Spoty avait froid, et le corps frêle de Lumia à quelques centimètres du sien n'y changeait rien. Étrange. Il pensait avoir laissé le froid derrière lui en débarquant sur cette île, mais voilà que le mal venait le réveiller en plein sommeil. Il ne savait trop dire s'il se trouvait au milieu de la nuit ou bien s'il était l'heure de se réveiller, alors dans le doute, il restait immobile les yeux fermés, désireux de se réchauffer et de se rendormir pour éviter à ses pensées de devenir trop envahissantes.

Quelques heures plus tard, le campement s'éveilla au bruit des bâillements d'Heïna et des grognements de Zed. Le pauvre, Thomas l'avait tenu éveillé de longues heures durant, et fasciné malgré lui par les échanges impromptus avec le fantôme, le sorcier s'était laissé happé par leur conversation. Lumia de son côté, s'évertuait à réveiller Spoty. Le garçon avait un sommeil de plomb, elle le jalousait presque. 

— C'est quoi le plan aujourd'hui ? demanda Lumia en avalant goulument son petit-déjeuner.

Fruits à coque, infusion au romarin et restes de viande de la veille. Si la sorcière n'était pas fan de cet assortiment, au moins devait-elle reconnaître qu'il lui tenait au corps et lui procurait une énergie dont elle avait cruellement manqué ces derniers mois.

— On devrait s'approcher du volcan pour essayer de trouver une source de chaleur, répondit Spoty. C'est à partir de là qu'on aura une chance de la libérer et de contrebalancer la force du Néant. Enfin, je crois. 

La sorcière hocha la tête, et porta son bol d'infusion à ses lèvres, les yeux perdus dans le vide.

Zed observait sa sœur boire tout en affutant un bout de bois avec lequel il voulait consolider la structure de leur abri de fortune. Le soulagement qu'il ressentait en la voyant s'alimenter de nouveau était presqu'aussi intense que la frayeur qui lui coupait la respiration quand il pensait à la force qu'ils allaient devoir réveiller et à celle qu'ils allaient devoir affronter. Tout cela semblait le dépasser, et il se voyait mal survivre.

Pourtant... il le fallait bien.

Pour sa sœur, ses amis, son peuple, pour tous les sorciers qui foulaient la terre meurtrie du Dashgaïh dans l'espoir de voir reparaître un jour la caresse du soleil sur leur monde. Pour toutes ses raisons, Zed devait garder la tête froide, le cœur bien accroché et la détermination inaltérable, et mener ce combat jusqu'au bout.

Mû par une énergie nouvelle, il se releva d'un geste souple, accrocha le bâton qu'il venait de tailler dans le toit de l'abri, vérifia qu'il y était solidement arrimé, puis rassembla ses affaires pour se mettre en route.

— Je peux venir ? demanda Heïna.

La jeune fille avait observé ce grand sorcier depuis son réveil, et une insatiable envie de se rendre utile elle aussi la tenaillait. Zed la dévisagea sans rien dire, débattant avec lui-même. 

Cahan, qui avait observé la scène sans rien dire, comme à son habitude, jugea cette fois-ci bon d'intervenir.

— Si une partie de l'ancienne Heïna subsiste dans son corps de gosse... se risqua-t-il, je crois qu'elle t'en voudrait de la priver de l'exploration.

Zed échangea un regard avec le nomade. Il ne voulait pas mettre la petite sorcière en danger. Mais son instinct encore brut pouvait aussi s'avérer utile. Et effectivement, si un jour, Heïna retrouvait l'âge qu'elle avait perdu et se souvenait de cette période, elle lui ferait mordre la poussière pour l'avoir bridée.

— On l'embarque avec nous, alors, céda-t-il.

— Je viens aussi, en profita Lumia.

— De toute façon, je ne pense pas que le camp craigne quoi que ce soit ici. C'est pas comme si d'autres sorciers trainaient dans les parages, ajouta Spoty.

— Mais il nous faut à manger pour la journée, contrecarra Zed.

— On trouvera de la nourriture en chemin, décida Lumia.

D'un geste souple, elle attrapa son sac à dos et prit la main de son frère dans la sienne.

— On la gagnera ensemble, cette bataille, d'accord ? Pas en écartant tout le monde.

Son frère hocha la tête sans rien dire. Une boule lui obstruait les cordes vocales et il préférait ne pas se risquer à parler, pour éviter de révéler sa peur à ses compagnons de voyage alors qu'ils n'étaient même pas encore face au danger.

Plus ils se rapprochaient du volcan, plus Lumia sentait son énergie s'accroître. Elle ne s'était jamais sentie aussi en forme qu'à ce moment-là. Bientôt elle se mettrait à courir, et peut-être même à voler. Elle avait la sensation qu'elle pouvait soulever des montagnes, vaincre le Néant, réveiller un volcan et sauver le monde. C'était galvanisant.

Spoty aussi sentait bien que la sorcière se trouvait dans une grande forme. Son énergie prenait toute la place, elle rayonnait. Bien que curieux sur la raison de ce phénomène, le garçon ne s'en sentait pas moins soulagé et heureux de la voir ainsi.

Pourtant, autour des sorciers, la nature aride manquait de souffle. Les rares arbres qu'ils croisaient ressemblaient à des squelettes. Décharnés et asséchés, leurs branches tordues se tendaient vers le ciel dans une réplique de supplication, comme pour s'attirer la clémence des dieux. Le sol craquelé sous leurs pieds abîmés par des mois d'errance paraissait s'affaisser un peu plus à mesure qu'ils progressaient. Le froid mordant et le vent giflaient leurs visages et fouettaient le peu de cheveux qui dépassaient de leurs vêtements. 

— C'est moi ou il fait de plus en plus froid ? demanda Spoty.

À dire vrai, le sorcier connaissait déjà la réponse. Il percevait, avec une acuité dont lui seul détenait le secret, l'arrivée d'une force dépourvue de chaleur qui les enveloppait peu à peu, à leur insu. Et cela le terrifiait. 

— Non, on se les pèle, acquiesça Lumia en croisant les bras pour tenter de se réchauffer.

La montagne se tenait si près d'eux à cet instant, qu'ils décelèrent des sortes de grottes qui la parcouraient.

— Vous croyez qu'il faut entrer ? demanda Lumia.

— Entrer où ? interrogea Spoty, les sourcils froncés.

— Ces cavités pourraient bien mener vers une source de chaleur, supposa le porteur de Mars.

— De la chaleur ! sautilla Heïna. Je veux aller voir la chaleur !

— Va pour la grotte, alors, capitula Lumia.

En haussant les épaules, elle prit la main de Spoty et entra à l'intérieur de la cavité tout en décrivant l'endroit à Spoty. La couleur ocre des parois et les aspérités de la roche créaient une ambiance particulière. La sorcière ne savait pas si elle s'y sentait davantage en sécurité qu'à l'extérieur, mais elle ressentait une familiarité indéniable avec l'endroit.

— Mais sérieusement, vous pensez pas que c'est anormal qu'il fasse plus froid ? relança Spoty.

— Ça faisait des jours qu'on dormait sans se geler, en plus, ajouta Zed.

— C'est un peu comme si... Vous croyez que la Gardienne du Néant peut savoir qu'on est là ? Et surtout, ce qu'on cherche à faire ?

Tout le monde cessa de marcher pour se dévisager en silence. Les mêmes interrogations passaient de visage en visage, et les mêmes craintes s'y lisaient. Si la Gardienne se trouvait dans les parages... la confrontation aurait lieu plus tôt que prévu. 

— De toute façon, le seul moyen de faire cesser cela, c'est de réveiller le volcan, résonna alors la voix de Cahan.

Et tandis que toute la troupe s'étonnait un peu plus d'entendre ce son pour la deuxième fois en une matinée, de nouvelles énergies et une exclamation – de surprise ou de joie, ils n'auraient su dire – les déstabilisèrent encore davantage.

Avec une lenteur aussi exagérée que mesurée, Lumia tourna sa tête vers l'origine du bruit. Face à elle, face à ses amis et elle, cinq silhouettes se détachaient dans l'obscurité de la cavité.

À y regarder de plus près, elle discerna deux sorciers et trois sorcières. Quatre d'entre eux semblaient très jeunes, ils paraissaient avoir des âges similaires aux leurs. La cinquième sorcière était sans aucun doute bien plus âgée.

D'abord, personne ne dit rien. Puis un sanglot étouffé résonna en même temps que l'une des jeunes sorcières soufflait « Zed ? Spoty ? », et alors un concert d'exclamations explosa dans la grotte.

— Ethel ? répondit Zed, incrédule.

— Des sorciers !

— Des vivants !

— Votre... Votre Sainteté ?

— Les amis ! s'exclama Spoty en même temps qu'Heïna.

Zed et Lumia se dévisagèrent en fronçant les sourcils tandis qu'en face, tous arboraient un large sourire. Tous, sauf l'un des jeunes sorciers à l'air un peu bourru.

La sorcière plus âgée s'avança ensuite, alluma une flamme orangée dans sa paume et coula un regard empreint de tendresse et de détermination sur la troupe de Zed.

— Mes enfants... Quelle surprise, et quelle joie de vous voir en si bonne santé. J'imagine sans mal que vous êtes ici pour les mêmes raisons que nous. Cela tombe bien, parce que quelques bras de plus ne seront pas de trop pour se mesurer aux forces unies du Néant qui ne vont pas tarder à s'abattre sur cette île.

Et tandis que chacun avalait avec plus ou moins de difficulté les paroles de celle qui, un jour, fut leur Grande Prêtresse, ils se tournèrent comme un seul corps vers l'extérieur de la grotte d'où un puissant coup de tonnerre venait de retentir.

— Bienvenue sur Har, l'île au volcan régénérateur, puissance de création du monde. Notre seule et dernière chance de faire reparaître le Soleil.

Une pluie diluvienne s'abattit comme un rideau devant l'entrée.

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Publication le 09/05/20