Chapitre 3
Fatiguée par toute cette aventure, je décide de regagner ma chambre. Avec ma mère, nous avons été logées dans la partie la plus haute de la maison. Il y a encore plusieurs départements au-dessus de notre tête, ce qui prouve à quel point la forteresse est immense. Un peu comme une ville intérieure, sans ciel.
Mais dans ma chambre, sur la mezzanine, j'ai le luxe d'une fenêtre ! Oui une vraie fenêtre qui donne sur l'immensité effrayante de la mer. De là, j'aperçois les côtes de Calca où mon pauvre peuple subit l'esclavage. Je peux passer des heures entières à regarder les vagues s'éclater contre les rochers tranchants de l'île. C'est magnifique, cette mélodie mugissante ne me lassera jamais.
En bas, maman s'affaire à la réparation d'une robe et d'une parure. Elle fredonne le même air d'opéra. Un soir, nous étions toutes deux parvenues à nous payer une place pour entrer dans ce magnifique théâtre, quelques départements plus haut. Je n'ai jamais écouté de si belle musique. Rien à voir avec les chansons et les instruments vulgaires des tavernes.
Je retire mes petits souliers plats ainsi que mon corset et respire enfin. Je repense à cet homme marqué. Le pauvre, je ne sais pas comment il peut supporter une telle servitude. Après, j'ai l'impression qu'il a un certain succès ici si Méléria est sa maîtresse.
— Püpe, ma chérie ?
— Quoi Maman ?
— Tu veux bien aller chercher de la lavande chez l'apothicaire ? Je ne m'en sors pas avec toutes ces mites !
Je me redresse d'un coup sur ma couchette : l'apothicaire ? Sa boutique se situe contre le restaurant du bas. Ce qui veut dire que je vais probablement croiser Tampia ! Oh mon dieu ! Je me lève en catastrophe, change de chaussures pour des petites bottines à talons et remets mon corset en le serrant davantage. Il faut que je refasse mon maquillage, aussi ! Vous êtes sûrement en train de me prendre pour une grande folle mais c'est plus fort que moi. Ce besoin d'être remarquée et acceptée. J'en viens même à changer mes dessous. Je crois que c'est un peu maladif mais je pense surtout que c'est une maladie très féminine. Si seulement le pauvre garçon savait comment moi je me mettais en quatre pour lui. Peut-être que je ne le verrai pas, en plus, ou qu'il ne me remarquera pas le moins du monde. Il a sans doute d'autres filles avec qui passer du temps... Rhaaa, faut que j'arrête de réfléchir et de prévoir les pires possibilités. Je m'assois devant ma coiffeuse et me refais le visage.
C'est vrai qu'en soit, je ne suis pas laide. Même plutôt jolie. Je me pince la joue, hésitant à suivre les conseils sulfureux de mes amies. J'opte donc pour une jupe plus courte qui révèle mes cuisses mais ne me résous pas à changer de corsage. Bon, je vais couper la poire en deux et resserrer les lacets de ma chemise, comme ça je n'aurais pas à montrer ma peau mais je révèlerai davantage mes courbes.
— Püpe ? Tout va bien ?
— Je descends tout de suite, Maman.
Je dévale les échelons et attrape le panier avec la liste de course. Ma mère écarquille les yeux devant mon changement de style.
— Püpe...
— Mmh ?
— Que comptes-tu faire ?
— Acheter de la lavande ?
Je regarde la liste :
— Et aussi des oignons, du curcuma, du gingembre et...
— Je vais surtout te faire acheter du grémil.
— Heu... Pourquoi ?
Elle me tend son escarcelle avant de me répondre :
— Je n'ai pas vraiment envie qu'on te fasse un enfant.
Je lève les yeux et saisis la bourse avant de sortir de notre logement. Mais et puis quoi encore ? Quelles sont les probabilités que je tombe enceinte, sincèrement ? Chez les gnomes, il est extrêmement compliqué de concevoir car cela nécessite une compatibilité entre les deux et c'est rare. Maman n'a pas eu de chances de son côté et elle craint qu'il ne m'arrive la même chose.
Je sors donc de la maison close et débouche sur les grands balcons qui relient les départements. Je jette un regard toujours empli d'admiration de l'autre côté de la balustrade ; un vide immesurable s'étend sous moi, entouré de strates de vies. Les étages se succèdent à l'infini dans une panoplie de couleurs. Des petites passerelles supportant l'éclairage traversent l'espace avec élégance.
L'Île des Sirènes a beau être l'antre de tous les vices, je la trouve belle.
J'emprunte donc l'escaliers et m'aventure à l'étage du dessous. Je m'en vais déjà à la boutique d'herbes pour mes emplettes, histoire que je n'oublie pas. Malheureusement pour ma pauvre maman, j'ai déjà mon idée pour la suite. Je commanderai une tisane au restaurant, dans l'espoir de croiser Tampia. Parfois je me demande s'il en ferait autant s'il était amoureux de moi.
La porte de l'apothicaire passée, je pénètre dans la boutique aux dimensions réduites. À son comptoir, la bigote trie méticuleusement des petites pierres bleues.
Je n'ai jamais croisé de femmes plus maigres. Djinévix est une étrange créature chamanique dont j'ignore tout. Sa peau sale est recouverte de tatouages et de piercings. Un collier large et un pagne déchiré lui servent de vêtements alors que des dreadlocks moisies encadrent son visage en lame de couteau.
— Tiens tiens, la petite Püpe, sourit-elle avec le reste de ses dents.
— Bonjour Djinévix, je suis venue acheter cela.
Je lui tends ma liste qu'elle accepte de sa main osseuse.
— Attends un instant, je vais te chercher ça dans mes réserves.
Je me retrouve seul dans l'habitat et mon regard perturbé s'attarde sur les étagères poussiéreuses de ses bibliothèques et commodes. Bouquins, pots de formole, coffrets et objets insolites, tout s'accumule dans un désordre monstre. Une certaine luminosité verdâtre s'immisce dans les lieux. Brrr.
La clochette d'entrée tinte soudain, ce qui me fait sursauter. Tampia s'avance d'un pas hésitant jusqu'au comptoir.
— Elle n'est pas là ? demande-t-il en cherchant toujours la vendeuse.
— Bonjour... Heu non, elle n'est pas là. Enfin, si mais elle est partie chercher ma commande.
Il se retourne enfin vers moi. C'est un gnome de taille normal aux épaules plutôt larges. Sa chevelure châtaine tire sur le roux, ce qui s'accorde très bien avec ses beaux yeux gris.
— Tu travailles au-dessus, non ?
— Je suis camériste, en effet.
Il hoche la tête avant de jeter un regard vers le fond de la boutique, impatienté par le manque de rapidité. De mon côté, je commence à avoir du mal à respirer : faut que je saisisse ma chance pour lui parler ! Après ce sera trop tard. Je suis seule avec lui, autant en profiter.
— Que viens-tu chercher ?
— Des épices.
— Tu es cuisinier ?
— Non, serveur.
Bon, il n'est pas très bavard. Je me dandine d'un pied sur l'autre en fredonnant mon habituelle chansonnette.
— Tu connais cet Opéra ? demande-t-il soudain.
— L'Entité des Aldénars ? Je suis allée l'écouter, oui.
— Ah oui ? Si tu veux j'ai des places pour les prochaines séances. Ce ne sera pas cet opéra mais tu aimeras sans doute.
Mes yeux brillent de joie ; que j'assiste à un nouveau spectacle ? Que je prenne place dans les gradins comme dans mes souvenirs ?
— À vrai dire, bredouillé-je, c'est un désir que j'aimerais beaucoup réaliser...
— Eh bien alors viens avec nous, demain soir. Je ne te garantis pas une place dans une loge de luxe mais on s'amusera quand même !
— Il y a d'autres gnomes avec toi ?
— Nous sommes trois dans le restaurant. Mes amis ne sont pas des lumières mais ils t'accueilleront.
Je n'ose pas le croire. Non seulement je croise Tampia dans la boutique, et ensuite il m'invite à l'opéra. Par le Créateur, il va falloir que je trouve une tenue adaptée ! Je cours sur une corde ; un rien peut tout faire rater !
— Au fait, comment t'appelles-tu ?
La voix de Djinévix nous interrompt :
— Si mademoiselle Püpe veut bien chercher sa commande.
Je rougis un instant avant de récupérer mon panier.
— À demain, lancé-je au gnome.
Pas besoin d'aller au restaurant, mes espoirs ont largement été comblés. Je sautille jusqu'au département supérieur où je ne tarde pas à rencontrer mes amies. Désœuvrées, elles attendent leurs clients dans les vastes canapés.
— Regardez qui s'est fait conter fleurette, glousse Pigelley.
— Mais pas du tout, grogné-je.
— Tes joues roses te trahissent, ma jolie.
— Et la longueur de ta jupe aussi, ajoute Djalah, mademoiselle aurait-elle décidé de suivre nos conseils ?
— Pas du tout, j'étais plus à l'aise dedans, mentis-je.
— Ah bon ?
— Par contre, je vais à l'opéra demain et là, j'aurai besoin de conseils.
Les deux femmes se lèvent d'un bon et m'attrapent chacune un bras.
— Eh !
— Nous sommes ton homme ! déclare Djalah, nous allons te préparer une tenue d'enfer !
— Heu... pas trop, hein !
Elles me trainent jusqu'aux vestiaires où elles m'assoient de force sur un fauteuil rembourré. Puis elles ouvrent les coffres et commencent à extraire une multitude de tissus bariolés.
— Quelque chose de simple, s'il-vous-plait.
— Foutaises ! Tu dois briller comme une étoile.
— On va te concocter une robe à faire bander tous les hommes de l'assemblée.
— Non, mais ce n'est pas le but...
— Comment ça ? s'indigne Pigelley, il faut que Tampia te demande de rester après.
Je rougis davantage. Cette perspective m'attire autant qu'elle m'effraie.
— Il a peut-être déjà quelqu'un avec qui il veut passer la nuit, argué-je avec mon tempérament fataliste.
— Eh bien, tu lui feras changer ses plans !
— Mais...
— Qu'est-ce que tu veux, Püpe ? s'impatiente l'astre aux cheveux cendrés, tu veux qu'il te désire oui ou non ?
Je baisse la tête :
— Je veux qu'il m'aime, c'est différent.
Les deux femmes se regardent et explosent de rire :
— Un homme ne t'aimera jamais sans te désirer charnellement, ma petite. Ensuite, il commencera à t'aimer.
— Peut-être t'aimer, nuance Pigelley, en général, il ne prend pas la peine d'éprouver de tels sentiments, crois-en mon expérience.
L'expérience d'une prostituée... Ce n'est pas ce que je cherche. Mais peut-être ont-elles raison. Après tout, je ne saurais jamais si je n'essaie pas.
— Regarde ! lance Djalah, cette couleur sera parfaite pour toi.
— Du rouge ?
Je ne suis pas vraiment habituée aux couleurs vives. En général je porte du gris ou du marron.
— Et tu me feras le plaisir de laisser tes cheveux en liberté.
— J'ai peur que ça fasse un peu... femme de mauvais genre.
Elles plissent toutes deux les yeux devant le terme employé mais passent outre.
— Pas du tout !
— Avec une jolie paire d'escarpins tu seras ravissante.
— Vous... Vous allez rater des clients...
— Au diable ces imbéciles, on s'amuse beaucoup trop.
Je soupire et les laisse continuer leur tocade. Si avec tout ça je ne ressemble pas à un épouvantail demain soir, j'aurais de la chance !
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