Chapitre 15
Un petit imprévu est survenu cette soirée. Une fois empoisonné, Rilay est bien remonté à sa loge mais pas seul. Son comparse, Valon, aussi atteint que lui, lui a emboité le pas. Je me suis maudite devant mon manque de professionnalisme : j'aurais dû me renseigner sur leurs chambres respectives. Mais j'ai compris trop tard que Rilay et Valon étaient amants et donc partageaient les lieux. Quelle sotte je suis !
Résultat des cours : je me suis débarrassée des deux. J'ai pendu Rilay par des chaines à une des poutres de l'alcôve avant de lui ouvrir le ventre. Ses tripes chaudes ont repeint les draps. Quant à son petit camarade, je l'ai attaché à un fauteuil pour l'inoculer puis lui trancher les veines. Ils étaient bien trop dans le coltar pour se défendre, à vrai dire. C'est peu loyal de ma part mais maman non plus ne pouvait pas se défendre.
Ils m'ont suppliée d'arrêter mais une fois la machine en marche, je suis inarrêtable.
Me voilà désormais sur ma couche, couverte de sang.
Un certain écœurement me gagne. La Püpe de jadis me manque. Quel monstre suis-je devenue ? Quelle créature la vie a-t-elle fait de moi ?
Comme pour trouver le réconfort, je décide de rejoindre Tampia. Une visite à la Mer des Passions s'imposera par la suite.
Encore songeuse, je remonte les marches interminables et traverse les passerelles qui relient les départements. La musique se répercute sur moi sans parvenir à s'immiscer dans mon esprit. C'est comme si je marchais dans un brouillard.
Je prie pour que Tampia soit chez lui. J'ai besoin de ses bras pour m'enlacer et qu'il me témoigne son soutien. Même si je sais qu'il désapprouve mon changement soudain de personnalité.
J'arrive à sa porte et entre les clés dans la serrure. Pour ne pas l'effrayer, j'ai pris soin de changer de tenue ; pas question qu'il sache à propos de mes meurtres. J'entre dans son logement étroit mais me rend bien vite compte qu'il n'occupe pas la pièce principale. Cependant, les lieux ne sont pas déserts. Firine dort dans le lit, sa chevelure rose éparpillée sur les oreillers.
Olalah, ça sent très mauvais ça. Ça pue même la tromperie. Mais le déni est encore plus fort. Il y a forcément une explication à cette mascarade.
La voix de mon compagnon m'arrache à mes interrogations :
— Au fait, chérie, je ne t'avais pas demandée...
— Quand tu dis « chérie », tu t'adresses à moi ou à Firine ?
Tampia sursaute brusquement devant ma silhouette postée au centre de sa chambre. La gnome immerge lentement de son sommeil mais pousse un cri en m'apercevant.
— Püpe... Qu'est-ce que tu fais ici ?
— Je venais te rendre visite après le travail. Tu aurais dû me prévenir que tu avais déjà réservé la chambre pour une autre.
Tampia fronce les sourcils d'incertitude : il ne sait pas comment se justifier, ce gros minable. Son pyjama à rayures lui retire d'office toute crédibilité à mes yeux.
Dans les draps, Firine se recroqueville en tremblant :
— Tu crois qu'elle va me couper en rondelles ? gémit-elle.
Je me tourne vers elle d'un mouvement brusque et dégaine une lame de rasoir que je cachais dans mon porte-jarretelle :
— Ça tu peux t'en assurer. Mais ne t'en fais pas, je vais d'abord m'occuper de cet idiot.
— Heu... Püpe, tu plaisantes ?
Je vois la terreur dans les yeux des deux fornicateurs :
— Évidemment, soupiré-je en rangeant la lame, je ne suis pas timbrée à ce point.
— Püpe, je peux t'expliquer...
— Toi, tu la fermes. Tu devais vraiment trouver une autre fille pour ta confiance personnelle ? Et toi Firine, t'avais besoin de piquer le gnome d'une autre ?
— Écoute, insiste Tampia, laisse-moi t'expliquer. Oui, je suis fautif mais je n'arrivais pas à te dire que je n'en pouvais plus...
— Tu n'en pouvais plus de quoi ? grondé-je.
— Mais de toi, de la nouvelle Püpe ! Tu me fais peur, avec tes idées sordides et ton sadisme. Je ne t'en veux pas : tu n'es pas responsable de ce changement brutal... Mais notre relation a totalement viré.
— Et tu devais vraiment attendre de me tromper avant de me le dire ? Je suis le dindon de la farce, maintenant !
— Tu es violente, Püpe. Avant, tu désirais que l'on s'aime mais depuis ces derniers mois, on ne se voit que pour des rapports charnels.
Je m'esclaffe d'indignation :
— Ah et ça ne convient pas à Monsieur ? C'était ce que tu cherchais au début, je te rappelle !
— Mais j'avais fini par t'aimer. J'aimais la Püpe d'avant ! J'en pouvais plus de ton changement !
Mes lèvres se pincent devant sa mauvaise foi :
— Tu voulais simplement soulever un autre cul, avoue-le.
— Tu rapportes tout au sexe ! s'énerve Tampia, ton cœur est froid. Firine m'a soutenu pendant tout ce temps. Elle, elle était là pour moi lorsque ça n'allait pas. Elle savait écouter.
— Écouter alors que tu ne parles jamais...
— Je me suis rendu compte que je n'aimais qu'une chimère. Alors oui, j'ai décidé de voir Firine sans t'en parler. Excuse-moi si j'avais la trouille que tu me tranches la gorge !
— Alors là, c'est la meilleure ! Je suis responsable de ta tromperie ! Tu n'avais pas vraiment l'air apeuré l'autre nuit, quand nous étions ensembles !
— Oui, bon... Je reste un homme...
— Tu es pathétique ! Tu viens de me briser le cœur. Et non, je ne vais pas te trancher la gorge, ni à toi, ni à Firine. Allez, j'en ai assez vu !
Je tourne les talons et claque la porte de rage. Mais quel idiot. Et quelle idiote je suis, aussi. Je ne peux que m'en vouloir de la fin de notre relation : je me suis doutée de rien. Et comme l'aurais-je pu ? Ce qui me révolte, c'est que Tampia a raison. Je ne venais le voir que pour du sexe. Alors que je voulais que nous formions un couple sain. Le peu de dialogue entre nous s'est taris. Firine n'avait qu'à tendre le bras pour se saisir de son cœur blessé par ma folie.
En réalité, je me déteste ben plus que lui ou sa maîtresse. C'est moi la trainée, dans l'histoire. J'ai tout gâché. Tampia est un bon garçon, en soi. J'aurais pu être heureuse avec lui. Mais je l'ai ignoré tout ce temps, je me suis servie de lui pour mes propres attentes. Il a fini par en souffrir et me trahir. Cette tromperie n'était que la suite logique des choses. Mais pourquoi n'a-t-il pas eu la force de me dire ce qu'il ressentait ? Pourquoi a-t-il cédé devant Firine ? Les hommes sont d'une faiblesse accablante. C'est sur eux qu'on laisse toujours reposer le pouvoir décisionnel mais les femmes sont bien plus intègres à cette tâche.
Je me sens salie dans toute cette affaire.
D'un pas lent, je rejoins mon ancien lieu de travail. C'est décidé maintenant : je tue Lucasse au plus tôt et je pars régler le compte du prince en Calca. Après ça, je m'installe en Fanyarë et je coule des jours heureux pour l'éternité. Plus rien ne me retient ici. Bien sûr, mes amis me manqueront. Même Tampia. Mais je dois tourner la page pour de bon.
La Mer des Passions éclabousse le département du son des orchestre. Ah, il doit y avoir une réception. Ça arrive souvent que des aristocrates fortunés louent le lupanar pour une fête diplomatique ou entre amis. Je n'ai pas vraiment l'esprit à la fête même si je dois avouer qu'elles ont mis le paquet sur la décoration. Les lustres scintillent et les tentures renvoient des couleurs chaleureuses sur les invités. À la vue des uniformes, je reconnais immédiatement les commanditaires de cette petite sauterie : la Ligue Marchande, soit l'organisation commerciale la plus influente dans les échanges interraciaux. Ses membres sont extrêmement puissants.
J'ignore ce qu'ils célèbrent d'ailleurs mais ils semblent fort apprécier la compagnie de prostituées de luxe.
Mon étonnement grandit lorsque j'aperçois Arquen au bras de Méléra. Ce demi-dieu s'est mis dans ses plus beaux atours pour profiter de la fête. Je dois bien admettre que ses yeux violets sont hypnotisants. Et c'est vrai que le personnage me parait fort sympathique : c'est un bon vivant, guère méchant. Les filles m'ont assurée qu'elles n'avaient jamais rencontré le moindre souci avec lui. Il tient donc une place plutôt élevée dans mon estime, ce grand gaillard.
Mais ce tableau s'obscurcit brutalement lorsque je distingue la silhouette sombre de Morgal. J'avais oublié qu'il était le possesseur de ce pauvre Arquen.
— Majesté, sourit Méléra à l'elfe, ce n'est pas une habitude de vous voir dans ma maison.
— En effet, répond le concerné avec un regard froid, c'est plutôt une destination prisée par mon ami. Mais je me dois de connaitre l'adresse la plus rentable de mon île.
— Vous m'intriguez, Majesté, continue la maquerelle en attrapant une flute de champagne, n'éprouvez-vous aucune culpabilité à vous faire de l'argent sur le dos de femmes esclavagisées ? La prostitution est pourtant interdite sur vos terres en Calca.
L'elfe plisse les yeux devant l'air effronté de l'astre. Méléra joue avec le feu. Elle risque gros en provoquant le propriétaire. Même Arquen se mord la langue devant le dérapage probable de la conversation.
— Vous savez, Méléra, tant que ce ne sont pas des elfes qui moisissent dans les bordels, je m'en contrefiche. Et cette île n'est pas sous l'autorité royale de mon père. J'en suis le seul maître.
— Je vois que Sa Majesté est un homme d'affaire.
— C'est le cas.
— Vous revendiquez donc les massacres perpétrés pour votre ascension ?
Mais que fait-elle ? Elle est folle ?
— Massacres ? répète le prince innocemment, ce mot est tellement subjectif, ne trouvez-vous pas ?
— Méléra, chuchote l'hybride, tais-toi, tu vas l'énerver...
Mais l'astre ne semble pas s'en arrêter là :
— Et votre frère que vous avez étripé, c'est un massacre, aussi ?
Le visage de Morgal se fait soudain bien plus flippant : ses yeux foudroient la femme d'éclairs invisibles. Sa mâchoire se serre mais son sourire ne disparait pas pour autant. Un léger ricanement s'échappe de sa gorge :
— Tu n'as peur de rien, petite chienne.
Sur ces mots, Morgal tourne les talons et disparait dans la foule. Arquen s'empresse de réprimander sa maîtresse :
— Tu es complètement folle, Méléra ! Je n'ai aucune envie que Morgal exerce les conséquences de son vampirisme ce soir ! Et tu l'as bien énervé en parlant de son frère.
— Arrête donc. C'était jouissif de voir sa face se décomposer. Ce type a déjà tué plusieurs de mes employées ; je le déteste.
— Oui, et c'est bien parti pour qu'il continue sur la lancée, après ce que tu as dit !
— Cesse d'être aussi pessimiste, Arquen, tu me fatigues !
Je trouve Méléra très imprudente. Mais qu'importe, son business ne me regarde pas. Je rejoins les boudoirs pour retrouver mes amies qui, comme je m'y attendais, se prélassent dans les coussins.
— Dis-donc, vous n'êtes pas sensées assurer le service ? lancé-je.
Djalah saute de son pouf et se précipite vers moi :
— Ma petite Püpe ! ça faisait longtemps ! Comment vas-tu ?!
Tant d'énergie...
— Bof, comme quelqu'un qui vient de se faire tromper...
— Tampia ? s'exclame-t-elle, quel horrible polisson.
Pigelley se lève à son tour et ajoute plus lentement :
— T'en fais pas je vais lui concocter une boisson qui va le rendre impuissant pour un bon moment.
— Non, ne te fatigue pas pour si peu... Je suis pas toute blanche, de mon côté...
— Bon ! Qu'importe ! Et ton travail ?
Kliss se joint à nous et ouvre ses grands yeux de chat :
— Tu y arrives ?
— Oui, plutôt bien. Mais je ne vais pas tarder à quitter l'île, à vrai dire...
— Quel dommage !
Je hausse les épaules.
— Ceci-dit, ajoute Pigelley, tu auras assisté à mon ascension dans la maison, je suis désormais la fille la plus cottée de la Mer des Passions.
— Oooh, félicitations.
— Grâce à moi, on a pu faire de formidables bénéfices.
— Te vente pas trop, grince Kliss, ce n'est qu'un prix posé sur ta capacité à écarter les jambes.
— Sois pas jalouse, chaton.
Je lève les yeux au ciel. Ce n'est pas vraiment un problème pour des femmes astres de parler ainsi de leurs rapports sexuels. Cette race est plutôt décomplexée sur la chose. Djalah pousse le rideau du boudoir pour jeter un œil sur la réception.
— Je crois que ça va être à notre tour d'intervenir. Les invités s'impatientent... Tiens, Arquen est là...
Avec lassitude, les filles enfilent leurs parures et s'immiscent dans la réception pour charmer les membres de la Ligue Marchande. Ça va se finir en une grosse orgie bien sale, cette affaire. Il y a une majorité d'astres dans les rangs, en même temps. Quelques lumbars, nains et humains, mais bien peu. Je pense que je ferais bien de rentrer. La fête est finie pour moi.
Je souhaite donc une bonne nuit à mes trois amies, même si la plupart sont déjà accompagnées d'un ou plusieurs hommes. Pigelley n'a pas menti, elle a beaucoup de succès autour d'elle. C'est vrai qu'elle est magnifique. Son sourire charme tout le monde et ses longs cheveux clairs qui tranchent sur sa peau foncée rappellent une cascade d'argent sur de l'ambre.
Son sourire s'atténue devant l'homme qui vient se présenter à elle. Aussitôt, elle oublie les quatre nobles qui l'entouraient, frappée par la beauté surnaturelle du nouveau venu.
— Mademoiselle, si vous voulez bien accepter de me suivre.
Mon sang se glace devant l'affabilité du prince Morgal qui vient arracher la femme à ses admirateurs. Son sourire ensorceleur et son regard énigmatique font immédiatement fondre la prudence de l'astre.
Le propriétaire de l'île n'est clairement pas ici pour coucher avec elle, même si c'est ce qu'il veut faire entendre à sa future proie.
Pigelley avait déjà avoué son attirance pour l'elfe. Il en fallait peu pour la convertir, surtout que l'homme en question est d'une beauté à couper le souffle. La lumière des lustres se reflètent sur sa chevelure dorée, lui donnant une auréole angélique. Oui, on dirait un ange. Mais la longueur des canines et le souvenir de sa récente altercation avec Méléra ne me trompent pas. Il va l'égorger, elle, la prostituée la plus chère de l'île.
Avec une élégance et une galanterie parfaite, il tend la main vers Pigelley qui l'accepte aussitôt, le regard plongé dans celui de l'homme. Les quatre astres tirent la tête en voyant leur petit oiseau s'échapper pour voler droit dans la gueule du loup. Je ne peux pas la laisser suivre ce monstre ! Je me précipite vers le couple en vu de les séparer. Mais une poigne ferme me retient vivement par le bras : Anémone vient de me stopper dans mon élan.
— Inutile, lâche-t-elle laconiquement, elle est condamnée.
— Mais... On ne peut pas la laisser finir ainsi ! Elle... Mais enfin, elle est la femme la plus rentable de la maison.
— La volonté du prince ne se discute pas.
Je force l'étreinte de la nymphe pour interrompre le noir projet du propriétaire avant qu'il ne soit trop tard. Lui et Pigelley affichent tous deux un sourire éclatant mais pas pour la même raison. Elle est totalement ensorcelée par les charmes de l'elfe qui la tire vers les escaliers menant aux chambres. Sa longue robe fendue s'agite dans une envolée de drapés transparents, telles les ailes d'un cygne. Pourquoi semble-t-elle soudain autant heureuse alors qu'elle court à la mort ? Je ne l'ai jamais vue avec une telle insouciance affichée sur ses traits fins, ni un tel bonheur comblé. Ce sera du moins le souvenir qui me restera d'elle. Puisse-t-elle ne jamais se rendre compte que ce n'était qu'un rêve.
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