Chapitre 32
Quelle journée affreuse ! Nous sommes rentrés à l'hôtel de ville pour recevoir les soins nécessaires. Mais mon état est bien moins critique que celui de la fée.
Les elfes ont fait le nécessaire pour refermer les plaies dans le dos. Malheureusement ça ne rendra pas les ailes de mon pauvre ami.
Toute la nuit, j'ai entendu Alças pleurer à côté de moi. Je doute que ce soit uniquement à cause de la douleur...
Il était tellement attaché à ses ailes, bien que ces dernières lui aient été inutiles toute sa triste vie. Je ne sais pas comment le réconforter. Rien que de voir ses mains chercher ses membranes disparues dans son dos me provoque énormément de peine. Pauvre Alças...
Au matin, Djax frappe à notre porte. Je me lève pour lui ouvrir pendant que mon ami reste sous les draps.
— Alors, comment va Alças ?
— Il n'est pas vraiment d'humeur à parler...
Le nain jette un regard sur l'alchimiste, recroquevillé dans ses draps.
— Je sais que ça ne réparera pas la casse, ajoute le bourgmestre, mais j'ai réussi à obtenir du souffre d'Almat pour vous. Vous ne rentrerez pas les mains vides.
— Les elfes ont assuré qu'il valait mieux qu'Alças reste au lit encore quelques semaines...
— Restez autant de temps que vous le souhaitez !
Djax s'avance vers la couche et tapote l'épaule de la fée :
— J'enverrai un rapport au prince Morgal dès son retour d'Arminassë. Je compte sur lui pour allier nos forces et évincer cette maudite secte. Vanh Doublatch doit payer.
Alças hausse les épaules sans répondre.
— En attendant, vous serez logés comme ma famille. Je veux bien que les elfes restent dans leurs appartements. La crise diplomatique menace assez les Forges de Baarl.
Comme il n'obtient aucun mot de son ami, le nain tourne les talons et s'apprête à sortir de la chambre. Avant de disparaitre, il me fait signe de le suivre dans le couloir pour me parler.
— Je ne vous garantis pas de rentrer en sa compagnie, la gnome, déclare-t-il sombrement.
— Pourquoi ? Les elfes ont assuré qu'il s'en sortirait.
— Les blessures sont soignables mais pas l'esprit. Ses jours sont comptés avant qu'il ne se supprime lui-même. La vie lui est insupportable, sans ses ailes.
— Une reconstitution valique est impossible ?
— Je crains que oui. Recréer des membres perdus, ça s'est toujours fait sous condition de plusieurs années et de mages expérimentés. Mais là, il s'agit d'ailes de fée. Ce n'est pas pour rien que les Gardiens de la Justice les ont arrachées ; la composition est particulière, extrêmement rare.
Je baisse la tête, attristée de cette nouvelle. J'avais un peu d'espoir... Maudite secte !
Mais aussitôt, l'image de Ràva me vient en tête, avec sa longue chevelure rouge, similaire à une cascade de sang. Cette Affamée pourrait supprimer le Vala de races entières ! Aidés de la science, les gnomes pourraient ensuite changer leur sort. Si tentés qu'ils le veuillent... Mes congénères se complaisent dans l'esclavage. Ils aiment être soumis. La liberté les effraie. Qu'importe, j'agirai.
Les jours ont passé et Alças s'est lentement remis de sa blessure. Il déambule tristement dans la chambre comme une âme en peine. Ses vêtements entaillés dans le dos pour faire passer les ailes lui rappellent continuellement la perte de ces dernières.
Nous avons bouclé nos sacs et regagné le Cygne des Abysses pour un triste retour vers les Falaises Sanglantes.
À bord, je surveille attentivement mon ami : je crains qu'il ne saute à l'eau. Malheureusement, je ne pourrais pas être attentive continuellement à ses agissements. Un moment donné, je devrai le laisser partir. Cette perspective me brise le cœur.
— Inutile de me suivre comme une ombre, ma petite puce, murmure-t-il avec un sourire forcé.
— Je ne veux pas que tu fasses des bêtises, assuré-je en croisant les bras sur ma poitrine.
— Il faut déjà que je fasse mon rapport pour le prince. Je ne peux pas vous quitter avant d'avoir mis mes plans scientifiques à exécution.
— C'est promis ?
— Promis...
Je le prends dans mes bras pour lui faire un câlin et dépose un baiser sur sa joue froide. Affectueusement, il rend mon étreinte et nous restons ainsi enlacés pendant un long moment.
Déjà, la caravelle s'éloigne des Forges de Baarl pour nous rapprocher toujours plus de la Fëalocy.
Une fois aux Falaises Sanglantes, nous avons remonté toutes les caisses de l'alchimiste dans son laboratoire, sous les combles. Alças s'est aussitôt remis au travail avec frénésie. Il passe le plus clair de son temps sur ses vieux manuscrits où se dessinent des plans incompréhensibles. Pour ma part, je ne l'aide pas à grand-chose, à part faire la petite main et lui apporter son repas... Heureusement que nous sommes rentrés avec du souffre d'Almat en tout cas.
Je suis toujours inquiète de laisser la fée seule lorsque je repars pour mon service de lingère. Je crains le retrouver un soir dans une marre de sang. Et ce moment arrivera, c'est certain. Mon ami est dépourvu d'une partie trop importante de lui-même. C'est comme si son âme venait de lui être amputée.
Quelle affaire !
Bradh a retrouvé une Püpe dans une bien triste forme.
— Vous paraissez toute malheureuse, s'inquiète-t-il.
— Ne vous en faites pas, Monsieur, je remplirai mon devoir comme à l'accoutumée.
Mais je suis épuisée par toutes ces aventures. Je ne me suis pas reposée depuis l'accident et mon corps commence à me le faire sentir.
D'un pas lent, je regagne mon repaire. J'ai perdu deux dagues dans toute cette histoire, il va falloir que je remédie à ce manque. Cependant, je ne suis pas rentrée les mains vides des Forges de Baarl, loin de là : j'ai ramené Mocheté sous le bras. J'ai dépensé toute mes économies pour l'acheter, cette sale bête ! Mocheté est un ver des ombres, un serpent extrêmement dangereux qui fera parfaitement l'affaire dans mon plan de vengeance. Le marchand qui la vendait trainait pas mal de casseroles, à ce que j'ai compris, et voulait se débarrasser d'une telle créature. Faut dire que le poison est si rapide que le Vala n'a pas le temps de s'enclencher pour contrer les effets.
Comme son nom l'indique, Mocheté ne brille pas par son charisme. Apparemment, c'est une femelle, plus venimeuse que les mâles. Ses écailles noires se hérissent à chaque fois qu'elle me voit et ses iris fendues me percent hostilement. Malgré son manque total d'affection, Mocheté ne m'attaquera pas. Du moins, c'est ce que m'a dit le vendeur lorsqu'il m'a remis une amulette. Tant que je porte ce bijou, aucun risque.
J'arrive donc dans ma chambre secondaire et donne quelques souris à mon animal de compagnie. Mocheté les engloutis du fond de son panier. Je referme le couvercle de sa petite prison : pas question qu'elle se balade partout.
Suite à ça, je m'étire et me vautre dans mon lit. Il est bien plus large que ma couchette de bonne, en bas. Et je suis enfin tranquille ! Je m'endors ainsi, réconfortée par la chaleur de mes draps.
Le soleil est haut dans le ciel lorsque je m'émerge de mon long sommeil ; les rayons frappent chaleureusement mon nez depuis la fenêtre. Mais ce qui m'éveille le plus est la douce odeur d'une brioche chaude et d'une tisane aromatisée.
Sur une chaise, Binou fouille machinalement dans mes bouquins. Mais qu'est-ce qu'il fout là ?!
— Binou ?!
— Bonjour ! Je t'ai apporté le petit-déjeuner.
Il saisit le plateau et me l'apporte dans un grand sourire. Il y a même un petit bouquet de fleurs près de mes tartines. Cela me surprend beaucoup. Mais sa présence m'agace : il n'est pas sensé connaitre ma retraite !
— C'est sympa chez toi, dis-moi !
— Comment as-tu trouvé ? demandé-je en fronçant les sourcils.
— Eh ! T'inquiète pas, je ne dirai rien à Bradh. Je me promène un peu partout, tu sais ?
— Même sous les combles ?
— Pourquoi pas ?
— Elles sont hantées...
— Mouai, mais tu sais, je commence à être habitué avec Morgal. Il ne va pas tarder à rentrer, d'ailleurs.
Je souris à l'idée de son arrivée. Il sera étonné de trouver un ver des ombres dans son tiroir à chaussettes !
— Tu étais où, Püpe ? Tu as disparu pendant presqu'un mois... Tu permets, je me sers aussi, j'ai la dalle.
Il engloutit un croissant en attendant une réponse de ma part.
— Rien de très excitant... Un voyage en Terres Désertiques pour récupérer de la matière rare.
Il hoche la tête, satisfait de ma réponse.
— Tu m'as manqué, en tout cas. Devine mon désarroi lorsque je ne t'ai pas vue au réfectoire un matin.
Mouai, tu as surtout tiré la tête en voyant que tu ne pourrais pas t'amuser avec moi. Tous les mêmes...
— Tu es si attaché à moi ? demandé-je avec un sourire en coin.
— Bien sûr ! s'exclame-t-il joyeusement, comment ne pas l'être ? Tu as beau être totalement cinglée, tu es une gnome intelligente.
Je le regarde avec des yeux écarquillés, qu'est-ce qu'il me sort, là ?
— Tu sais, ajoute ma Loupiote en s'asseyant près de moi, c'est pas facile de penser si différemment des autres. On se sent terriblement seul. Mais c'est plus amusant lorsqu'on est deux.
— Tu parles de ton ressenti sur l'esclavage ?
Il hoche la tête :
— Je sais qu'on partage les mêmes valeurs, et je t'apprécie beaucoup pour ça.
— Oui, pour ça et pour le reste.
Cette remarque le fait sourire et moi, ça ne me plait pas du tout ; j'ai l'impression que cet idiot tombe amoureux de moi ! Déjà que mon petit cœur s'emballe à ses côtés mais si le sien aussi, on ne va pas s'en sortir ! Allez, concentre-toi, Püpe, Binou n'est qu'un moyen pour te débarrasser de l'elfe, ce n'est qu'un moyen, qu'un moyen...
Il se penche vers moi et m'embrasse langoureusement. Je réponds immédiatement à son baiser, furieuse contre moi-même.
En plus, j'ai l'impression qu'il s'est étoffé depuis la dernière fois que je l'ai vu. Est-ce que ce sont mes sentiments qui me jouent des tours ?
— Dis-donc, soufflé-je, tu ne serais pas légèrement plus musclé ?
Au lieu de s'en enorgueillir, Binou s'écarte de moi, gêné.
— Ah, tu trouves ? C'est que... Je porte pas mal de caisses, tu vois...
Oulah, il ne sait toujours pas me mentir convenablement. Et il me cache clairement un truc.
— Au fait, dit-il pour changer de sujet, Morgal rentre demain. Je ne sais pas si tu as remarqué mais la cour de Fëalocy l'attend de pied ferme. Tu ferais bien de te lever, t'as du pain sur la planche !
Mes yeux se perdent dans le vague : le prince a-t-il tenté de tuer la reine Luinil ? A-t-il réussi ? Rien que cette idée me fait frissonner.
— Dis, Binou, on a des nouvelles d'Arminassë ?
— Aucune !
Comme si ma question lui passait totalement au-dessus la tête, il m'enserre soudain dans ses bras et me recouvre de baisers.
— Lâche-moi !
Il commence à me chatouiller, ce pitre ! Je tente de me débarrasser de lui mais il n'en démord pas.
— Binou, grondé-je.
— On se voit, ce soir ? J'ai plein de secret à te susurrer sur l'oreiller.
Il cesse enfin ses guilis pour me laisser répondre :
— Entendu mais pas avant deux heures du matin.
N'oublions pas que j'aide ce pauvre Alças, quand même !
— Deux heures ? C'est parfait, j'ai aussi des choses à faire avant.
Ah oui ? Comme quoi ? Je suis curieuse de savoir ce qui l'occupe ainsi... Je commence à le suspecter de suivre une formation d'espion assassin. Ça expliquerait son changement physique. Remarquez, ça me va, moi, ça le rend bien plus sexy. Par contre... ça voudrait dire qu'il peut se révéler une menace pour mes projets. Affaire à suivre.
Il saute du lit et attrape le panier de Mocheté :
— Y a quoi dedans ?
— Repose ça tout de suite !!!
— Pourquoi ?
Je rougis, cherchant une réponse à toute vitesse :
— Des affaires de femmes.
Il plisse les yeux dans un sourire goguenard :
— T'aurais pas ramené des objets particuliers de l'Île des Sirènes, mmh ? Petite coquine.
Je crois que je vais mourir de honte. Mes joues s'empourprent de plus belle alors que je me force à hocher la tête.
Pour mon plus grand soulagement, Binou repose la cabane de Mocheté au sol.
— Tu peux les jeter maintenant que je suis là, assure-t-il avec un air de fausse modestie.
— On se revoit cette nuit, lancé-je hâtivement pour le faire sortir.
— Je ne risque pas de l'oublier.
Sur ces mots, il disparait par le cadre de la porte. Je l'ai échappé belle ! Ma Loupiote commence à fouiner partout, je dois rester sur mes gardes. Il a peut-être découvert mes armes et mes poisons ?! Non, je ne pense pas, il n'aurait pas su me cacher son étonnement.
Demain, Morgal revient. Je le tuerai aussitôt et partirai. Mais je dois l'admettre, mon cœur veut rester aux Falaises Sanglantes. Il s'est épris de ce gnome stupide et ne veut plus le quitter. Au fond de moi, les décisions s'affrontent. Et si je m'accordais encore un peu de temps avec Binou ?
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