Chapitre 29
Au petit matin, je me réveille seule dans le lit. Alças est déjà penché au-dessus de ses machines grinçantes. Une fumée noire s'échappe des cheminées réduites qu'il a fixées sur l'installation.
— Bien dormi ? demande-t-il sans se déconcentrer.
— Mmh... D'un œil seulement. Et désolée pour hier soir, je me suis emportée...
Il m'adresse un sourire réconfortant :
— Je savais que ça éclaterait un moment ou un autre avec ton instabilité.
— Merci !
— Tu restes sage pour le reste du voyage ?
— Sage et chaste, promis.
— Ah... Tu es allée voir Brany ?
— J'aurais pas dû.
— Bon... ça ne me regarde pas.
— Je vois du jugement dans ton regard, Alças.
La fée secoue la tête d'un air désintéressé :
— Les gnomes suivent une morale très libertine. Ce n'est pas le cas des elfes et des fées.
— Les astres sont tout aussi libertins.
— C'est sûr... Je me demande comment s'en sort Morgal à Arminassë... Je crains que...
— Que ?
Il garde un court silence méditatif avant d'ajouter :
— Qu'il ne la joue pas à la loyal. D'habitude, c'est son frère Macar qui prend le rôle d'ambassadeur. Pourquoi le roi Elaglar a-t-il envoyé notre maître pour cette affaire ? Il attend autre chose de lui que d'assister à de simples réunions diplomatiques.
— Tu crois que Morgal est disposé à faire un mauvais coup ?
— C'est certain. La situation pour la Fëalocy est telle qu'il a peut-être reçu l'ordre de son père d'éliminer la reine d'Arminassë...
— Luinil ?! m'affolé-je.
— La Reine Vierge détient actuellement les rênes du Cosmos grâce à la dernière bataille sur la presqu'île d'Olmor.
— Morgal la tuerait ?
— Voilà trop longtemps que la reine d'Arminassë gêne l'expansion elfique. Elaglar veut en découdre. Et lorsqu'il envoie Morgal... Le sang coule.
Mon front se plisse alors que ma respiration devient difficile dans ma poitrine.
— Il ne ferait pas ça...
— Et pourquoi pas ? Tu crois qu'il n'a pas déjà assassiné des dignitaires politiques à la pelle ?
— J'ai beaucoup de respect pour la reine Luinil. Je ne voudrais pas qu'il la tue.
Pas comme les autres...
Alças sourit devant mon visage triste :
— Fais un peu confiance à la reine, ma petite puce, c'est une vraie renarde. Elle a peut-être déjà séduit le prince, haha.
— J'ai cru comprendre que Morgal n'était pas vraiment attiré par les femmes.
Mon ami éclate de rire :
— Crois pas qu'il s'intéresse aux hommes, en tout cas ! Je suis certain qu'il ne sera pas insensible aux charmes de la Reine Vierge. C'est une femme splendide, la plus belle, on dit.
— Tu l'as déjà vue ?
— Oui, une fois.
— Et tes petites ailes ont frétillé d'émotion ?
Il me donne un coup de coude :
— Reconcentrons-nous sur notre travail.
— Oh allez, tu sais tout de ma vie sentimentale, toi.
— Parce que tu l'étales sous mon nez, aussi !
— Reste-t-il une petite fée qui répond à tes attentes ?
Je le vois rougir et continuer sa tâche sans m'accorder un regard. Je m'assois d'un coup sur un tabouret :
— Allez...
— Tu me déconcentres, Püpe.
— Pourquoi tu ne veux rien me dire ?
Alças repose sa pince métallique et ajoute tristement :
— J'aime pas en parler, c'est tout. Tu sais, je suis une fée estropiée. Mes semblables me dénigrent ou bien me regardent avec pitié. Le jour où une fée m'a accepté avec mon handicap, j'ai refusé de lui infliger ma présence. Elle aurait honte de moi en permanence ...
Mes oreilles se baissent devant cette triste histoire. Je m'y retrouve un peu, finalement. Tampia m'a repoussée lorsque je suis tombée malade. Et je doute que Binou envisage une relation plus sérieuse avec moi à cause de ma folie.
— Alças ?
Il ressemble à un petit chiot abandonné, il est trop chou.
— On peut peut-être trouver un moyen de réparer tes ailes, tu ne crois pas ?
— C'est impossible, malheureusement. J'ai pensé qu'avec une bonne mécanique, je pourrais retrouver l'usage mais je bloque totalement. Le prince Morgal m'a promis de m'aider. Il a tenu parole en soi, il m'a donné ce qu'il fallait.
— Et ?
— Une gemme blanche peut tout guérir, Püpe. Le matériel le plus précieux du Cosmos possède une charge valique qui permettrait de soigner mon cas. Mais je n'ai jamais osé m'en servir.
— Mais pourquoi ?
Alças détourne le regard, comme intimidé par sa propre faiblesse :
— Parce que j'ai peur d'échouer. Si cela arrivait, je perdrais tout espoir de m'en sortir. Qui sait ce qui arriverait ensuite...
— Tu n'y penses pas ! m'écrié-je.
— Une fée au sol, est une fée morte, Püpe. C'est comme ça.
Je me lève de mon siège et l'enserre dans mes bras.
— On trouvera une solution, hein, lui murmuré-je.
— Je préfère ne pas y penser.
Nous avons continué notre route jusqu'aux côtes des Terres Désertiques. Là, le Cygne des Abysses a longé les falaises escarpées des landes glaciales jusqu'à atteindre notre destination.
Ce fut un voyage éprouvant à cause du roulis. Le temps ne nous a pas épargnés, c'est sûr. Heureusement qu'Alças était là pour me fournir des manteaux bien chauds. Parce que je n'ai toujours pas mis la main sur le voleur.
Ça ne m'étonnerait pas que ce soit un des gnomes, d'ailleurs. Ils m'énervent ! Depuis qu'ils ont saisi que j'avais couché avec leur compagnon, ils me bassinent les oreilles avec des propositions déplacées.
Je me suis drastiquement éloignée de Barny. Il n'est clairement pas éduqué et profite de toutes les occasions pour me toucher alors que je lui ai fait comprendre que c'était fini. Je suis pas sûre qu'il comprenne vraiment la notion de consentement, cet abruti. Qu'il essaie de m'agresser ! Ma dague n'attend que ça. À cause de ça, j'évite de m'aventurer seule dans les recoins du navire : si ça peut éviter de lui enfoncer ma lame dans le buffet...
— Ma petite puce, viens voir !
J'abandonne mes parchemins incompréhensibles et rejoins Alças, curieuse.
— Regarde, nous apercevons les Forges de Baarl !
Je me penche au hublot et distingue, excavée dans la falaise, une énorme cité portuaire. Je m'attendais réellement à un village sur pilotis totalement croulant. Mais je dois avouer que la ville en jette.
— Prépare tes affaires. Tu vas découvrir ce petit bijou du nord.
— Qui l'a construite ?
— Les nains ! Des sculpteurs et architectes remarquables !
Un grommellement s'échappe de mes lèvres : impossible pour moi de complimenter cette race.
— D'ici quelques heures, nous serons chaleureusement logés chez le bourgmestre.
— C'est un nain, aussi ?
— Oui, mais il ne dira rien sur ta présence si tu files doux. C'est un ami du prince Morgal et je m'entends aussi très bien avec lui. Pas de panique.
— Si tu le dis...
— Méfie-toi plutôt des lumbars et de leurs commerces. Ne t'aventure jamais seule dans le port. Il s'y passe des choses pas très nettes.
— Comme ?
Il hisse son sac sur l'épaule et me glisse dans un chuchotement, comme si baisser d'un ton minimisait la nature de ses dires :
— Les sectes sévissent aux Forges de Baarl. Le siège de l'une des confréries les plus puissantes s'y tient même !
Je hoche la tête et lui emboite le pas sur le pont, mes affaires sur le dos.
— Et que font ces sectes ?
— Oh, elles ont chacune leur particularité ! Et il est fort complexe de connaitre leurs plans, voire même la tête de file de leur organisation. Mais aux Forges, elles interfèrent directement dans l'administration de la cité.
Une vraie plaie !
Avec un regard interrogateur, je sonde les murs colossaux de la ville portuaire. Les nains ont sculpté les façades avec une précision remarquable, il faut l'avouer.
Le Cygne des Abysses ne tarde pas à accoster le long d'une jetée bruyante où d'autres gros navires mouillent dans l'attente de repartir. Des marchands de toutes sortes extraient les cargaisons des cales de leur bâtiment pour les mener aux entrepôts les plus proches.
Accompagnés de la patrouille d'elfes, Alças et moi descendons à terre. Le sol stable me provoque un long moment d'adaptation pendant que nous attendons les voitures.
Les lieux sont en majorité peuplés de nains, de lumbars et de peuples des mers. Quelques astres et humains déambulent, sous l'uniforme de la Ligue Marchande. Les seuls elfes que je vois sont nos gardes du corps. Et apparemment, leur présence effraie la population.
— C'est toujours comme ça, m'explique l'alchimiste, les elfes de Fëalocy inspirent une forte crainte aux habitants.
— La raison ?
— Lors des premières visites aux Forges, des lumbars se sont montrés assez insultants à leur égard. Ça s'est fini en carnage avec empalement.
Je grimace en imaginant la scène. Il n'y a que les elfes pour faire des barbaries pareilles.
— La nature des injures ? demandé-je.
— Des allusions à l'esclavage sexuel que connaissaient certains elfes en Terres de Narraca. Ils n'ont pas forcément apprécié et ont empalé leurs détracteurs. Le bourgmestre était fou à l'idée de gérer ça.
— Je comprends... J'ignorais que des elfes avaient été soumis en esclavage...
— Ils ne le crient pas sur les toits, c'est certain. Ils gardent leur fierté.
— Bon... encore une raison pour ne pas adresser la parole aux elfes que je côtoie...
— Tu fais bien. Certains assassins privés de Morgal ont été victimes de ces trafics. Si tu les croises aux Falaises Sanglantes, ne les regarde même pas. Ils sont extrêmement racistes et on ne peut pas vraiment leur en vouloir après ce qu'ils ont subi.
Les voitures arrivent enfin, tirées par des rennes.
Je m'empresse de monter pour échapper aux morsures glaciales du vent.
— Je ne sais pas si tu as croisé Draël, le second d'Arquen ?
— Celui qui vient en permanence rechercher l'hybride sur l'Île des Sirènes ?
— Oui, il se charge souvent de le ramener au bercail... Cet elfe est extrêmement violent. Fais attention à lui ; je sais que tu prépares quelques mauvais coups, Püpe. Si tu tombes entre ses griffes, il ne se contentera pas seulement de t'empaler, crois-moi.
Je lève les yeux au ciel, espérant ne pas rencontrer une nouvelle fois cet énergumène. Mais au moins, je suis fixée sur ce qu'il m'attend si j'échoue. Enfin, si je me fais pincer tout simplement... Rien ne me sauvera, c'est certain.
C'est donc la tête encombrée de sombre pensée que j'ai passé ce long trajet dans cette carriole inconfortable. Il y avait du monde sur la route et nous sommes arrivés à l'hôtel de ville qu'une fois la matinée bien avancée.
— Nous serons pile poil pour le déjeuner ! s'enjaille Alças.
— En tant que gnome, je ne digère pas la nourriture naine, objecté-je.
— Ils te trouveront bien un bol de salade.
Je grogne alors que la voiture s'arrête enfin. La porte s'ouvre sur une longue enfilade de colonnes dont les pieds sont flanqués de gardes nains, la hallebarde au poing.
Instinctivement, je me tends. Mais la fée ne semble pas impressionnée le moins du monde par ce comité d'accueil et s'avance dans l'allée avec son habituelle démarche légère. J'enfonce mon bonnet pour dissimuler un maximum mes longues oreilles agitée. Cependant, ça ne suffirait pas à cacher ma petite taille et mon aura propre.
De leurs côtés, les elfes descendent de leurs montures et nous suivent en retrait. Mon regard se reporte tout de suite vers le bâtiment où nous dirigeons nos pas. C'est une grosse baraque taillée d'un bloc et aux formes finement ciselées. L'excavation est réussie. Des acrotères de toutes sortes surplombent les arches des fenêtres et des portes. Malgré ses détails, l'hôtel de ville garde une apparence très massive, fidèle aux maisons naines.
En haut de l'escalier d'accès, le bourgmestre s'avance à nos devants d'un pas vif. C'est un nain d'âge mur, le visage rougi par l'alcool et le corps aussi large que haut. Tout son visage semble englouti sous l'épaisse barbe noire qui pend jusqu'à sa ceinture : seul ressort un gros nez prognathe et des petits yeux porcins. Quelle laideur.
— Alças ! s'exclame-t-il de sa voix caverneuse, ça fait un bail !
La fée s'incline délicatement avec un sourire idiot. Sa finesse contraste énormément avec l'allure grotesque de notre hôte.
— Heureux de te retrouver, Djax.
— J'ai fait monter les meilleurs tonneaux pour ton arrivée, continue le nain avec entrain.
— C'est un honneur...
Djax se penche alors sur le ton de la confidence :
— Tu m'excuseras si je n'ai pas d'autres invités que vous : je ne veux pas que tes petits amis aux oreilles pointues refassent un scandale.
— C'est judicieux de ta part.
— Bien ! Allez, on se gèle les miches, ici, rentrons !
Alças lui emboite aussitôt le pas. Le bourgmestre ne parait pas m'avoir encore repérée, heureusement. La patrouille pénètre aussi dans le manoir, toujours fidèle à son silence glacial.
L'intérieur de la bâtisse me parait très chaleureux au premier abord. Des trophées et des tapisseries ornent les murs alors que le mobilier se constitue majoritairement de grosses armoires et de coffres en bois brut. Quelques tables sont dressées dans la pièce des doléances pour nous recevoir. Un bon feu de bois réchauffe les lieux mais n'enlèvent en rien l'affreuse odeur de nain qui traine.
— Dis-moi Alças, tu ne m'as pas dit que tu venais accompagné.
— Djax, voici mon apprentie, Püpe.
— Une gnome ?
Je me tends immédiatement et foudroie le nain du regard.
— Oui, sourit l'alchimiste, cela pose-t-il problème ?
— Mmh... Il vaudrait mieux qu'elle reste avec toi et qu'elle ne se promène pas seule dans les couloirs. Mes hommes pourraient la tuer par mégarde.
— Charmant, soupiré-je.
Cette ville promet d'être accueillante !
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