Chapitre 22
Je trouve que la vie aux Falaises Sanglantes n'est pas moins mouvementée que sur l'Île des Sirènes. L'autre soir, pendant le bal, une partie de la noblesse a tenté de tuer le Roi en Blanc, le père de Morgal. Ça a fait beaucoup de bruit et je crois que la soirée s'est finie de manière assez sanglante. Ajoutons à ça les départs imminents pour la guerre, le palais bouillonne comme une marmite sous pression.
Avec toutes ces bêtises, j'ai dû avec d'autres gnomes évacuer les cadavres de la petite sauterie. Certains étaient vraiment dans un sale état.
Mais je ne peux m'empêcher de souffler : la plupart des elfes viennent de partir pour les champs de bataille, ce qui fait que le château se vide drastiquement. Enfin un peu de repos pour nous. De ma fenêtre, je regarde les soldats enfourcher leurs monstrueuses montures volantes. Je frémis devant le déploiement des dragons. Ce sera une boucherie, là-bas. Pourvu que les astres d'Arminassë s'en sortent et renvoient les royaumes elfiques comme des malpropres.
Mais maintenant que j'y pense, Binou a quartier libre puisque son maître est parti ! Je m'en vais te rejoindre mon petit agneau.
Je dévale les marches en quête de ma future proie et l'aperçois enfin dans la courette gnomique du palais, juché sur son poney. Comment ça, tu veux faire une ballade sans moi ? Pas question ! Oui, je force, et alors ?
Je rejoins innocemment Loupiote alors que certains de ses amis lui emboitent le pas avec leurs montures.
— Je viens aussi, annoncé-je jovialement
— Plus de poney pour toi, grince un des gnomes.
Je le foudroie du regard. Qu'est-ce qu'il me veut celui-là ? Ah oui, je me souviens, maintenant. Je crois qu'il s'appelle Tampë et qu'il m'avait proposée un soir de boire un verre avec lui. J'avais accepté et j'avoue avoir un peu joué mon allumeuse pour finalement lui dire non. Il a moyennement apprécié, surtout lorsque je lui ai sorti que c'était prohibé d'avoir des relations sexuelles au palais. Il m'a ensuite traitée de tous les noms...
— Aucune importance, rétorqué-je sûrement d'un geste, je monte avec Binou.
Je grimpe en selle et me cale confortablement devant Loupiote sous le regard étonné de ses trois amis. Ah tiens, je reconnais Clark, le gnome roux qui m'avait envoyé des fleurs. Allez, soyons machiavélique et rendons-le jaloux.
Je me retourne vers Binou et l'embrasse, de manière à ce que personne ne rate le spectacle. Il écarquille les yeux, apparemment pas consentant.
— Je te tiens à l'œil, Binou ! ricane le troisième, et moi qui me demandais où tu égayais tes nuits !
Binou est noyé de confusion, honteux du déroulement des événements. Le pauvre, on dirait un petit chaton tout penaud.
De son côté, Tampë soupire et talonne sa monture, aussitôt suivi de Clark.
— Tu as le don pour me créer des ennemis, grogne alors le gnome à mon encontre.
— Tu n'es pas heureux qu'on chevauche ensemble ? demandé-je d'une voix bien lascive.
Il fronce les sourcils, cherchant à comprendre où je veux en venir.
— Bon, on y va, déclare-t-il après s'être éclairci la gorge, Yucalë est à trois heures d'ici à Poney.
Quelle bonne idée de faire du tourisme ! J'ignore totalement ce qu'ils vont faire là-bas, en tout cas. Les autres ont l'air de suivre Binou comme des petits chiens.
Haha, mais ce sera ma Loupiote qui sera en chien avant la fin du trajet. Je profite de la démarche chaloupée du poney pour effectuer des mouvements plutôt explicites de postérieur contre son bassin. Ça va, tu apprécies ? Je crois que ça le gêne plus qu'autre chose que de sentir mes fesses taper à répétition contre ses reins. En tout cas, il préfère ne rien dire sur mon comportement discutable. Je ne distingue pas son visage mais il doit être cramoisi. Monsieur semble avoir quelques soucis pour se contrôler ou alors ce sont mes charmes qui sont trop puissants. Au moins, je suis certaine qu'il bande pas mou, maintenant.
N'en pouvant plus, Binou se décale vers l'arrière de la selle et reprend sa respiration alors que je fais semblant de rien.
Un pâle silence s'installe avant qu'il ne décide de lancer la conversation. Il pourrait pas se taire, pour une fois ?
— Au fait, Püpe, quel était ton emploi sur l'Île des Sirènes ?
— Je travaillais au bordel.
— Hein ?
— Mais non, j'étais camériste. Je préparais les filles pour leurs passes.
— J'ai eu peur...
— Il y avait un hybride d'ailleurs que j'ai croisé aux Falaises Sanglantes.
Il détourne volontairement la tête ; il doit connaitre Arquen. Alors qu'il tirait sur les rênes de sa monture je distingue soudain un tatouage sur son poignet. Le demi-dieu avait le même : c'est une marque de domination. Binou est donc entièrement à la merci de Morgal, ce qui explique son silence sur l'esclavage.
— C'est quoi la marque sur ton poignet ? demandé-je.
Il déglutit et cherche à toute vitesse une réponse :
— C'est un tatouage... Tu vois, il représente beaucoup pour moi. Il me rappelle qui je suis et pourquoi je me bats aujourd'hui.
Ah oui ? Continue pour voir comment tu mens ?
— Parfois, malgré ma condition, il m'arrive de me regarder et de me dire que je suis un homme comme les autres, qui mérite reconnaissance et liberté.
Haha, il est drôle quand même.
— Oui mais ton tatouage, c'est quoi ?
Il garde le silence. Sans doute est-il trop compliqué pour lui d'aborder ainsi une soumission qu'il n'a jamais désirée. Pauvre Loupiote. La vie ne l'a pas épargné. Enfin, il appréciera sans doute lorsque nous serons de retour au palais.
En attendant nous devons nous coltiner les autres débiles et chevaucher sur un poney complètement obèse. Je ne sais pas ce qui est arrivé à ce pauvre équidé mais il souffle comme un bœuf et je n'ai jamais eu les jambes autant écartées que sur ces flancs.
Bref, nous avons continué ainsi jusqu'à Yucalë où Binou a demandé son chemin.
— Au fait, intervint Tampë, qu'est-ce que nous cherchons ?
— Un arbre spécial avec un nom ridicule.
— Et pourquoi t'y rends-tu ? demande l'autre gnome.
— Je... juste un truc à vérifier.
Qui c'est qui a une mission confiée par l'elfe psychopathe ? On profite d'entrer dans les murs de la bourgade pour nous arrêter devant une jolie auberge aux balcons fleuris. Une paisibilité insoupçonnée se dégage de l'intérieur avec un luxe flagrant. On est loin des tavernes de l'Île des Sirènes tenues par les nains. D'ailleurs je ne pense même pas que des gnomes aient le droit de pénétrer.
Je laisse donc ma Loupiote et ses amis s'aventurer chez l'ennemi pendant que je reste sur le poney obèse. Mon regard glisse sur les sacoches fixées à la selle. Un coffre dépasse légèrement du rabat en cuir. Tiens, tiens... Je tente de vérifier discrètement sa nature mais les autres reviennent trop vite pour que je puisse mener à bien ma mission de vérification.
— Il faut prendre le sentier qui mène au cœur de la forêt, déclare Binou en remontant derrière moi.
— C'est loin ? demande Clark avec anxiété.
— Aucune idée.
— Elle était jolie la proprio...
— Elle avait surtout trente centimètres de plus que toi, Maril, ricane Tampë.
Ça risque d'être compliqué, en effet. J'attends que nous quittions Yucalë pour interpeler mon compagnon de route.
— C'est quoi dans ta sacoche ?
Il soupire devant mon inquisition et se gratte nerveusement le crâne.
— Un coffre.
— Et ? Dedans ?
— Je ne sais pas. Je dois l'enterrer sous l'Arbre du Paladin.
— Et tu ne veux pas ouvrir ?
— Non, pas question !
Mouai, c'est ce qu'on verra. Je suis intriguée alors je compte bien le découvrir.
En attendant, j'ai beaucoup trop froid. Contrairement à mes compagnons, j'ai gardé mon uniforme de soubrette et je grelotte à cause de ma tenue trop découverte. Me voilà punie de mon indécence. La brise glaciale se faufile sous mes jupons, ce qui me fait des courants d'air dans la culotte. Et pourtant, l'hiver touche à sa fin. Le printemps ne daigne toujours pas s'imposer en Calca, ce qui va me donner une formidable pneumonie.
Même la forêt semble se morfondre de cette absence de chaleur. Aucune pousse, aucune fleur ou feuille verte. C'est comme si elle était en deuil pour toujours. Ce qui n'est pas erroné lorsque l'on sait ce qui s'est passé ici.
— Les Peuples de la Forêt, assuré-je mécaniquement, ils vivaient là avant. Ce sont eux qui ont maudit l'endroit : les animaux y sont possédés.
— Charmant, souffle Binou.
— Les tribus ont été décimées. On dit que les armées du Roi en Blanc ont pendu leurs têtes aux branches et ont répandu les tripes partout dans la forêt et les eaux.
Des hurlements d'oiseaux résonnent dans les sous-bois et nos montures commencent à piaffer de crainte. Je repense à Kliss : elle ne vivait pas loin d'ici, je crois. Avant que les elfes n'envahissent ses terres et la vendent. Les lieux ne se sont pas remis des massacres perpétrés sur sa terre humide. Peut-être certains ossements s'entassent-ils quelque part, dans une fosse oubliée. Les vents de la Mort soufflent toujours plus fort à mes oreilles mais contrairement aux autres gnomes, ils ne m'effraient pas. Je comprends ces paroles inaudibles qui font échos à mon âme blessée. Je me sens bien dans ce genre d'ambiance...
— Je suis désolé, lâche Clark, mais je ne peux pas aller plus loin.
— Moi de même ! s'exclame Maril.
— Je resterai avec eux pour veiller à ce que rien ne leur arrive, déclare Tampë avec calme.
Quelle bande de héros courageux, j'en suis époustouflée. Je me pâme d'admiration.
Très bien, je vais finir le chemin avec Binou. Pendant quelques lieues, nous avons continué. Je me suis calée contre le torse chaud du gnome pour éviter les morsures trop vives du froid. À cela se joint la pluie puis l'orage. Parfait ! Mais nous arrivons enfin à la clairière où se dresse l'arbre du Paladin. Bon, clairement, c'est juste une vieille racine dotée encore de ce qui était un tronc et quelques branches manquant de s'effriter. Notre monture s'enfonce dans une boue épaisse alors que des corbeaux nous préviennent de l'insalubrité du coin. Comme si on n'avait pas remarqué... La foudre a dû s'abattre à mainte reprise sur ce pauvre bout de bois... Je crois que le garçon avec qui je passe cette sympathique escapade frissonne de crainte.
— Tu as peur ? gloussé-je à l'oreille de ma Loupiote tremblante.
— Mmh... Non pas du tout. Attends-moi là, je fais ça vite.
Il descend de selle et rejoint les imposantes racines. Dix mètres plus haut, des têtes empaillées se balancent avec le vent. On repassera sur la déco, franchement ! Avec une pierre plate, il commence à creuser assidûment dans la terre meuble. C'est long... Très long... Bon, je vais le rejoindre pour l'aider, sinon, on est pas rentré. J'arrive dans son dos et me penche au-dessus de son épaule.
— Ah !
Je lui ai fait peur ?
— Je t'avais demandée de rester sur le poney !
— Mais je m'ennuie, déclaré-je avec une moue boudeuse.
— Moi aussi mais je n'emmerde pas le monde !
Quel caractère ! Il est vraiment sur les nerfs.
— Tu es sûre de ne pas vouloir ouvrir le coffre ? demandé-je naïvement.
— Non !
Il le dépose au fond du trou. Il se passe quelques minutes pendant lesquelles on le regarde, là, avant qu'il ne disparaisse pour toujours. Ce serait dommage de ne pas savoir ce qu'il y a dedans, non ? Il suffirait simplement d'ouvrir le loquet et pousser le couvercle. Un simple petit geste. Personne n'en saura rien. Je suis littéralement le démon sur l'épaule du pauvre gnome.
Le voilà qui craque ! J'en étais sûre. Il saisit la boite et la pose entre ses jambes. Attentivement, je l'observe ouvrir le coffre, les mains tremblantes.
Mais je crois que la réaction est davantage flagrante chez moi que chez lui : il n'y a rien à l'intérieur à part deux yeux vitreux et sanglants. Le récit de la prêtresse me frappe de plein fouet. Y aurait-il un lien dans toute cette affaire ? Évidemment, suis-je bête.
— Un rituel, soufflé-je.
— Comment peux-tu en être aussi sûre ? murmure-t-il, encore choqué par cette découverte macabre.
— Ces rituels qui mettent en avant l'arrachement des globes oculaires sont réalisés pour converser avec les Réceptacles.
— Les quoi ?
— Les Réceptacles, des entités qui permettent à n'importe quel individu de n'importe quelle race d'user de son Vala.
— Mais les gnomes n'ont pas de magie en eux, rétorque-t-il.
— Parce que notre Réceptacle est mort, tout simplement. Il y a un Réceptacle attitré pour chaque race.
— Mais pourquoi Morgal voudrait converser avec ce genre de créatures ?
— Morgal ? C'est donc lui qui t'a envoyé ?
Bon, j'en ai maintenant la certitude. Mais ça tombe sous le sens, à vrai dire.
— Oui, avoue-t-il.
— Peut-être est-il lui aussi un Réceptacle ?
Et si c'était lui, l'empereur de la vision qui mettait la cité divine à feu et à sang. Morgal n'est pas empereur. Personne ne l'est. Mais peut-être que dans un futur lointain... C'est quelque chose que je dois creuser. Si ce dégénéré est un Réceptacle, je devrais savoir de quelle race. L'éliminer priverait ainsi toute une race de son Vala. Intéressant...
— Tout cela est fort amusant, me coupe Binou dans mes pensées, mais j'ai une mission à accomplir. Rangeons ce coffre comme si de rien n'était.
Ni vu, ni connu, hein ? Hop, on peut repartir maintenant que c'est enterré ! Nous tournons les talons avant de nous retrouver face à un loup énorme.
Heu... Pardon ?!
Son poil luisant, mouillé par la pluie, se hérisse d'hostilité. Mais le pire est sans doute la longueur de ses crocs d'un blanc éclatant. C'est pas vrai ! On va se faire bouffer comme des petits loukoums !
Avant que je ne réagisse, Binou enfourche déjà sa monture en vue de se carapater.
— Binou !
Cet imbécile m'a oubliée !
Il jette un regard dans ma direction mais ne semble pas vraiment vouloir m'attendre, sans doute trop pressé à sauver sa peau. Connard ! Derrière moi, le loup s'apprête à me rejoindre d'un bond. Binou, si l'on s'en sort, je te ferai payer ta lâcheté et ton manque de galanterie. Mais comme ce branquignole ne talonne pas assez vite son poney en surpoids, il ne tarde pas à se retrouver au tapis après un cabrement un peu trop soudain.
Voilà, maintenant on sera deux à finir dans la gueule du monstre ! Brillant ! Je n'ai pas d'arme sur moi à part une lame de rasoir et je doute que ça aide.
Je rejoins mon pleutre de compagnon en courant alors que la bête fond déjà sur nous. J'aperçois Binou dégainer une dague providentielle mais il est déjà trop tard : la gueule béante se referme sur moi. Les crocs entaillent ma chair dans un grognement sourd. Je pousse un hurlement de terreur alors que le fauve me mord une nouvelle fois au bras. Il va m'arracher les membres ! Le sang gicle devant mes yeux alors que le prédateur secoue violemment la tête, aggravant mes blessures. Il me balaie sur plusieurs mètres avant de s'attaquer cette fois-ci à mon visage. Non ! je ne veux pas être défigurée ! Comment pourrais-je user de mon joli minois après ça ?
Mais heureusement, une lame s'enfonce dans la gorge du loup. Celui-ci pousse un grondement plaintif et s'écarte aussitôt de moi. Je respire enfin mais ce n'est pas fini pour autant : cette fois-ci, il se jette sur le gnome, ses grosses pattes en avant et sa gueule prête à engloutir sa proie. Instinctivement, Binou tend son arme devant lui, comme pour se protéger de ce danger imminent.
Le loup s'empale alors sur la lame. Cette dernière ressort même par le haut du crâne. L'énorme corps musculeux s'effondre alors dans la boue. À bout de souffle, mon compagnon récupère sa dague dans un sympathique bruit de succion.
Pfiouuu, on l'a échappé belle ! Et dire que j'allais finir dévorer... La vie n'en a pas marre de m'en mettre plein la figure ? Et est-ce qu'on pourrait arrêter de se faire dévorer, pour une fois !
Un rire amer s'échappe de ma gorge alors que je me relève. Je commence sérieusement à en avoir ma claque !
Mes bras et jambes saignent abondamment mais je suis bien trop hors de moi pour m'en soucier. Ma folie commence à prendre le dessus dans ce genre d'instants. J'ai envie de tuer quelqu'un !
— Püpe ?
Binou me regarde avec de grands yeux inquiets.
— J'ai des mouchoirs propres dans ma sacoche, si Poney Obèse veut bien revenir.
— Poney Obèse ?
— J'ai eu la flemme de lui donner un vrai nom...
Il siffle sa monture pour la faire revenir. Docilement, le poney trotte vers nous et son maître s'empresse d'attraper ses compresses improvisées. Loupiote s'avance vers moi et me fait signe de m'assoir.
— Les blessures n'ont pas l'air trop profonde, assure-t-il en s'agenouillant à mes côtés, je vais te donner ma capeline.
— Merci...
— Voilà... Tu seras au chaud, comme ça.
— C'est gentil de ta part...
— Mais c'est normal, voyons !
Et c'est normal d'abandonner une jeune fille aux crocs d'un fauve et se carapater comme le dernier des salopards ? Je ne lui ferai pas la réflexion : il m'a sauvée, en fin de compte. Et il est parvenu à occire la menace.
Elle remonte dans mon estime, ma Loupiote !
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