Chapitre 11
Voilà maintenant quelques mois que je combine mes deux emplois. La fatigue commence à se faire sentir mais je n'ai pas vraiment le choix ; j'ai signé un contrat avec le seigneur Lucasse et il compte bien utiliser ma voix pour ses petites sauteries de nobliaux oisifs. Je n'ai pas recroisé Djinévix ni le prince Morgal depuis, mais par contre, je passe mon temps libre avec Tampia. Le gnome a enfin daigné ranger son logement rudimentaire pour m'accueillir de temps à autres. Maintenant que c'est propre, j'ai pu découvrir sa jolie bibliothèque remplie d'ouvrages d'astrologie. Voilà bien un sujet où il accepte d'enchainer plus de cinq phrases d'affilée. À ce moment-là, son regard se perd dans ses rêveries et il se prend à élaborer diverses théories farfelues. Je trouve ça mignon mais je ne le suis absolument pas sur ce terrain-là.
Je me suis liée d'amitié avec Karlan et Firine : ce sont deux véritables enfants à l'esprit malicieux. Ils ne cessent de trouver de nouvelles idées pour commettre des infractions. Moi, de nature bien plus discrète et prudente, je n'ose les suivre dans leurs bêtises. Vron, lui, m'agace un peu avec son langage lourd. Il n'arrête pas de me charrier avec Tampia et j'avoue que ça finit par me lasser. Mon compagnon reste le taciturne de la bande et ça me fait sourire lorsque je le vois froncer les sourcils devant les plaisanteries de ses amis.
Il ne nous est jamais arrivé de nous disputer sévèrement : nous n'avons pas vraiment de dialogue entre lui et moi, après tout. Et c'est vrai que l'on n'a pas grand-chose à se dire. Ce silence n'est pas vraiment gênant, surtout qu'il n'hésite pas à le briser pour me faire un compliment. J'aurais peut-être souhaité qu'il soit un peu plus extraverti mais l'homme parfait n'existe pas.
Un certain train-train s'est installé entre nous : nous nous retrouvons le soir, à la fin de ma journée, avant que je ne parte pour ma deuxième activité. Pendant ce laps de temps, il va sans dire que ce ne sont pas vraiment des échanges verbaux qui se font entre nous.
Mais cette nuit, je dois passer l'épreuve du feu, à savoir me présenter devant de parfaits inconnus. Je ne suis vraiment pas prête et j'eus souhaité que maman soit là pour m'encourager avant de partir. Tampia me lance un salut de soutien alors que je passe la porte de la Mer des Passions. Me voilà donc en route vers la loge souterraine. Comme d'habitude, je longe les murs des escaliers afin d'éviter le passage d'ivrognes dangereux. Je dois me presser afin d'avoir suffisamment de temps pour vêtir mon costume et échauffer mes muscles. Et ma voix, accessoirement. Rien qu'à l'idée de devoir me trémousser en chantant me donne des boutons d'angoisse. Mais quelle angoisse !
Enfin, la porte de bronze apparait, engloutissant déjà un flux d'hommes et femmes dans des atours pour le moins excentriques. Je trottine jusqu'aux vestiaires où Lidjo me sermonne sur mon retard. Je m'excuse pitoyablement avant de m'habiller et de chausser ces horribles souliers aux plateformes démesurées.
D'une démarche incertaine, je m'avance vers la scène où d'autres danseuses effectuent déjà leurs chorégraphies sulfureuses. D'énormes brasiers entourent la scène alors que l'orchestre dans la fosse se produit avec des notes pour le moins singulières. Je ne m'y habituerai jamais.
Mais une chose me rassure : les convives sont pour la plupart déjà torchés. Ils ne remarqueront même pas mon petit numéro.
Me voilà désormais à l'extrémité l'estrade et je rassemble le reste de courage pour entonner les chansons que j'ai apprise. Pour mon plus grand soulagement, les musiciens parviennent à suivre ma voix. La mélodie semble alors remplir le vaste espace et les invités s'arrêtent pour me regarder. Jamais je n'eus pensé que mes cordes vocales séduiraient un si grand public. Ils sont comme hypnotisés, telles des carpes sur le rivage. C'était bien un pouvoir que j'ignorais jusqu'à maintenant. Avec ça, Lucasse ne me laissera jamais filer, je risque de bien trop plaire à ses petits amis. Mais je n'ai guère le temps de m'arrêter sur mon talent, je dois me concentrer sur ma chanson tout en dansant. C'est extrêmement compliqué de cacher l'essoufflement dans ma voix. Je manque clairement d'air mais je n'ai pas le choix.
Lorsque ma présentation finit enfin, j'effectue un rapide salut à mon public, et file dans les coulisses pour reprendre ma respiration. Je suis littéralement épuisée. Un banc me reçoit alors que Lidjo m'apporte un verre d'eau.
— Merci, murmuré-je.
Une démarche un peu trop reconnaissable me dresse soudain les oreilles :
— Ma petite chérie ! Mais tu ne m'avais pas dit que tu avais un tel talent !
— Maman ?!
Qu'est-ce qu'elle fait là ?! je lui avais pourtant dit de ne pas venir.
— Je suis très fière de toi. Tous ces grands seigneurs étaient suspendus à tes lèvres ! Et tu danses vraiment avec beaucoup de grâce.
— Mais... Je suis très heureuse que tu sois venue me voir, Maman, mais c'est risqué de venir ici.
— Pour rien au monde je n'aurais souhaité rater ça !
Je rougis, à la fois reconnaissante et exaspérée. Quelle bourrique ! Je ne sais même pas comment elle a pu passer les gardes.
— Tu es épuisée, ma chérie, je vais te chercher de quoi manger.
Sur ce, elle disparait. Je me retrouve soudain seule et un peu bête. Les danseuses continuent leur représentation mais cette fois-ci, c'est une douce mélodie qui se propage dans les appartements. Timidement, je m'avance dans un coin de l'estrade et jette un regard plus approfondi sur la foule. Les gens déambulent difficilement d'un buffet à un autre. Certains sont forcés de s'assoir ou de s'allonger sur les coussins, victimes d'une ivresse trop prononcée. Je retrouve le seigneur Lucasse, toujours entouré de ses amis dans son balcon intérieur. Il aura beau se charger de bijoux et d'étoffes couteuses, il n'en reste pas moins laid. Son apparence de rapace nerveux m'agace, je ne comprends pas comment il a pu en arriver là avec une telle dégaine. Brusquement, je le vois se lever dans une panique mal dissimulée et descendre vers le centre de la salle, suivi d'autres aristocrates.
Les voir soudainement épousseter leurs manteaux de brocard, me fait sourire. Devant quelqu'un de plus haut dans la hiérarchie, ils finissent toujours par plier l'échine et rentrer la queue entre les pattes. Et c'est compréhensible, le propriétaire de l'île vient de faire une entrée fracassante. Tous les invités s'écartent à son passage alors que ses talons cloutés résonnent sur le parquet. À mon grand étonnement, il est seul, ou presque. Un mage coiffé d'un long chapeau pointu l'accompagne avec une tête légèrement angoissée. Lucasse ne tarde pas à présenter au véritable maître de ces lieux avec une mine un peu trop affable pour être sincère :
— Majesté, sourit-il avec son air écorché, quelle joie de vous avoir parmi nous. Si je savais votre venue...
— Je suis ici chez-moi, mon cher Lucasse, vous semblez l'oublier.
L'astre ricane nerveusement devant le regard glacial de l'elfe.
— Bien sûr, bien sûr...
Le voir perdre si vite son assurance est jouissif.
— Voudriez-vous... Aborder certains sujets ?
— Tout à fait.
Avec une soumission lamentable, Lucasse invite le prince à le suivre jusqu'à sa loge privée. Je détaille le nouveau-venu d'un regard curieux : comme la fois précédente, un long manteau de cuir noir tombe de ses épaules jusqu'à ses mollets. Son expression faciale non plus, n'a pas changé : toujours aussi fermée et méprisante. Mais je n'avais pas remarqué qu'il était légèrement plus petit que je ne le pensais. Il essaie de cacher ça avec des talonnettes mais ça ne m'échappe pas.
Sans jeter un regard sur les autres invités privilégiés, Morgal se pose dans un fauteuil, un sourire mesquin figé sur son visage. Son mage se poste derrière le dossier d'un air toujours inquiet.
— Bien venons-en au fait, Lucasse, n'est-il pas temps d'aborder le fameux sujet des parts que vous avez ?
— Oui, oui... Mais vous comprenez que la Ligue Marchande refuse catégoriquement que je les vende.
— Ils ne peuvent pas vous l'interdire, voyons.
— Je subis une certaine pression, si vous voyez.
Lucasse carpette ?
Morgal éclate de rire. Je discerne à ce moment ses canines un brin trop longues.
— Une pression de la part de la Ligue Marchande ? Et la pression que je vais vous coller au cul, vous voulez la connaitre aussi ?
— Je...
— Lucasse, vous êtes endetté jusqu'au cou. Vous avez besoin de vendre et vite. Sinon tout votre fonds de commerce s'effondrera.
L'astre garde le silence. À ses côtés, ses congénères ne pipent mot. Je reconnais le gros pervers Tron, qui m'avait touché les fesses, ainsi que l'autre au surpoids conséquent. Celui-là me dégoute par son air malsain. Je crois qu'il s'agit de la garde personnelle de Lucasse.
Deux autres seigneurs l'accompagnent, pas moins dégénérés. Ils essaient vainement de cacher leur ivresse en s'accrochant à leurs accoudoirs. Je dirais qu'ils incarnent une noblesse totalement décadente.
— Je vais attendre encore quelques temps, contredit mon employeur.
— Ah vraiment ?
La mâchoire déjà carrée du prince se serre davantage. Ses yeux transpercent ses interlocuteurs.
— Vous allez me vendre ses parts, sourit-il, à moins que vous ne vouliez voir votre propriété réduite en cendres.
— Vous n'oserez pas !
— Et pourquoi ?
— Ce n'est ni légal, ni éthique !
— Haha.
— J'habite en plein cœur de Fanyarë. Ce ne sont que des menaces vides de sens !
Il s'énerve le petit Lucasse.
— Mais un accident est si vite arrivé, remarque Morgal d'un air faussement apitoyé.
Sur les canapés, les quatre autres astres ne disent mot mais je les sens bouillir de l'intérieur. C'est compréhensible : ils viennent de se faire recadrer et menacer par un fils à papa horripilant.
— Venez me voir demain, abdique mon maître.
— Je vous remercie pour votre empressement, Lucasse. Buvons à vos affaires !
Du groupe, seul Morgal adopte une jovialité, certes trompeuses, mais pas moins insolente. Le reste le fusille du regard et accepte de noyer la défaite dans l'alcool.
Vu leur état d'ébriété actuel, je crains que la situation ne dégénère. Et je ne comprends toujours pas pourquoi le prince n'est pas mieux accompagné. A-t-il autant confiance en lui ? S'il se met à boire, il finira vite au tapis ; les elfes ne supportent pas plus de trois verres.
— Je ne m'étonne guère que vous fassiez faillite, remarque Morgal, vos spectacles sont aussi captivants qu'un discours diplomatique.
— Cela tombe bien, mon assistance n'est pas composée d'elfes.
Le propriétaire plisse des yeux mais ne répond pas à la pique, préférant siroter tranquillement son verre.
— Je suis d'accord avec le prince Morgal, intervient soudain un des astres à qui l'alcool commençait déjà à brouiller l'esprit, on s'emmerde ici.
— T'as qu'à aller perdre ton argent avec les combats de fosse, Grundar.
Ce dernier hausse les épaules et rejoint le premier buffet en continuant :
— Pourquoi on n'aurait pas le droit de s'amuser nous, hein ?
Tron se lève et s'accoude à l'épaule de son compagnon avant de jeter un œil vers un coin précis de la pièce.
— Très bien, je vais aller donner à manger aux murènes. Ça fait longtemps.
Je fronce les sourcils ne comprenant pas où ils veulent venir.
Les deux autres astres à la dégaine désastreuse quittent à leur tour leur siège avant de se saisir brusquement de la première personne qui passait.
— Viens ici, toi. Je ne crois pas que tu ais le droit d'être là !
Je blêmis brusquement : c'est maman.
— T'en fais pas ma jolie, on t'a gardé une place !
Ma mère se débat comme elle peut alors que les deux la trainent jusqu'à la table. Instinctivement, elle envoie ses pieds dans les jambes de ses agresseurs pour qu'ils la lâchent. Mais eux n'en ont que faire et s'amusent de cette faible résistance.
Me voilà totalement vissée sur place, incapable d'intervenir. La peur et l'incompréhension s'abattent sur moi comme une chappe de plomb glaciale.
Je dois intervenir, au moins essayer. Mais mes membres refusent de se mouvoir. Quant à mes yeux, ils ne dévient pas de la terrible scène qui se prépare.
— Tu veux pas la maîtriser correctement ? braille l'un des deux.
— Attends deux secondes !
Le garde du corps ventripotent rejoint les deux qui tentent de contrôler ma mère. Il la saisit violement par le cou et la soulève comme si elle n'était qu'une poupée. D'un geste, il se sert d'elle pour balayer le buffet. Il dégaine alors son arme, aussi large qu'un hachoir et l'abat brusquement sur le genou de la gnome. Le sang gicle en même temps que le reste de la jambe. Le cri strident éclate dans tout l'appartement alors que l'épouvante me contrôle. C'est abominable. La nappe blanche se teinte immédiatement de tâches rouges qui s'étendent toujours plus. La musique continue avec une abominable langueur, sans se soucier de ce qui se trame.
Sans s'arrêter en si bon chemin, Grundar relève le bras et tranche la deuxième jambe aussi aisément que la première. Les hurlements redoublent sans que je ne puisse me détourner de ce massacre, et se mêlent aux rires cruels des tortionnaires. Ce n'est qu'un jeu pour eux...
Je tremble de tout mon corps mais enfin, je parviens à avancer. Je saute maladroitement de l'estrade et me précipite aussi vite que mes talons me permettent jusqu'à mon but. Dans ma course, mon regard ne se détache pas du visage dévasté de maman, couvert de larmes et grimaçant de souffrance.
Abandonnant son arme, l'astre et ses complices se dirigent d'un bon pas vers le bassin qui s'étend à quelques mètres du balcon intérieur. Mes foulées s'allongent, je trébuche et m'affale sur le parquet, la cheville foulée. Mais je me relève aussitôt, boitillante, refusant d'écouter le feu qui irradie mon pied. Tant pis, je dois tenter le tout pour le tout. Je m'accroche au manteau de l'astre et lui mords le bras jusqu'au sang.
— Débarrassez-moi de cette teigne, grogne-t-il sans lâcher sa proie.
Deux bras se saisissent de mes épaules et je me retrouve soulevée dans les airs avant de finir prisonnière de bras trop puissants pour moi.
Je me débats, griffant, mordant et criant. Mais je suis dépassée par les événements.
— Allez, déclare Grundar, il est temps de nourrir les poissons.
Sur ces mots, il referme sa poigne sur la chevelure noire de la gnome et tend son bras au-dessus du bassin. Un ruisseau carmin commence déjà à teinter l'eau claire, s'échappant des plaies béantes. Les gémissements et les rires continuent d'envahir ma tête alors que je redeviens totalement spectatrice. L'orchestre semble toujours accompagner le terrible forfait de ces hommes monstrueux, tel une litanie aux tonalités funéraires.
— Arrêtez ! Arrêtez ! leur crié-je horrifiée.
Et puis, ses doigts se détendent et ma mère tombe dans le bassin. Les éclaboussures se mêlent immédiatement à un bouillonnement d'eau sanglant où la chair se déchire dans des froissements de mâchoires aiguisées. Il n'a pas fallu plus de dix secondes pour que le corps disparaisse sous les dents des murènes.
Et moi je nage en plein cauchemar. Ce n'est pas possible, ce ne peut pas être vrai.
— À ton tour maintenant.
Mon cœur s'accélère encore plus lorsque mon agresseur se rapproche dangereusement du bassin encore mouvementé. Je me force à fermer les yeux, refusant d'affronter la mort en face. Et aussi de peur de distinguer ce que les poissons auraient laissé.
— Rilay, lâche-là.
La voix de Lucasse a cette fois-ci porté suffisamment.
— Elle m'est indispensable avec sa voix.
Rilay hoche la tête et me laisse m'écrouler sur le sol, toute tremblante. Je me détourne du bassin, comme pour rejeter la réalité accablante qui vient m'assaillir.
Lucasse ne scille pas. Il sait au moins se faire respecter de ses hommes.
Morgal le rejoint de son air faux et saisit le manche du hachoir avant d'en lécher la lame souillée. Cette fois-ci c'est trop. Je vomis de la bile sur le parquet, écrasée par la fatalité, par une si grande injustice.
Je ne comprends rien, ou plutôt, j'essaie de ne pas comprendre. Tout cela n'a pas pu se passer, n'est-ce pas ? Cela ne peut pas m'arriver à moi... Oui, je vais continuer à vivre comme avant, c'est ça ?
Mes pensées forment une cacophonie assourdissante. Quelque chose m'échappe. Ça me glisse entre les doigts et disparait.
Inconsciemment, je me suis recroquevillée. Je me rends compte qu'à présent que je déverse mes pleurs sur un sol déjà tâché.
Et puis, Lidjo m'attrape le bras pour me relever et me conduire dans les coulisses.
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