Aux yeux des autres
Entièrement nue, devant un grand miroir, Élisabeth regardait le reflet du corps qui abritait son âme.
Ce corps qu'elle haïssait plus que tout, qu'elle aurait bien détruit si cette enveloppe charnelle n'était pas nécessaire à sa survie.
Elle regarda ses pieds, petits, si petits, si chétifs, bien la seule partie de ce corps qu'elle appréciait vaguement.
Puis ces jambes sur lesquelles une toison de poils bruns se faisaient beaucoup trop présente, couvrant ce corps d'une fourrure gênante et horriblement laide.
Elle ne put s'empêcher de regarder avec une fascination teintée de dégoût cette entrejambe, cette chose qu'elle détestait plus que tout et qui la gênait comme si ça faisait partie du corps d'un autre.
Élisabeth ferma les yeux, grimaça, puis les rouvrit pour continuer son implacable inspection.
Elle regarda ce ventre qui n'avait rien de particulier.
Puis cette poitrine désespérément plate, désespérément vide, qu'elle rêvait de pouvoir combler de n'importe quelle manière, histoire de se donner l'illusion d'avoir des seins.
Elle s'avança, lentement, vers la glace réfléchissante.
Un pas.
Un deuxième.
Elle s'arrêta.
Un dernier pas, tout petit, comme ses petits pieds, la seule chose qu'elle apprécie vaguement chez elle.
Elle regarda alors la partie du corps dans lequel se cachait son âme qu'elle connaissait le mieux, ce visage.
Ces cheveux courts, décidément trop courts, qu'elle rêvait de pouvoir les faire assez grandir pour qu'ils puissent carresser son dos.
Ces sourcils broussailleux, désordonnés, indomptables, qu'elle n'osait pas épiler.
Ces lèvres beaucoup trop claires, qu'elle espérait pouvoir teinter de carmin un jour.
Ces traits, pas assez féminins à son goût, anguleux, droits, durs.
Comment pouvoir espérer plaire aux hommes avec ce corps ?
Elle recula.
Elle voulait une vue d'ensemble.
Élisabeth était une fille.
Alors pourquoi le corps reflété était celui d'un garçon?
Pourquoi si elle était une fille, n'avait elle pas des seins, des lèvres pulpeuses?
Pourquoi devait-elle supporter le machin qui prenait beaucoup trop de place entre des jambes?
Elle était définitivement maudite.
C'était une idée de Fay.
Une très, très mauvaise idée, soit dit en passant.
Depuis que son amie avait prononcé ces mots fatidiques, Élisabeth continuait de se répéter que c'était une mauvaise idée.
Mais son cœur n'en avait rien à faire, et elle se mettait à espérer pouvoir réussir, pouvoir enfin être une femme aux yeux des autres.
Peut être y arrivera-t-elle.
Ça valait le coup d'essayer.
Une grande soirée allait avoir lieu en ville.
Le genre de soirée qui n'ont lieu qu'une fois tous les dix ans, et Fay était bien décidée à convaincre Élisabeth d'y aller déguisée.
Non, il ne fallait pas dire "déguisée". Non, ce corps qui abritait son âme, ce corps d'homme qu'elle détestait, était un déguisement.
Et tous les artifices qu'elles ajouteraient à son apparence n'étaient pas un déguisement, puisqu'ils montreraient enfin la vraie nature de son âme.
Enfin... C'était l'opinion d'Élisabeth.
Aux yeux de ceux qui réussiront peut être -sûrement!- à la démasquer, elle sera simplement considérée comme un homme se déguisant en femme.
Alors qu'elle était depuis sa naissance une femme déguisée en homme.
Ô douce et cruelle ironie.
Et aux yeux de Fay... Elle ne voulait pas savoir ce que pensait Fay.
Elle était peut être sa seule alliée, mais Élisabeth avait peur qu'elle considère son "envie de se sentir femme" comme un jeu.
Et elle ne supporterait pas de voir le regard dans les yeux de son amie.
Effrayée par l'idée que quelqu'un comprenne qu'elle "n'était pas une femme" -même ne serait-ce penser ces mots lui déchirait le cœur- et que la soirée se termine dans des circonstances catastrophiques, Élisabeth n'avait aucune envie d'y aller.
Mais grisée par l'envie d'être admirée en tant que femme, rien que le temps d'une soirée, elle mourrait d'impatience et ne pouvait tout simplement pas ne pas essayer.
Espérant seulement qu'elle ne croise pas Dolorès, Jeanne et Anna.
Ces trois diablesses qui étaient à présent sa seule famille n'hésiteraient pas une seconde avant de se moquer d'elle de la façon la plus cruelle possible.
Espérant que personne ne comprenne qu'elle "était un homme".
Espérant que quelqu'un la remarque en tant que femme.
Fay semblait vraiment surexcitée, tellement la perspective de "déguiser" Élisabeth l'exaltait.
Tellement que quelque jours plus tard, Elisabeth regardait à nouveau ce corps qui abritait son âme dans le reflet de son miroir, espérant que ces modifications la mettraient en valeur.
Ses petits pieds qu'elle appréciait vaguement étaient bien à l'abri dans des chaussures décorées d'une fausse fourrure.
Sur ses jambes, des collants opaques, cachant son duvet que plusieurs bandes de cires avaient quelque peu diminué.
Puis une jupe bouffante lui arrivait juste en dessous des genoux.
Juste pour le plaisir, elle fit une pirouette, puis, deux, juste pour le plaisir de voir cette jupe s'envoler autour de ses jambes. C'était la première fois de sa vie qu'elle comptait sortir avec une jupe.
Elle leva le regard vers le décolleté, enfin, sa robe ne laissait rien voir -puisqu'il n'y avait rien à voir- mais Fay lui avait donné un soutient-gorge qu'elles avaient rembourré. Et la vue de cette poitrine dont elle avait tant rêvé était magnifique.
Elle avait mis une perruque de la même couleur que ses cheveux, et la sensation de ces cheveux caressant son dos était tout simplement magique.
Puis, enfin, enfin, elle regarda son visage que Fay avait maquillé.
Elisabeth savait bien que son amie avait épilé et brossé ses sourcils -à vrai dire, elle avait grandement souffert- mais le résultat était fascinant, épuré, net.
Ses cils étaient magnifiquement longs, agrandissant ses yeux.
Ses lèvres étaient enfin colorées de rouge, et cette touche de couleur la rendait plus féminine qu'elle ne l'avait jamais été.
Elle était belle. Enfin.
Et elle était prête pour cette soirée.
Debout dans le bus qui allait les conduire à la soirée, elle tremblait, sentait son cœur battre plus vite, plus fort, martelant sa poitrine.
Elle avait peur.
Elle le ressentait dans chaque battement de cœur, dans son ventre noué, dans sa respiration qui s'affolait.
Elle n'oserait pas. C'était une mauvaise idée.
Mais Fay serra sa main, lui donnant à travers sa paume le soutien, le courage dont elle avait besoin.
-Ça va aller? Lui demanda-t-elle sincèrement, avec un regard gorgé de tendresse. Parce que si tu ne veux pas, on peut...
-Non.
Elle ne dit rien d'autre, mais son visage déterminé laissait comprendre qu'elle ne baisserait pas les bras. Pas maintenant. Fay passa affectueusement sa main sur son épaule, faisant de son mieux pour lui montrer qu'elle sera là, toujours.
Elles venaient de sortir du bus, et entendaient déjà la musique et les personnes autour.
-C'est comme l'attraction qu'on a fait l'autre jour. Souffla Élisabeth, essayant de se rassurer. J'avais extrêmement peur, mais j'ai adoré.
-C'est comme l'attraction. Confirma Fay, sa main toujours dans la sienne.
Elle avait l'impression que son cœur allait casser sa poitrine, que se jambes n'allaient pas réussir à la supporter, que tout le monde comprendra la supercherie.
L'adrénaline. L'attraction qu'elle avait adoré.
Après avoir pris une grande inspiration, elle saisit le bras de Fay, et elles se dirigèrent, bras dessus bras dessous, vers l'entrée de la boite, l'attraction qu'elles allaient adorer.
Cela faisait une heure qu'Elisabeth était entrée et elle n'arrivait toujours pas à se détendre.
Adossée au bar, les mains crispées sur son verre déjà vide, elle observait, mortifiée, les personnes autour d'elles, comme si elles allaient lui arracher ses vêtements et montrer au monde entier qu'elle était si naïve d'avoir cru pouvoir être une femme aux yeux des autres.
Mais personne ne la regardait, elle était juste une fille banale qui n'ose pas s'affirmer.
Rien que le fait d'être considérée comme une fille -même "banale"- lui procurait une sensation nouvelle. Une sensation grisante de liberté, d'émerveillement.
Fay ne s'était pas éloignée, elle gardait toujours un œil sur elle - et si Elisabeth ne l'avait pas suppliée d'aller s'amuser, elle serait restée à ses côtés.
Elle balaya la salle du regard, n'osant décidément pas se lever et affronter les autres - de vrais lions enragés.
Au bout d'un moment, un garçon s'assit sur le tabouret à côté du sien.
Une dizaine d'autres étaient disponibles, il aurait pu aller n'importe où, mais non, il avait décidé de s'assoir à côté d'elle.
Elisabeth se raidit involontairement. Elle ne savait pas quoi faire, quoi dire, deux où trois personnes l'avaient abordée au cours de la soirée et elle les avait poliment éloignées, mais là, ce garçon venait s'assoir à côté d'elle, sans rien lui demander.
Il se tourna vers elle.
-Tu veux quelque chose?
-Non, merci...
Pourquoi elle le remballait ? Elle était venue pourquoi, pour être assise sur un tabouret et ignorer tous les garçons qui feraient l'effort de lui parler?
Le garçon haussa les épaules et appela le barman. Tiens, elle avait l'occasion de tenter à nouveau sa chance.
-Et toi, qu'est ce que tu veux ?
Un sourire amusé naquit sur le visage du garçon.
-Un coca, s'il te plait. Lui répondit-il avec un clin d'œil.
Elle ne savait pas depuis combien de temps elle parlait avec ce garçon, qui lui a dit s'appeler Melvyn, mais elle ne voulait surtout pas que ça s'arrête.
Comme s'ils se connaissaient, ils parlaient de tout et de rien, surtout de rien, et Elisabeth commença progressivement à se détendre, à s'amuser.
De ce garçon émanait quelque chose de naturel, d'irrésistible.
Elisabeth était intérieurement folle de joie. Elle était enfin, enfin, considérée comme une femme. Elle ne saurait pas dire depuis combien de temps elle attendait ce moment... Toute sa vie, peut être.
Et elle sentait bien que ce garçon la dévorait des yeux.
Elle ne saurait pas dire à quel moment la discussion a glissé vers quelque chose de plus intime, de plus romantique.
Peut être que son cerveau trop oxygéné par sa respiration rapide l'a empêchée de voir, de comprendre, d'empêcher l'inévitable.
Peut être que plus tard, elle se dira que c'est à force d'espérer que le cœur se brise.
Mais elle savait exactement à quel moment ce cocon entre eux deux s'est brisé, lui rappelant amèrement que beaucoup considéreraient le fait qu'elle n'ai pas d'emblée dit avoir un "corps d'homme" comme une trahison.
Quand Melvyn rapprocha doucement ses lèvres des siennes, ne laissant aucun doute sur ses intentions, Elisabeth pensa à toutes les réactions possibles et inimaginables qu'il pourrait avoir s'il apprenait la vérité après qu'elle l'ai laissé l'embrasser.
Et toutes étaient horribles.
Alors avant qu'il ne puisse aller plus loin, elle plaça doucement, mais fermement, la main sur sa bouche.
Lui signifiant à regret qu'elle ne désirait pas aller plus loin. Oh, elle le voulait, elle sentait que tout son être était attiré vers ses lèvres, mais elle ne pouvait tout simplement pas.
Elle lut la déception dans ses yeux, et son cœur se brisa en mille morceaux.
Il s'éloigna et lui fit un sourire contrit - et elle sut que les milles morceaux qu'était devenu son cœur furent projetés dans un cyclone.
-Désolée. S'excusa-t-elle avant qu'il ne puisse parler. Je... Je ne peux pas.
-Tu ne peux pas ? Demanda-t-il en levant un sourcil interrogateur. C'est à dire ?
Ses yeux, ses yeux étaient aussi beau qu'un océan dans lequel elle adorerait se noyer... Et elle ne saurait pas lui mentir en les regardant.
-Je ne veux pas. Bredouilla-t-elle en baissant les yeux, d'une petite voix qui n'a sûrement pas trompé Melvyn.
Et alors qu'elle prononçait ces mots, le cyclone se transforma en explosion, détruisant son cœur une bonne fois pour toute.
Sans rien dire, il prit le visage d'Elisabeth dans ses mains, avec une délicatesse infinie, puis, le visage à quelque millimètres du sien, murmura :
-Si tu ne veux vraiment pas, dis le moi, maintenant.
Elle se sentait piégée. D'un coté, il y avait son honneur, son honnêteté, elle ne pouvait pas le tromper, peut être qu'il allait la détester, et de l'autre, il y avait les magnifiques lèvres de Melvyn qui n'attendait qu'elle. Et puis, c'est pas comme si elle avait le revoir, il ne saura jamais qu'un corps masculin cachait son âme...
Alors elle ferma les yeux, attendant qu'il franchisse les quelque millimètres qui séparaient leurs lèvres.
Mais au lieu de ça, elle fut violemment agrippée par l'épaule et arrachée des mains de Melvyn.
Elle était sur le point de s'énerver contre la personne qui avait osé la déranger - elle savait bien que Fay n'aurait jamais interrompu un moment pareil- quand elle reconnu les personnes qui venaient de détruire le rêve qu'elle vivait.
Son visage devint aussi pâle que la mort quand elle les reconnut.
Jeanne et Anna.
Ses prétendues sœurs plus diaboliques que Satan lui-même.
-Tiens, lança Jeanne de sa voie méprisante, je t'avais dis que c'était lui.
Elle avait appuyé sur le "lui" comme pour montrer au monde entier qu'à ses yeux, Elisabeth était un garçon.
-Je rêve, tu es vraiment travelo ou tu as juste perdu un pari ? Continua Anna en la toisant.
Elle n'osa pas répondre, ni même regarder Melvyn qui n'allait sûrement pas tarder à la détester, si elle pouvait elle partirait le plus vite possible pour aller pleurer dans son lit.
Puis, elle entendit sa voix, étonné, mais visiblement pas en colère.
-Qu'est ce que vous voulez dire par là ?
-Que Charles t'a sûrement assuré qu'il était une fille, et que tu l'as cru comme un con, visiblement ! Répondit Jeanne avant d'éclater de rire, rapidement suivie par sa sœur.
Charles. Ô comme elle détestait ce prénom. Prénom peut être donné par son père, qu'elle aimait plus que tout, mais horriblement masculin.
-Elle ne m'a pas dit qu'elle était une fille, je l'ai su dès que je l'ai vue. Répliqua Melvyn d'un ton neutre.
Elisabeth aurait peut être eu le temps d'être émue par ces paroles, mais le rictus qu'elle vit naître sur le visage de Jeanne lui fit redouter ce qu'elle avait derrière la tête.
-Oh, vraiment ? Et si je fais ça, affirma-t-elle en enlevant avec violence sa perruque, lui arrachant un cri de douleur, tu continueras à croire qu'il est une fille?
C'en était trop pour Elisabeth, qui sentit qu'elle était au bord des larmes. Ces deux idiotes étaient tellement heureuses de faire du mal aux autres, juste pour assouvir leurs pulsions sadiques, juste pour voir la tristesse dans le regard de leurs victimes.
Melvyn se leva et s'approcha de Jeanne, et Élisabeth pu voir ses poings serrés jusqu'à faire blanchir ses articulations.
-Oui, à mes yeux elle est bien une fille, et tu vas la laisser tran-
Puis, comme un ange tombé du ciel, Fay débarqua.
-Vous êtes de vraies connasses. Cracha-t-elle aux deux sœurs qui continuèrent de la regarder de haut.
Elle prit alors Elisabeth par la main, lui murmurant des paroles réconfortantes alors qu'elles s'éloignaient, ignorant les remarques acides de Jeanne et Anna.
Et les imploration de Melvyn.
Puis, au moment où elles sortirent dans la rue, son talon se cassa, la fit tomber au sol.
Alors elle s'assit par terre, enlevant rageusement ses chaussures qu'elle prit dans ses mains, puis Fay l'aida à se relever.
Bras dessus bras dessous, elles marchèrent vers l'arrêt de bus, espérant qu'il n'allait pas tarder.
-Elisabeth ! Entendirent-elles après à peine quelques minutes.
Elle se retourna pour voir Melvyn, qui courrait vers elle.
-Appelle moi "Charles", pas besoin de faire semblant que je suis une fille ! Lança-t-elle rageusement, épuisée par la tournure chaotique qu'avait prit cette soirée.
-Parce que maintenant tu dis être un garçon? Alors pourquoi tu es venue habillée comme ça ?
-J'en sais rien !
Ses joues étaient à présent baignées de larmes, mais elle ne pouvait pas se taire, elle ne pouvait pas garder en elle toute cette haine, cette fureur, cette frustration.
-Je ne sais pas ce qui m'a prit d'avoir été aussi naïve, de croire que je pourrais enfin être moi-même, rien que le temps d'une soirée, mais voilà, j'ai un corps d'homme, alors pourquoi je devrais faire semblant ?
Fay posa une main compatissante sur son bras, muette mais à ses côtés.
Melvyn s'avança, d'un pas, puis deux, pour finalement se retrouver juste en face d'elle. Il respirait bruyamment, il devait avoir beaucoup couru, et elle était toujours fébrile, mais ils ne disaient rien, ils s'observaient.
-A mes yeux, tu es la plus belle femme du monde.
Elisabeth renifla bruyamment. Elle entendit, au loin, les cloches de l'église qui sonnaient minuit.
Elle n'arrivait pas à réfléchir.
Les paroles de Melvyn l'empêchaient d'avoir les idées claires.
Sans rien dire, Melvyn prit alors son visage dans ses mains, avec une délicatesse infinie, puis, le visage à quelque millimètres du sien, murmura :
-Si tu crois vraiment être un garçon, dis le moi, maintenant.
Puis, voyant qu'elle souriait faiblement et fermait les yeux, il l'embrassa.
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