'entre elles ne faisaient qu'étape dans l'antre de la Gardienne avant de poursuivre la voie qu'il leur semblait le plus juste de poursuivre : devenir une étoile et nourrir les constellations célestes ou bien servir le Néant et gonfler les rangs de l'armée de vent qui sévissait sur le Dashgaïh.

La jeune âme, malgré sa tentative de retour dans les terres, ne semblait pas pouvoir s'en satisfaire et revenait invariablement chez sa protectrice quelques jours, et parfois même, tout juste quelques heures après que celle-ci l'eut convaincu de rejoindre les courants d'air.

Une confusion sans nom régnait en elle et se manifestait par le camaïeu désordonné de couleurs qui l'enveloppait : marron, bleu et vert, un mélange qui ne s'alliait pourtant jamais chez les âmes sorcières. C'était cela qui troublait le plus la Gardienne.

Elle ne parvenait pas à comprendre ce qui empêchait cette âme d'avoir le même comportement serein que toutes les autres. La voix non plus n'avait pu expliquer le comportement singulier de Thomas. Mais l'immense patience dont était dotée la Gardienne lui conférait un pouvoir sans nom qui lui permettrait à coup sûr de mettre la main sur le blocage de l'âme et s'en débarrasser pour de bon.

— J'ai parlé à quelqu'un lorsque j'étais en bas.

Thomas venait de reprendre la parole. Décidément, il était tenace, ce jour-là.

La voix s'apprêta à faire rouler à nouveau ses accents rocailleux contre la roche brute et les Voleurs d'âmes, connectés à leur Maître par un lien indéfectible, le sentirent, faisant naître un frémissement d'ailes qui secoua le plafond. La Gardienne aussi percevait la tension énergétique augmenter brusquement. Des rayons noirs obscurcirent la cavité et Thomas frémit.

Mais Maygheard intervint juste à temps pour leur éviter l'orage imminent, la phrase de l'âme l'intéressait.

— Raconte-moi, l'invita-t-elle de son timbre envoutant.

L'âme ne se fit par prier. Blottie dans un coin de la cavité, effrayée et pourtant attirée comme un aimant par la Gardienne qui l'hypnotisait, elle déballa ses aventures terrestres.

La Gardienne tressaillit.

— Tu es entré en contact avec un sorcier ? répéta-t-elle.

Son timbre semblait refléter une réelle incrédulité. Il était dangereux pour les deux mondes de communiquer. L'âme devait le savoir. La Gardienne se demanda ce qui pouvait bien clocher chez elle. Thomas confirma d'une voix chevrotante.

— Je m'ennuyais dans la forêt, confessa-t-il. Et ce sorcier semblait triste. Enfin, pas triste mais tourmenté. Je me suis dit que je pourrais essayer de l'aider. Il était avec un autre sorcier mais cet autre sorcier était indéchiffrable. Il avait l'air bougon. Je me suis dit qu'il ne voudrait pas être mon ami. Donc j'ai interpelé le premier sorcier.

L'âme soupira. Sa représentation matérielle se tinta de rouge. Au fur et à mesure que les mots quittaient la masse d'air, la teinte carmine s'intensifiait.

— Au début, il ne m'a pas pris au sérieux. Ça m'a un peu blessé, pour être honnête. Mais il a fini par me répondre. Et quand les ondes de sa voix m'ont transpercé, j'ai cru... j'ai cru que je venais de retrouver ma maison.

Thomas se tut. Il avait tout dit. Nul doute que ce souvenir n'avait pas perdu en intensité dans sa courte mémoire d'âme. La Gardienne laissa un fin sourire étirer ses lèvres pâles.

— Laisse-moi deviner, Thomas, articula-t-elle d'une voix maternelle, tu aimerais retrouver ce sorcier, non ?

— Je crois bien que ce serait merveilleux, Gardienne, jugea-t-il.

— Alors je te propose un marché, d'accord ? Tu vas partir à la rencontre de ce sorcier et discuter avec lui si cela te chante mais en contrepartie tu me fera un compte rendu détaillé de ses faits et gestes et de vos conversations. Est-ce compris ?

— Oh merci Gardienne, j'ai cru que tu m'en voudrais. J'ai cru... Puis-je partir dès à présent ? s'enthousiasma la jeune âme.

— Le plus vite tu partiras, le plus vite tu pourras remplir ta mission, acquiesça Maygheard.

L'âme jubilait. Dans une explosion de rouge et de bleu, elle traversa la cavité de part en part et disparut en franchissant la barrière de calcaire qui le séparait de l'extérieur.

« Je vais réveiller le meunier ! » entendirent alors tous ceux qui se trouvaient à proximité d'un Thomas à la joie ressuscitée.

— Quelle idée saugrenue tu as eu là, commenta le Maître qui ne paraissait guère enchanté de la décision de la Gardienne.

Cette dernière ouvrit ses paupières pour la première fois depuis une éternité. Ses orbes verts étincelèrent dans la pénombre du royaume.

— Laissez-moi faire, trancha-t-elle. Si je ne peux me servir de Thomas comme soldat, je m'en servirais comme espion. Quelle aubaine qu'il soit si attiré par les sorciers. Je vais, grâce à lui, tout connaître de leurs malheureux plans pour tenter de me retirer mon pouvoir.

Un rire presque joyeux ricocha contre les parois sèches de la cavité. Et alors que la voix du Maître émettait un grognement pour témoigner de son assentiment à la stratégie de la Gardienne, celle-ci fredonna :

— Meunier, tu dors, et le vent souffle, souffle... Meunier, tu dors, et le vent souffle fort.

— Maygheard ! tonna la Voix, aussi surprise qu'agacée.

Mais la Gardienne rit de plus belle.

— Meunier, tu dors, reprit-elle plus fort, voici venir l'orage, le ciel est noir, il va bientôt pleuvoir !

L'hystérie de la Gardienne contamina vite les créatures qui lui servaient d'armes et les milliers de Voleurs d'âmes pendus à la voûte reprirent l'air enfantin en sifflant. Ils s'envolèrent par centaines vers les terres, semant sur leur passage, vent, pluie et terreur.

La machine indestructible conduisant à la capitulation de la vie sur la mort était en marche.

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*publication le 14/06/19*

Mouahaha vous n'êtes pas prêts pour se qui se trame ! 😈

Qu'en dites-vous du comportement de Thomas ? Et de celui de Maygheard ?

Prenez soin de vous 😘

Legacy 🧙🏻‍♀️✨