Chapitre 9
— J'ai une véritable dette envers toi, Püpe.
Kliss se tourne devant le miroir ovale en admirant le retour de sa belle queue touffue.
— En effet, soupiré-je, tu es au courant que je ne sais absolument pas danser ?
Elle se pince les lèvres avant d'accrocher un sautoir à son cou.
— Tu apprendras sur le tas. Et ça te fera de bons revenus...
— Je ne vais pas tenir à ce rythme. Sans parler de la fréquentation dans les quartiers de la basse forteresse.
Pigelley et Djalah débarquent à ce moment dans le boudoir, toujours jacassant bêtement.
— Mais voici notre chevalier servant ! s'exclame l'astre extravertie, tu as sauvé la mise de notre chaton préféré.
Je rougis, gênée par l'encensement qu'elles me font.
— Le seigneur Lucasse en pince pour toi, rétorque Pigelley toujours plus cynique, c'est que tu fais tourner des têtes !
— Je n'ai guère envie qu'il m'arrache la tête, rétorqué-je.
— Si tu peux lui brûler la peau des fesses tu monteras encore dans mon estime, grince la cathors d'un air revanchard.
Je la comprends ; mon nouvel employeur l'a méchamment amochée lors de sa dernière visite. Pigelley hausse des épaules avant de s'effondrer nonchalamment dans un pouf :
— Moi, j'ai toujours apprécié les clients un peu timbrés.
— Présente-toi la prochaine fois que le propriétaire de l'île se pointera, glousse Djalah.
— Arrête ! Le prince Morgal est extrêmement séduisant. Il ne doit pas hésiter à me voir s'il a besoin de se changer les idées.
— C'est un elfe, Pigelley, il n'est pas intéressé par des astres comme nous.
— Ce n'est pas vrai, plusieurs prostituées ont déjà été commandées à son nom.
— Oui. Tu oublies qu'aucune d'entre elles n'est revenue vivante...
— C'est anecdotique ! Elles ne savaient juste pas s'y prendre !
Je lève les yeux au ciel, lassée par leurs élucubrations. C'est vrai que le propriétaire ne louche pas mais c'est surtout pour sa fortune colossale qu'elles s'y intéressent. Et accessoirement pour son origine ethnique. Aucune des filles ici n'a jamais couché avec un elfe. Et ces viles créatures dégagent en général une aura et des phéromones ensorcelants. Leur côté énigmatique plait autant qu'il exaspère. Personne ne les aime mais tout le monde voudrait profiter de leurs talents cachés.
— Je ne comprends pas votre intérêt, lâche Kliss d'un air mauvais, ce type est à l'origine de notre servitude. Sans ses raids lancés sur le territoire de ma tribu, je serais encore une princesse et non une putain.
— Il peut se montrer un peu froid, admet Pigelley, mais ça ne lui retire rien de son charme.
— Tu parles ! s'esclaffe Djalah, le gars a éviscéré son propre frère à ce qu'on raconte ! C'est un vampire aussi, tu oublies !
— Pfff.
Lorsque l'astre aux cheveux cendrés a une idée -tordue- en tête, elle ne lâchera jamais le morceau. J'espère simplement qu'elle ne finira pas comme les autres pauvres malheureuses. Pigelley est une amie, mine de rien. Mais ça ne m'étonne guère qu'elle fantasme sur le prince.
Cette tocade amuse Djalah qui préfère rire de sa compagne plutôt que de s'en inquiéter, comme le fait Kliss. Je finis d'ailleurs de la vêtir avant de me tourner vers les deux autres folles qui attendent toujours nues sur leur siège. Vraiment des incapables lorsqu'elles le veulent...
Une fois leur accoutrement fini, je profite de ma pause pour rejoindre ma chambre. Maman prépare le repas sur les grilles de notre cheminée. Elle m'adresse un sourire avenant avant de m'inviter à m'asseoir à table.
Une bonne odeur de ragoût s'échappe de la marmite. En cette période d'hiver, je ne suis pas mécontente de manger un bon repas chaud. Sans viande, bien entendu, mon estomac ne pourrait supporter à l'instar des autres membres de ma race.
— Püpe, ma chérie ?
— Oui ?
— Méléra m'a alertée sur ton deuxième travail.
— Ah...
— Cela ne me plait guère.
— Je n'ai pas vraiment le choix, tu sais. J'ai signé un contrat.
— Tu n'étais pas obligée de sauver la mise de Kliss, ma chérie.
— Oui... Mais Méléra m'aurait vendue aussi si je ne parvenais pas à récupérer la queue.
Maman baisse les yeux, attristée par la situation.
— Fais bien attention à toi, hein.
Elle me caresse tendrement la joue avant de s'asseoir à son tour. Je ne sais jamais vraiment comment réagir lorsqu'elle me témoigne de l'affection : je ne peux pas m'empêcher de penser qu'elle ne voulait pas de moi, au départ. Mais je n'y suis pour rien. Je n'ai rien demandé à personne, moi.
— Quelque chose ne va pas ?
— Non... Rien...
Elle insiste de son regard gris. Je soupire et déclare :
— Je ne vais pas tenir comme ça indéfiniment, Maman. Je pense de plus en plus à partir de l'île.
— Püpe...
L'affliction se lit dans sa voix mais je crois que c'est le moment d'aborder le sujet :
— Je ne tiens pas à passer l'éternité dans un bordel en attendant qu'un client torché me décapite par mégarde. Je veux partir sur le continent, c'est tout.
— Tu veux devenir une esclave ? se lamente ma mère.
— Ici, je suis prisonnière.
— Et les filles ? Ce sont tes amies. Et Tampia ?
Elle joue avec les cordes sensibles mais je ne vais pas gâcher ma vie pour eux. C'est vrai qu'actuellement, je n'ai aucune envie de quitter le gnome alors que je débute à peine une relation. Mais même si nous décidons de rester jusqu'au bout ensemble, nous n'aurions aucun futur dans la Forteresse. Il nous suffirait simplement d'aller dans un autre royaume, comme en Fanyarë par exemple.
— Tu acceptes finalement que je passe du temps avec Tampia ? souris-je malicieusement.
— Je sais que rien de malencontreux n'arrivera entre vous.
— Dis-moi, Maman, tu regrettes ?
Sa tête bascule légèrement pour tenter de comprendre mon propos :
— De quoi ?
— De m'avoir gardée ?
Ma pauvre Maman semble chamboulée par ma question. Son visage se chiffonne sous l'émotion. Elle se lève de sa chaise et me rejoint pour me prendre dans ses bras :
— Mes bien sûr que non, ma petite puce. Je t'aime de tout mon cœur et rien ne changera ça. J'ai eu très peur de m'occuper d'un enfant dans un tel endroit. Mais j'y suis arrivée car chaque jour mon amour pour toi se raffermissait ! Je ne veux pas que tu t'en ailles... Comment pourrais-je veiller sur toi ?
— Je ne suis plus une enfant, Maman.
Elle hoche la tête, sans me lâcher. Tendrement, je lui rends l'étreinte et l'embrasse. Ma mère est bien la seule personne pour qui je pourrais tout sacrifier.
Lorsque le soir arrive, je sens la panique m'assaillir : comment vais-je bien pouvoir redescendre dans les tréfonds de la forteresse et danser devant de parfaits inconnus ? Je me mords la joue tout en pensant aux mésaventures qui m'attendent. Mais je n'ai pas le choix. Il est probablement temps pour moi de plonger dans les turpitudes les plus sombres de la Forteresse.
La mine craintive, je dévale les marches vers des départements toujours moins éclairés. Mes petits talons tapent sourdement sur le bois alors que les cris des passants retentissement à mes oreilles baissées.
Enfin, je parviens jusqu'à l'entrée de la loge en question. Le porche sombre surplombe une lourde porte de bronze, décorées de figures étriquées. Pas vraiment rassurant. Des astres armés jusqu'aux dents m'ouvre les battants et me laissent pénétrer dans ce sanctuaire de verdure.
Contrairement à ma première visite, la salle est pleine d'invités dont la richesse m'éclabousse par le scintillement des parures. Timidement, je m'avance jusqu'aux tribunes où des danseuses se produisent déjà dans des froufrous de plumages. Par le Créateur, une véritable horreur. Je crains le pire pour ce qu'il m'attend.
Une humaine du Levant m'accoste et me traine jusqu'à un vestibule où elle m'ordonne de me déshabiller.
— Enfile ce costume, dit-elle simplement, nous t'attendions sur la scène.
— Je ne sais pas danser...
— Contente-toi d'imiter les autres pendant ce temps.
— Mais vos chorégraphies semblent complexes...
Je retire mes souliers et saisis mon nouvel uniforme. Il est constitué d'un corset de satin blanc ainsi que d'un tutu de plumes de cygne. Des dessous de dentelles immaculés se joignent à des chaussures aux talons bien trop élevées pour mes chevilles.
— Au fait, je m'appelle Lidjo.
— Tu exerces ici depuis longtemps ? demandé-je en tentant d'enfiler le costume.
— Plus de cinquante ans.
Je fronce les sourcils en la regardant : comment se fait-il qu'elle paraisse aussi jeune ? Ses yeux bridés sont dépourvus de rides et sa longues chevelure lisse reste d'un noir inchangeable. Mmh, je crois avoir compris : elle provient d'une dynastie royale mélangée avec d'autres races. C'est une pratique proscrite par tous les autres royaumes mais des mélanges de sang se sont faits pour justement rallonger l'existence de certains humains.
— Tu as besoin d'aide ?
— Ce ne serait pas de refus.
Elle se place derrière moi et resserre violemment les lacets. Je pousse un petit couinement de surprise alors que l'air quitte mes poumons.
— Lucasse aurait pu trouver une gnome moins grasse, râle-t-elle.
— Merci !
Je n'avais pas besoin de cette réflexion désobligeante. Mais c'est vrai que mes poignées d'amour vivent un très mauvais moment. Et je ne parle pas de mes seins, compressés méchamment et remontés par le corset. Si je ne déchire pas le tissu dans un mouvement brusque, j'aurais de la veine.
Lidjo me fait mine de la suivre alors qu'elle sort du vestibule de sa longue foulée élancée ; elle est magnifique avec son corps filiforme, bien mis en valeur par le costume. Hum... Ce n'est pas vraiment mon cas. Gisandre a raison : je ressemble vraiment à un petit troll qui se dandine.
D'une démarche maladroite, je m'avance jusqu'à la scène, traversée de longues barres métalliques. S'ils imaginent que je vais réussir à me balancer là-dessus, ils se fourrent le doigt dans l'œil. Je décide donc de rester sur le plancher de la scène avec les autres danseuses qui s'agitent à une vitesse affolante sous les orchestres bruyants. Olalah, mais je vais pas tenir deux secondes à ce rythme.
Mais encore une fois, je dois me lancer. Après une longue inspiration, je rejoins la trentaine de danseuses et tente tant bien que mal de les imiter. Heureusement que ma race possède quelques facilités avec les mouvements et les coordinations corporelles. J'enregistre au bout d'un certain temps les gestes et les positions récurrentes. Mais la musique endiablée commence sérieusement à me taper sur les nerfs. En bas de la scène, les convives déambulent d'un buffet à un autre sans vraiment prêter attention à la représentation. J'espère au moins que Lucasse m'a remarquée ! Histoire que je ne porte pas ce tutu pour rien !
J'ignore combien de temps je me suis trémoussée sur ces planches. Clairement, la chorégraphie était plus que suggérée. C'est à la fois sensuel et intense. Résultat, lorsque l'orchestre se calme enfin, je rejoins un banc dans un coin pour m'y affaler : j'en peux plus ! Mes membres sont en compote !
— Ce n'est pas le moment de souffler, intervient ma nouvelle maîtresse, va servir les invités.
Je grimace et me lève péniblement avant d'atteindre les buffets. Espérons que Lidjo ne sera pas trop sur mon dos ! Elle n'a pas l'air bien méchante mais un tantinet trop stricte.
J'attrape donc un plat et slalome entre les astres pour les sustenter. Je croise autant d'hommes que de femmes, appartenant pour la plupart à la race astrale. D'ailleurs je finis par arriver sur l'estrade où s'entretient le seigneur Lucasse. Tous ses interlocuteurs sont aussi laids que lui. À force de baigner et de vivre dans la perversion, ils ont fini par incarner son image. Discrètement je me poste derrière le sofa et écoute la conversation.
— J'ai parlé avec Goer, assure mon employeur, il n'arrive pas à payer ses honoraires auprès de l'elfe ; il nous a demandé un avancement financier pour éponger sa dette.
— J'espère que tu plaisantes, ricane un autre, je ne rentre pas en affaires avec Morgal, de près ou de loin. Si je viens ici, c'est simplement pour profiter des services de l'île. Je paie suffisamment en voyages et en putes.
— Goer menace de fermer le département ; pas assez rentable d'après lui.
Sans faire attention, je commence à me servir dans le plat.
— Si ça continue, ajoute Lucasse, l'île fermera. On ne lui donnerait pas plus de quarante ans avant un déclin brutal.
— Balivernes ! C'est l'entreprise la plus lucrative de la Dimension !
— Tous ces fonds partent dans les armées elfiques de Calca. Et la guerre est loin d'être finie. Au contraire, les dépenses vont s'accélérer pour le prince et si son île ne lui rapporte plus assez, il la rasera pour un nouveau projet.
— Est-ce qu'on ne peut pas tout simplement liquider ce type ?!
— Pour nous attirer les foudres du roi en Blanc ? Mauvaise idée. Les principautés elfiques sont intouchables.
— Vivement que les astres d'Arminassë mettent fin aux monopoles de cette race. Sans ça, on finira tous esclaves.
Lucasse pose à ce moment son regard sur moi comme pour donner forme à son propos.
— Je ne savais pas que des gnomes travaillaient ici, remarque un autre astre ventripotent.
— J'ai embauché celle-ci l'autre jour. Je voudrais qu'elle chante.
J'écarquille les yeux. Danser déjà, ça ne me plait pas vraiment, mais alors user de mes cordes vocales, ce n'est pas la peine d'y songer non plus. Je sais bien que ma voix n'est pas laide, loin de là, mais je ne m'en suis jamais véritablement servi car je suis trop timide.
Un autre astre m'attrape soudain par le bras et me rapproche dangereusement de lui. Sa main sous mon jupon me crispe ; je n'ose pas le renvoyer comme un malpropre à cause de Lucasse, juste à ma droite. J'ai bien trop peur de lui, à vrai dire. Mais en attendant, je suis en train de me faire tripoter par un illustre inconnu. Avec sa vieille gueule de marquis pédant, il pense probablement que tout lui est permis avec les filles qu'il croise.
— Je la verrai bien utiliser sa bouche d'une toute autre manière, gouaille-t-il.
Très drôle, tu es content de ta blague, pauvre idiot ?
— Lâche-là, Tron. La prostitution des gnomes est sévèrement réprimandée sur l'île.
Il me pince les fesses avant de me pousser. Je rabats pudiquement mon tutu en l'incendiant du regard. À part le faire glousser, l'impact n'est pas bien fort. Plus le temps passe et plus je pense au livre que j'ai substitué chez le propriétaire de l'île. Je voudrais bien voir leur tête si leur Vala cessait brusquement de fonctionner. La plupart d'entre eux crèverait sur le champ ; la magie leur est devenant tellement indispensable pour vivre qu'ils ne supporteraient pas son arrêt soudain.
C'est vrai que c'est une idée qui me trotte depuis un moment dans ma tête mais j'imagine que je ne suis pas la première à m'être penchée sur la question. Les royaumes humains ont dû y songer aussi et n'y sont jamais parvenus. Après... Ils n'avaient peut-être pas les bons outils pour y arriver...
Et puis, c'est bien beau de vouloir changer le monde mais pour l'instant, je dois encore cavaler d'estrade en estrade pour alimenter tous ces aristocrates. Vivement la fin de la nuit pour rentrer !
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