Chapitre 27
— Et où partons-nous ?
— Ne sois pas si inquiète, ma petite puce, tout a été réglé en amont.
— Tu peux simplement m'appeler Püpe, Alças.
— Pas envie. Tu as préparé tes bagages ?
— Bradh ne voudra pas me voir partir.
— Il ne pourra s'opposer à un recommandé du prince.
— Ah... Et qu'allons-nous chercher ?
— Le style de matières rares que recherchent les alchimistes.
Je me renfrogne sur mon tabouret, le regard perdu dans les rouages incessants de l'atelier. J'ignore toujours leur fonction, d'ailleurs.
Je suis déçue de partir maintenant : Binou vient de se rétablir. Cet abruti sautille dans tout le palais, trop heureux de quitter sa chambre et la surveillance du mage. L'autre jour, je le trouvai très perturbé à cause du départ de Morgal pour Arminassë. Je ne comprends pas vraiment ce qui se trame dans la Dimension sur le plan diplomatique, mais apparemment, une ambassade se tient en ce moment chez la reine Luinil d'Arminassë et chaque race a été conviée.
Les guerres ont fait trop de dégâts et chaque peuple tente d'en finir sur un statu quo qui les arrangerait.
Voilà pourquoi le prince est parti, abandonnant son pauvre esclave à son désarroi.
Binou m'a cependant appris quelques détails sans doute utiles : l'hybride que j'avais aperçu sur l'Île des Sirènes séjourne en permanence aux Falaises Sanglantes. Et apparemment, la relation entre les deux est plutôt bonne. Lorsqu'il m'a dit ça je me suis imaginée des choses bizarres mais Binou m'a expliqué que Morgal considérait Arquen comme son meilleur ami. Alors que ce dernier n'est pas un elfe. Trop de dissonance cognitive chez le fils d'Elaglar. Il est instable et je me servirai de cette faiblesse pour le tuer.
— Petite puce ?
— Arrête !
— Tu divagues trop souvent !
— Désolée... Et donc, l'itinéraire ?
— Les Terres Désertiques !
— Charmant. On va se cailler là-bas, non ?
— L'été arrive, voyons !
Gné gné, il croit vraiment que je vais trainer avec une fée handicapée pendant des semaines ? Que se passera-t-il si nous nous faisons attaquer ? Remarque, je sais me battre. Mais pas face à une vingtaine de truands avertis.
Alças me fatigue. En plus, il m'éloigne des Falaises Sanglantes et de Binou. Je commence à penser un peu trop à lui... Non, non et non. Je ne suis pas amoureuse de ce tas de fientes.
— Je lis beaucoup de désarroi dans ton regard, petite puce.
— Laisse-moi tranquille, Alças.
— Je ne veux pas d'une apprentie ronchonne pendant le voyage.
Sur ces mots, il me tire jusqu'aux écuries du palais où une voiture nous attend. C'est bien la première fois que je rentre dans un tel bâtiment. D'habitude, c'est à la cour gnomique que je récupère une monture. Sans parler du fait que je monte aussi bien à cheval qu'un nain sait boire de l'eau.
Je suis donc légèrement intimidée par ces vastes espaces où déambulent des elfes et de splendides montures à la robe luisante.
La fée est familiarisée à ce cadre privilégié. Elle ne souffre d'aucune discrimination contrairement à moi.
Pour la deuxième fois de ma vie, je monte dans un carrosse. Celui-ci est très discret. Il nous mènera jusqu'à Pont-Emeraude où nous embarquerons sur une caravelle. Dessus, il sera plus simple de monter les machines de l'alchimiste et de produire nos expériences.
Une fois l'attelage en branle et nos fesses calées entre les coussins confortables, Alças brise le silence :
— Dis-moi ce qui te tracasse, Püpe...
— Rien.
— Tu es amoureuse d'un gentil garçon ?
— Il n'est pas gentil, et il tient plus du poulet que du garçon. Il est bête, ennuyant, pervers, sale et beaucoup trop bavard.
— Pauvre garçon, tu le diabolises ! Il est beau, au moins ?
— Seulement mignon. Trop fragile...
Alças glousse devant mon air maussade.
— Pourquoi penses-tu à lui alors ?
— Je ne sais pas...
— J'imagine que l'amour ne peut s'expliquer. Je suis une fée rationnelle, moi. Et sinon, de qui s'agit-il ?
Je jette un regard à la fenêtre du carrosse, les yeux perdus dans les immenses hôtels particuliers qui défilent à côté de nous :
— Tu me jures de le dire à personne.
Il m'envoie un clin d'œil malicieux :
— Juré sur mes ailes.
— Binarvivox, avoué-je honteusement.
— Le gnome de Morgal ? Ah, oui, je vois très bien à quoi il ressemble. Il parait un peu turbulent et je me demande parfois ce qui est passé par la tête de l'elfe pour l'embaucher ainsi à son service.
Je soupire :
— Qu'est-ce qu'il ne va pas avec moi, alors ?
— Mais je te comprends, en soi. Binarvivox est très bien de sa personne. Il a un petit charme malicieux qui doit faire fondre les gnomes dans ton genre. Mais aussi étrange que ça parait, je ne t'aurais pas déconseillé cette relation pour les mêmes raisons.
— Ah oui ?
— Méfie-toi des apparences. Binou est un malin à l'esprit retord. Il n'est pas si stupide, à mon avis. Ce n'est pas pour rien qu'il est le gnome de Morgal.
— J'en doute.
— Le prince m'a parlé de son sens de la déduction et de certaines capacités dont il ignore lui-même les facettes.
— C'est juste un gros queutard pervers qui ne pense qu'à lui. Je cherche à me défaire de l'attachement que j'ai pour lui.
— Oui, et je crois deviner que tu ne veux pas non plus couper tout contact avec lui, je me trompe ?
— C'est pratique d'avoir un ami dans les petits papiers du grand maître.
— Mmh... Écoute, petite puce, nous serons rentrés avant la fin du mois. Ton sentiment se sera dissipé d'ici là.
— Et si ce n'est pas le cas ?
— Tu vérifieras ta part de compatibilité avec ce gnome. Elle risque d'être élevée.
Je me rembrunis.
— Quoi ? s'écrie-t-il interloqué devant mon visage fermé, tu n'as pas couché à tout va avec lui non plus ? C'est interdit, je te rappelle.
— Parfois plusieurs fois par jour.
La fée tire une tête dépitée :
— Je vais donc partir du principe que vous étiez prévenants et que tu ne règleras pas tes nausées dans mes éprouvettes et autres récipients.
— Ah tu ne vas pas t'y mettre aussi ! Je ne suis pas enceinte.
— Navré mais ce que tu me racontes-là est un signe de compatibilité flagrante pour des gnomes.
Je déglutis. Pas question de me faire engrosser par Binou. Pas question d'être engrossée tout court ! Et ce débile finissait à chaque fois en moi. Ça ne lui serait même pas venu à l'idée de se retirer. Là, carrément, si je suis compatible avec ce bouffon, je vais vite être fixée.
Quelle guigne ! Et voilà, je stresse maintenant !
— Alças, vous ne voulez pas vérifier si je n'attends pas un enfant ?
— Mais je suis alchimiste, moi, pas mage !
— Mais vous avez un Vala actif, vous pourrez bien voir si une seconde aura se profile.
Il roule des yeux en même temps que ses ailes se baissent de déconcertement.
— Ces histoires de bonnes-femmes ne me concernent pas !
— Oh, s'il-vous-plait ! Je ne pourrais pas être concentrée, sinon !
La fée soupire dans un sourire tiré et accepte ma requête. De mon côté, l'angoisse grimpe en flèche. Je regrette sincèrement tous les ébats que j'ai eu avec ma Loupiote irresponsable et croise les doigts dans une prière adressée au Créateur.
Alças pose une main sur mon ventre plat et envoie sa magie sonder mon aura. Ma lèvre saigne sous la pression de mes dents. Des gouttes de sueurs perlent sur mes tempes. Si je m'en sors, je promets de ne plus jamais forniquer avec Binou. Un bébé pourrait faire capoter tous mes plans !
— Bon, Püpe... murmure mon compagnon d'un air pincé.
— Quoi ? demandé-je d'une voix tremblante.
— J'ai une pas très bonne nouvelle...
— Ne...
— Tu n'es pas enceinte !
Il se prend une gifle magistrale.
— Aïe !!
— Tu crois malin de jouer ainsi avec mon angoisse ?! m'énervé-je, je me voyais déjà expliquer à Bradh tout le tintouin !
— Désolé...
— Me voilà rassurée. Je suis bien incompatible avec Binou.
Ce qui veut dire que je pourrai continuer à m'amuser avec lui. Qu'est-ce que j'avais promis, déjà ? Aucune idée. Je me vois déjà le retrouver et passer une nuit de folie. Il aura intérêt à être en forme !
Le sourire reprend place sur mon visage rond. Mes plans ne dévient pas d'un pouce !
Nous avons embarqué sur le Cygne des Abysses, un magnifique navire que je qualifierais de luxe. Mais d'après Alças, c'est une simple caravelle de plaisance qui se stabilise extrêmement bien sur l'eau. Il faut éviter que tout notre attirail ne vire par-dessus bord, une fois installé dans nos cabines.
Nous avons à disposition quelques gnomes matelots, destinés pour l'intendance et l'entretien. Une patrouille d'elfes nous escorte dans nos recherches et quelques nymphes mâles servent à diriger le vaisseau.
En tout cas, ma cabine est à mon goût. Je la partage avec la fée. Mais il n'y a aucune ambiguïté entre nous. J'aime beaucoup Alças, c'est un chic type. D'ailleurs, ça ne me viendrait jamais à l'idée d'avoir une relation différente avec lui. C'est un ami avec qui je suis prête à me confier. Il me comprend, ne me juge pas et me sera fidèle. Je crois qu'il a connu quelques atrocités aussi et que mon cas lui rappelle le sien.
Après, je ne lui ai pas fait part de mes plans machiavéliques, bien entendu.
En ce moment, il entrepose minutieusement ses bagages dans un coin. Il est très ordonné, jamais rien ne dépasse avec lui. Et il présente toujours très bien, vêtu à la perfection dans des couleurs chaudes.
Je suis simplement déçu qu'il n'utilise pas ses deux paires d'ailes diaphanes aux reflets violets.
— Bien ! sortons les appareils de stockage.
— Si tu le dis...
— Je ne te demande pas de comprendre cette partie de mes recherches.
— Et le prince les comprend, lui ?
— Bien sûr, c'est lui qui m'a demandé. Morgal est plutôt visionnaire dans son genre. On dit qu'il est médium.
— Binou me l'a certifié, en effet. Il voit des pans du futur.
— Ah... Je ne possédais pas l'affirmation. Toujours est-il qu'il veut que je travaille sur une alternative à la magie. Pour cela, les nains et les humains sont très bons en innovation.
— Je n'aime pas les nains.
— Je sais mais nous allons devoir en rencontrer. Les Terres Désertiques sont peuplées de toutes sortes de personnes différentes et marginalisées.
— Charmant. La poubelle de la Dimension ?
— C'est ça. Mais on y trouve des perles au milieu du lisier.
— Ah, je vois. Faudra chercher tout en mettant les mains dans la merde.
— C'est ça.
Découragée, je m'affale sur ma couchette, les bras en croix.
— Les Falaises Sanglantes me manquent déjà.
— Vraiment ? rit-il.
Je me redresse et défais mes tresses pour laisser mes cheveux tomber librement dans mon dos :
— Dis-moi, Alças, tu as de la famille ?
— Hélas, non. Je n'ai pas de souvenirs : la forêt où je vivais a brûlé lors d'attaques lumbarses. J'étais bébé et des elfes sylvestres ont recueilli le peu de survivants pour les intégrer à leur société. À cause de ce drame, je n'ai jamais su voler.
— Je suis désolée... C'est si dur d'apprendre ?
— Absolument pas. Mais mes ailes n'ont jamais guéri des blessures qu'elles avaient subies.
Pauvre Alças, il me fait beaucoup de peine.
— Les lumbars ont tout détruit, continue-t-il piteusement, ils mangent les fées. Et ils gardent les ailes pour en faire des parures. On a essayé de m'arracher les ailes étant bébé. Mais par miracle, les mages de l'Atari sont parvenus à me soigner et à m'éviter l'amputation.
— C'est à cause de ça que tu sers un elfe, aujourd'hui ?
Il passe outre ma désapprobation.
— Bien sûr. Morgal est le fils d'une elfe sylvestre. C'est un moyen pour moi de remercier mes bienfaiteurs. Et puis, le prince a toujours été juste avec moi.
— Parce qu'il attend des résultats de tes expériences. Tu es marqué ?
— Oui, sur le poignet.
Comme Binou et Arquen, d'ailleurs.
— Et ça ne te gêne pas ?
— Si mais c'est un moindre mal. Grâce à la marque il est capable de ressentir les périls que je peux rencontrer.
Je vois... Je me demande si ça changera vraiment la donne en cas de pépins. En attendant, je me cale confortablement contre les traversins sans décrocher mon regard de la fée qui installe sa table. Comme d'habitude, ses ailes se meuvent lentement comme dotées d'une vie à part. Ça m'attriste beaucoup qu'elles soient aussi inutiles. Elles doivent même le gêner...
— J'espère que tu as pris des vêtements chauds, ma petite puce, je doute que les Forges de Baarl nous épargnent son froid.
—Pourquoi cette ville en particulier ?
— Les nains y extraient du souffre d'Almat, un combustible essentiel pour le moteur de mes machines.
Je hausse les épaules, sans vraiment comprendre ce qu'il cherche. Je tire donc mon sac avec moi et pars en quête d'une pièce à l'abri des regards pour me changer. De toute façon, je commençais à en avoir marre de l'uniforme.
Soudain, le navire tangue brutalement et je me prends le linteau dans le crâne. Je m'effondre dans le couloir désert avec des étoiles dans le champ de vision.
Maudite traversée ! Vivement que l'on atteigne le port ! La mer est trop agitée, c'est un enfer !
Mais je ne sais pas pourquoi, j'ai l'impression que les Forges de Baarl me réservent de belles surprises !
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