Chapitre 34
Je me suis donnée donc encore quelques années. Quelques années pour vivre paisiblement aux Falaises Sanglantes avec des gens que j'apprécie plus ou moins. Bradh passe son temps à m'encenser et à me prévenir de la grande malice destructrice de Binou. Oui, je crois que lui et son lapin flippant ont capté que je voyais le gnome pour des raisons autres que professionnelles. Mais à quoi bon se formaliser sur son désarroi, je ne suis plus un cœur à prendre. Et même si je ne l'ai jamais avoué ouvertement, j'aime ma Loupiote. J'ai même décidé de lui rester fidèle ! C'est vraiment décevant de ma part, je sais, mais c'est plus fort que moi. Les sentiments sont là et ne veulent plus partir.
La journée, je travaille avec Typhêny, la gnome de la princesse Selnar. J'ai appris pas mal de potins de sa part.
— Tu sais, m'a-t-elle dit un jour de son air pincé et méprisant, ma maîtresse se moque bien de la santé de son fiancé. De toute façon, Arquen est là en substitution.
— Selnar et Arquen sont amants ? me suis-je étonnée.
— La princesse serait l'amante de tous les hommes qui existent si elle le pouvait !
Oui, j'ai appris que Morgal est le prince le plus cocu de tout le territoire mais je crois qu'il s'en fiche pas mal puisqu'il ne veut toujours pas épouser la belle elfe rousse.
D'ailleurs, parlons donc de lui. Maintenant cinq ans qu'il poirote dans ses appartements. Depuis quelques semaines, il marche avec l'aide d'une canne. Mais impossible pour lui de se montrer à la cour. Y a qu'à voir l'état de sa vieille gueule. Son joli minois d'ange est transformé en plaie putride qui suinte du pue. Oui, c'est ignoble. Mais d'après Binou, son plus grand désespoir est de ne pas pouvoir égorger les gens en bonne et due forme.
La prochaine fois, il réfléchira à deux fois avant de s'en prendre à Luinil !
Arquen commence à lui pardonner, d'ailleurs. Mais j'ai rencontré quelques soucis avec ce dernier : il m'a surprise dans l'armurerie et je crains qu'il ne me suspecte. Il fallait bien que je remplace mes dagues perdues !
Si ça continue, je vais finir sous surveillance !
Pour rester dans les sujets de décomposition physique, Alças est toujours parmi nous. Il continue sa petite vie d'alchimiste et ne semble rien lâcher. En effet, il a fait plusieurs découvertes, dernièrement et ça l'excite en tout haut point. C'est presque s'il a oublié l'amputation tragique de ses ailes. Même si parfois, je le surprends verser quelques larmes. Il m'a avoué en plus de ça, qu'il était impensable qu'il revoie la petite fée de son cœur dans cet état.
— J'ai assez honte comme ça, a-t-il déclaré, je préfère qu'elle se rappelle de moi avec mes belles ailes violettes.
Ça m'a un peu fendu le cœur, c'est vrai. Surtout que de mon côté, je mène la belle vie avec l'autre crétin. Une idylle qui ne manque pas de piquant car nous devons toujours nous cacher pour s'aimer. Ça pimente la relation, il est vrai. Binou me fait rire, il est très con mais aussi assez malin en même temps. Je l'apprécie beaucoup mais j'aimerais bien qu'il m'écoute, parfois. J'ai essayé de lui faire comprendre de prendre quelques mesures pour éviter les accidents pendant nos unions charnelles et il m'a ri au nez.
— Tu veux pas aussi que je fasse des galipettes arrières et que je saute dans un cerceau enflammé, non plus ? gloussait-il.
Bon, clairement, il profite bien de ma disposition, mais mon minou n'est pas un moulin ! Il a fini par accepter parce que j'insistais mais au bout de quelques temps, il m'a assuré que c'était pas la peine de prendre ce genre de mesures et que de toute façon, on ne serait jamais compatibles.
— Qu'est-ce qui te fait croire ça ?
— Nous sommes des gnomes d'origines assez différentes, a-t-il justifié, alors arrête de me bassiner les oreilles avec tes histoires de bonnes femmes. Et puis, j'ai trop de respect pour toi pour ne pas t'honorer normalement.
— Ton respect tu peux le caler là où tu sais.
Bref, à part quelques petits dissensions à causes de nos différences de genre, nous avons peu à peu établi une règle de vie commune. Enfin, c'est un grand mot, nous ne vivons pas vraiment ensembles mais mine de rien, ça fait cinq ans que l'on se côtoie tous les jours.
Par contre... Je suis certaine maintenant qu'il suit une formation intensive. Il n'est jamais là aux premières heures de la nuit.
— Dis-donc, Binou, tu ne me tromperais pas parfois ?
— Pourquoi tu dis ça ?
— Tu es où entre minuit et deux heures du matin ?
— Je cueille des marguerites pour toi.
J'ai piqué un fard.
— J'ai un peu du mal à te croire.
— Je n'ai aucun intérêt à voir ce qu'il se passe sous d'autres jupons, a-t-il assuré simplement, les tiens me paraissent déjà suffisamment intéressants. Mais crois ce que tu veux, je ne te dirai rien.
Je pense surtout qu'il n'a rien le droit de divulguer. Car Binou me fait confiance, mine de rien. Mais jamais un mot sur ses mystérieuses excursions où il ne revient qu'après plusieurs jours.
Qu'il mène une double vie m'agace. J'ai l'impression d'être hors du coup. Bon, c'est vrai que je n'en mène pas large de mon côté.
Mocheté parait intriguée de mon trouble, elle soulève le couvercle de son panier et m'observe de ses iris fendues.
— Je n'ai pas de souris, désolée.
Par contre, je lui donne des bébés lapins à manger ; il y en a partout en ce moment à cause de Bhaurisse, qui met bas en permanence.
Aujourd'hui, je sors du palais pour me rendre chez l'apothicaire de la cité. Je dois mettre la main sur une potion anti-valique. Ça ne suffirait jamais face au Vala du prince mais ça retarderait l'enclenchement si jamais il venait à être empoisonné par Mocheté. Avec ça, aucun risque qu'il n'échappe. Tout sera finement calculé pour son meurtre. Reste plus qu'à attendre sa guérison...
Le cœur léger, je tresse mes longs cheveux blonds en nattes que je noue avec de petits nœuds roses et cale mon bonnet de soubrette sur ma tête. J'attache mes bas en chatonnant un petit air d'opéra et ajuste mon tablier devant la glace.
Ça me manque tellement, les soirées à l'opéra ! Je sais qu'il y en a un dans le palais mais je n'ai jamais eu l'occasion de m'y rendre. Un jour, avec Binou, on assistera à ça. Même si je crois que ce ne soit son délire.
Je termine mon maquillage et observe le résultat dans le miroir. J'ai vingt-quatre ans, maintenant. Mon physique ne changera plus, il est fixé pour l'éternité. Sauf si je me fais renverser par un troupeau de buffles... L'image qui se reflète me plait bien ; je suis une femme très séduisante avec de sacrées formes qui ne manquent pas de faire baver l'autre sexe. Je suis restée une petite allumeuse, il est vrai. Mais je me suis habituée à ce rôle et je trouve ça très gratifiant de plaire ainsi à tous. Avec ça, Binou ne se sent plus péter. Il peut jouer le fiérot, c'est moi qui tiens la culotte dans notre couple. Même si parfois, il m'impose un peu ses envies, ce petit cochon. J'imagine que sa formation est à l'origine de sa prise de masse musculaire et il est bien content de pouvoir me soulever plus aisément. De toute façon, il n'est pas compliqué à contenter : tant qu'il peut dormir, boire et avoir mes nichons sous la main, il reste un homme heureux. Quel idiot, quand même !
Je sautille jusqu'à la cour gnomique et sors du palais, mon petit sac sous le bras. Comment ne pas être d'excellente humeur ce matin de printemps ? Ma jupette se soulève gaiement au gré de mes entrechats et je descends ainsi vers les beaux quartiers embourgeoisés de la cité.
La boutique de l'apothicaire reluit de mille feux alors qu'une belle vigne vierge grimpe sur son imposante façade. Rien avoir avec l'antre crasseuse de Djinévix.
Sans trahir mes intentions, je me glisse dans l'échoppe et m'engage dans les rayons. Des elfes déambulent silencieusement, échangeant quelques mots sur un produit de temps à autres. Une bonne odeur de livre en cuir se propage entre les bibliothèques et les buffets ouverts. Des milliers de petites fioles s'accumulent sur les étagères, reflétant les couleurs mordorées de leur contenu. C'est fort joli et une ambiance très apaisante règne dans des senteurs de bois vernis.
J'attrape le flacon qui m'intéresse et pars gentiment payer.
Devant mon uniforme reconnaissable, l'apothicaire ne pose pas de question et me vend la potion anti-valique.
C'était du gâteau ! Je sors de la boutique et m'élance joyeusement dans la ruelle passante lorsqu'une main se referme violemment sur mon col.
— Pas si vite, la gnome.
Je lève la tête vers le malotru, furieuse. Mais ma mine agressive se calme aussitôt lorsque je croise le regard sanglant de l'elfe. Je déglutis en reconnaissant le second d'Arquen. Je crois qu'Alças m'a parlé de lui et qu'il vaut mieux me taire. Il s'appellerait Draël, si je ne me trompe pas et ce n'est pas l'elfe le plus tolérant qui existe en Fëalocy.
Sa tenue sombre et sa lance à double lame ne trompent pas sur ses intentions. J'ai intérêt à filer doux. Et à jouer la blondasse pas très maligne, accessoirement.
— Puis-je faire quelque chose pour vous, Monsieur ?
Draël me lâche comme si le fait de me toucher lui brûlait la main.
— Nous nous sommes déjà croisés, crache-t-il le visage marqué par un rictus mauvais.
Derrière lui, trois assassins me toisent silencieusement. Je ne sais quoi répondre à cet homme. Tout en lui respire l'hostilité, de ces bottes cloutées à sa coiffure particulière. Ce n'est pas tous les jours que je vois des elfes coupés ras sur les tempes avec une crête noire sommairement domptée sur le haut du crâne en queue de cheval folle.
Sa combinaison de tueur ne laisse aucune place à la moindre fantaisie colorée.
— Qu'attendez-vous de moi, Monsieur ? demandé-je d'une petite voix.
— Je n'attends rien de créatures si insignifiantes, je profite de te croiser pour te dire que je te tiens à l'œil.
— Je croyais être trop insignifiante pour votre attention ?
Il me foudroie de ses yeux noirs. Va-t-il me découper en morceaux ? Non, il préfère lâcher un léger ricanement et tourner hautainement les talons.
Je pousse un long soupir de soulagement. S'ils avaient fouillé mon sac... Plus de Püpe !
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