Chapitre 20-2 - D'une fête du Soleil et d'un soleil vide
Sur la côte ouest du Dashgaïh, dans un village aonghasien
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Ses yeux me fixaient sans paraître me voir. La peur s'étirait en moi comme une sombre créature aux crocs acérés qui me tailladaient le ventre. J'étais tétanisée à l'idée de faire le moindre faux pas, le moindre geste brusque qui me couperait de ce moment. Car je voyais enfin clair. Charly dissimulait depuis tant de jours – des semaines entières ! – la souffrance qu'il avait en lui.
Il avait dû finir par penser que jamais on ne découvrirait ce qu'il avait fait. Pour nous sauver. Mais cela, c'était sans compter cette fête inattendue et la boisson que l'on y servait. Et la perspicacité d'une sorcière de Jupiter qui se sentait enfin le courage d'affronter l'ombre qui l'entourait.
— Je n'aurais pas dû boire, déclara le sorcier d'une voix atone. C'était une erreur.
— Non, Charly, ce n'était pas une erreur. Tout arrive pour une raison.
Dans l'espoir d'apaiser mon ami, j'empruntai le ton de voix le plus doux que je possédais.
— Cette nuit-là... me remémorai-je, j'ai été réveillé par une perturbation du souffle de l'énergie qui nous enveloppait. Je croyais que tu avais simplement sacrifié ta peur pour accéder au message de la source, j'ai voulu m'en convaincre, parce que j'avais terriblement besoin d'être rassurée.
Je penchai la tête et scrutai son visage.
— Mais il y avait quelque chose de plus, n'est-ce pas ? murmurai-je.
Le sorcier expira en y mettant toute son âme et passa sa main dans ses cheveux achromatiques. Elle était couverte de cicatrices causées par les morsures du froid impitoyable.
— Ce n'est pas si grave que ce que tu crois, tenta-t-il de me rassurer. Je ne me sens simplement pas très bien ces derniers jours, mais ça passera.
Il n'avait pas sourit depuis des heures, pas lancé une pique humoristique depuis des jours et lui, grand extraverti de première se tenait à l'écart de la lumière, de la foule et de la chaleur du feu. Et il comptait me faire croire que ça passerait. Comme ça, par magie. Il se moquait de moi sans penser une seconde ce que je pourrais ressentir. Des larmes amères brûlèrent mes paupières mais je refusai de les laisser couler.
— Arrête de te fourvoyer dans des illusions, grondai-je. Ça ne te mènera nulle part.
Charly eut un mouvement de recul, surpris par mon changement de ton.
— Je te dis de ne pas t'en faire, Ethel. Ça m'arrive depuis tout petit d'avoir des coups de mou, des périodes où je me perds... en moi. Mais je finis toujours par trouver la sortie. Et j'en ressors plus courageux et plus heureux. Plus puissant.
— Et c'est souvent que ça t'arrive de perdre la couleur de tes cheveux ? D'avoir des cernes plus sombres et profonds que la nuit elle-même ? De vivre dans un monde sans soleil ?
À chaque mot, je m'avançai vers lui. Plus je me rapprochais, plus j'avais peur de ce que je trouverais une fois arrivée. Une fois face à l'immensité des pupilles blessées que je contemplais. Mais je voulais avoir le courage de franchir le gouffre béant que mon ami avait créé entre le monde et lui. Peu importe s'il fallait que ce fut en funambule sur une corde qui menaçait de lâcher à chaque instant.
Je posai ma main droite sur l'épaule du sorcier, accueillis mon pouvoir et me laissai submerger par les émotions que je recevais.
Feuille d'Automne parlait de mousse pour décrire notre pouvoir à nous, les porteurs de Jupiter. Parce qu'à l'instar de la mousse nous avons une capacité d'absorption puissante qui nous permet de récolter les émotions, les énergies et les humeurs qui nous entourent.
Mais à cet instant j'aurais aimé ne jamais avoir eu cette faculté-là. J'aurais même préféré un pouvoir manipulateur comme celui de Lumia ou destructeur, comme celui de Zed, mais pas celui d'une foutue éponge capable de ressentir l'abandon et l'impression d'échec qui submergeaient Charly.
Un sanglot s'étrangla dans ma gorge et mes yeux ahuris rencontrèrent ceux de mon ami. Son regard orageux m'en voulait d'avoir lu en lui et semblait me demander si j'étais fière de moi.
Je hochai la tête et l'étreignis de toutes mes forces. D'abord surpris, le sorcier ne réagit pas avant d'enrouler ses bras dans mon dos et de s'abandonner à son désarroi contre moi.
Des larmes chaudes dévalèrent ses joues pour se nicher dans mes boucles au camaïeu improbable de brun et d'argent. Ses sanglots s'étouffèrent contre mon écharpe et je m'offris comme support à sa peine, me promettant de le rester aussi longtemps qu'il en aurait besoin.
— Je suis un soleil vide, cracha-t-il entre deux crises de larmes. Je suis raté, fané, vide.
Alarmée par ses mots, je le serrai plus fort contre moi et caressai ses cheveux.
— J'ai donné l'amour que j'ai pour ma famille à la source, Ethel. Et leurs souvenirs.
Le son de la fête me parvenait en fond sonore mais les éclats de rire et les harmonies majeures sonnaient comme une véritable dissonance à mes oreilles. Si elles avaient pu saigner, elles l'auraient fait. Le sorcier avait fait le pari le plus risqué qu'il était donné à un ado de faire. Sa famille contre son monde. Un tel choix n'aurait jamais dû exister. Je me sentais fébrile, j'avais peur de tomber. Mais je savais aussi que là était le moment de prendre sur moi et d'avoir de la force pour deux.
— Tu as fait ce choix pour sauver un monde, Charly, soufflai-je.
— Non, je suis le pire égoïste du Dashgaïh tout entier. J'ai abandonné mes racines, mon passé, mes...
De nouveaux sanglots l'interrompirent et je le laissai évacuer avant de relâcher mon étreinte pour le secouer par les épaules et le forcer à me regarder dans les yeux.
— Tu as sacrifié ceux qui t'ont donné la force d'être celui que tu es aujourd'hui pour sauver les milliers de sorciers qui foulent cette terre.
Je m'accroupis pour déterrer un bout de sol, l'empoigner avec force et l'agiter sous le nez incrédule du sorcier.
— Tu l'as fait pour sauver les innombrables cœurs qui battent au rythme de l'espoir sur cette terre ! Tu l'as fait pour sauver cette terre, tu m'entends ?
Je laissai retomber mon bras sans lâcher la terre. Elle me procurait une sensation d'apaisement et j'en avais drôlement besoin.
— Tu es de loin l'homme le plus courageux et altruiste que je connaisse, repris-je en m'autorisant un sourire timide. Alors tu as le droit de douter, tu as le droit de ressentir la souffrance que tes choix te coûtent, tu as le droit de te sentir perdu et démuni face à l'immensité de notre combat, mais tu n'as pas le droit de te laisser tomber dans une spirale dépréciative qui remette ta valeur et tes actions en cause. Parce que t'es un putain de héros mon pote.
J'avais le souffle court, les yeux pétillants et je me sentais soudain envahie d'une joie intense. Charly resta sans voix un instant, les bras ballants. Ses larmes s'étaient taries, ses sanglots aussi.
Il secoua la tête alors qu'un rire s'étranglait dans sa gorge. Lui aussi avait senti le changement dans l'air. Il renifla et s'essuya le nez d'un coup de manche avant de soupirer.
— Et dire qu'il a fallu attendre que je prononce une insulte pour t'arracher un sourire, remarquai-je d'un ton rieur.
Cette fois-ci le garçon s'esclaffa plus franchement.
— Je me suis perdu si loin... admit-il, que je n'espérais même plus entendre ces paroles un jour.
— Tu m'estimes si peu que ça ?
— Pour le coup, j'ai mal estimé tout le monde...
Je hochai la tête, compréhensive.
— Merci Ethel.
Charly fronça les sourcils.
— C'est dingue, ce mot ne paraît vraiment pas approprié.
Je secouai la tête en riant.
— Qu'importe, je sais ce qu'il signifie venant de toi. Et le plus important c'est que je ne vois plus ce regard vide terrifiant dans tes yeux.
J'avais l'impression de sentir le poids de nos tensions personnelles et respectives s'envoler, de sentir une énergie nouvelle nous entourer et une certaine complicité renaître. Comme un phénix.
Le garçon prit quelques minutes pour reprendre ses esprits, sécher ses larmes et retrouver son sourire. Je restai silencieuse près de lui, observant de loin la fête déjantée qui animait le village côtier.
— Tu viens ? m'interpella soudain Charly.
J'haussai un sourcil et il désigna le feu de joie d'un coup de tête. Un sourire se matérialisa alors sur mes lèvres en manque d'amusement.
— Allez Ethel, me décida Charly, comme dirait ton père : « Let's get footless drunk ! ».
Je chancelai de surprise mais le garçon me rattrapa et haussa les épaules.
— Il faut croire que j'ai oublié ma famille mais que je vais n'en connaître que mieux celle des autres...
Je ris de sa blague nulle et lui pris la main.
— T'as pas peur de rendre une certaine blonde jalouse ?
Déstabilisée, je fis mine de ne pas comprendre à qui il faisait référence mais ne je pus empêcher mes joues de prendre une teinte bien trop rouge pour être innocente.
— Dis pas n'importe quoi, bafouillai-je. De toute façon, elle doit être bien trop bourrée pour me reconnaître...
Le rire de Charly étincela dans l'air frais. Ses yeux pétillaient et mon cœur se réchauffa. Je sentais que la soirée avait pris un nouveau tournant et qu'elle nous réservait encore bien des surprises.
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*publication le 31/10/19*
Joyeux Halloween, joyeux Samhain* !
Comment allez-vous, chers compagnons silencieux du voyage de nos petits sorciers tourmentés ?
En cette soirée si spéciale, j'espère que vous vous trouvez entourés de quoi vous sentir bien : des êtres chers, un chocolat à la cannelle, un plaid douillet, un chapitre de Legacy... Comment ça, j'exagère ? 😂🙈
Enfin, si vous êtes là, de toute façon... 🤷♀️
Que dites-vous de ce chapitre ? De la révélation de Charly ? De la réaction d'Ethel ? Des « surprises » que la soirée a encore à apporter ? 😏
En tout cas, nous sommes à un moment charnière de l'histoire !
Portez-vous bien, prenez soin de vous, avec l'hiver qui approche c'est plus que jamais important. ♥️
Legacy, une sorcière d'humeur festive ! 🍂🧙♀️
*Samhain est une fête traditionnelle celte. Entre l'équinoxe de printemps et d'automne, elle marque la fin et le début de l'année celtique. Comme un prélude à l'hiver, elle prépare la terre à affronter le froid. Rebaptisée « Toussaint » au IXe siècle, elle conserve son aura de portail spirituel entre les mondes immatériel et physique. – propos inspirés de Gardiennes de la lune, de Stéphanie Lafranque
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