Chapitre 1
Si vous pensez avoir tout vu au cours de votre vie, je peux vous proposer un voyage sur l'Île des Sirènes. C'est chez moi. Et disons que je ne connais rien d'autre que cette île de plusieurs hectares.
Vous êtes déjà à penser que mon histoire ressemble à celle de toutes les princesses ingénues exilées dans leur tour ? Ne vous inquiétez pas : rien ne me surprendra sur le continent et encore moins la sordidité du monde. J'en ai un parfait échantillon sur mon île de vices.
Pour vous donner un rapide aperçu de cet endroit, je vous communiquerai sa devise : « du sexe, du sang et des sous ! ».
Ici se mélangent toutes les races de la Dimension dans un unique but : dépenser de l'argent. Ce n'est ni une base militaire, ni un quartier d'habitations. Non, cet endroit est juste le paradis pour tous les hédonistes. On y trouve à peu près tout à condition que ce soit de la consommation à cours terme. Hotels, restaurants, bordels, maisons de jeux, bals et arènes, tout le monde y trouve son compte. Enfin, sauf les malheureux qui sont là pour fournir les services à tous ces clients pour qui l'argent brûle les doigts.
Bâtie sur une île composée de granite, la forteresse infernale se dresse pour faire face aux vents violents de la mer d'Encre. Le temps est toujours aussi merdique, quelque soit la saison de l'année mais les festivités se déroulent en général dans les murs. C'est comme les intestins d'une immense fourmilière où les secteurs divers se succèdent telles des strates dans différents départements. Un vrai labyrinthe que je maîtrise depuis mon plus jeune âge.
Au fait, j'ai oublié de me présenter. Je m'appelle Nalpalyre mais tout le monde me surnomme Püpe. J'appartiens à la race des gnomes, une race pas vraiment respectée dans la Dimension. Pour vous résumer la situation, mon peuple est sous domination elfique et subit un esclavage violent. Ma mère a fui ces conditions de vie trop précaires et a trouvé du travail sur l'Île des Sirènes. Malheureusement pour elle, j'ai pointé le bout de mon nez et elle a dû me trouver un emploi à moi-aussi.
Pauvre maman, elle fait tant de sacrifices pour moi et j'avoue être parfois une fille indigne. Après tout, nous sommes une petite famille déracinée qui tente de survivre. Ne me posez pas de questions sur mon père : j'ignore à peu près tout de lui à part qu'il était un ami de ma mère. Mouai, un « ami ». Elle a coupé les ponts avec lui, à ce qu'elle m'a dit.
Bref, voilà un cadre de vie peu reluisant mais c'est ce que j'ai toujours connu. Avec maman, qu'on appelle Mily, je travaille dans une des maisons closes de l'Île. Je vous arrête tout de suite, nous ne sommes là qu'en tant que caméristes. Et ça me va très bien.
Je passe donc mes journées à maquiller et habiller des prostituées. La plupart restent aimables avec moi, donc la tâche n'est pas trop ardue. Le reste du temps, je me charge de leur préparer leurs bains ou de laver les chambres. Elles viennent presque toutes d'origines différentes avec parfois une divergence raciale. Cela m'a apporté une certaine culture. Bien sûr, j'ai été instruite, étant petite, mais les entendre parler de leurs pays m'a permis de voyager, en quelques sortes.
— Püpe ! Que fais-tu, encore ?
Je jette un regard par-dessus le balcon de la mezzanine. Maman s'impatiente.
— J'arrive dans cinq minutes.
C'est toujours comme ça, le matin. Je mets trois plombes à m'apprêter. Et je ne suis jamais contente du résultat. Je crois que c'est comme ça pour toutes les adolescentes, non ?
Devant mon miroir bien poli, j'ajuste ma jupe avant de resserrer mon corset au maximum. Je ne devrais pas : je commence à me déplacer des côtes mais c'est plus fort que moi. Il se trouve que je suis un peu trop grassouillette à mon goût alors je préfère cacher les petits bourrelets inopportuns qui prennent place sur ma taille, mes hanches et mes cuisses.
Je descends l'échelle en catastrophe sans érafler pour autant mes souliers et rejoins ma mère.
— Püpe, ma chérie, tu vas nous faire un malaise. Tu arrives à peine à respirer.
— Je ne veux pas ressembler à une grosse naine de taverne.
— Tu as seize ans. C'est normal d'être un peu potelée à ton âge.
— Tu l'es toujours toi, à deux-cent-trois ans.
Elle soupire devant ma pique :
— Cesse un peu de te torturer ! Tu es une très belle gnome.
— Mmh.
— Avec de beaux yeux bleus et une magnifique chevelure blonde. Tu feras tourner plus d'une tête plus tard, j'en suis certaine !
Ah bah ça ! C'est vrai que j'ai un visage plutôt craquant avec mon nez en trompette et mes tâches de rousseurs. Je dois les tenir de mon père car ma mère est brune. Espérons que je n'hérite pas de ses rondeurs, les miennes me suffisent déjà. Pauvre maman, je suis méchante avec elle ; elle n'a pas eu une vie facile.
Mais j'aimerais connaitre l'amour différemment d'elle. Mon cœur d'adolescente s'est déjà épris d'un jeune gnome d'à peine une décennie de plus que moi. Mais je ne crois pas vraiment l'intéresser avec mes joues de fillette.
Il s'appelle Tampia et travaille dans le restaurant du dessous. Je le vois passer régulièrement et à chaque fois, il ne me laisse pas indifférente. Je dois rougir comme une pivoine.
— Püpe ! Tu viens ou tu rêvasses ?
Je sursaute et rattrape ma mère avant de m'engouffrer dans les boudoirs. Quelques femmes attendent nonchalamment leur prochain client. Il n'y en aura pas beaucoup à cette heure.
J'empoigne un escabeau et attrape une parure pour en habiller la propriétaire. À cause de ma race, je suis bien plus petite que les autres femmes. Gnomes et nains font la même taille mais mieux vaut éviter les comparaisons entre nos deux peuples : la haine est viscérale et incurable.
La dame dont je m'occupe est une magnifique astre. Une astre dépourvue de sa magie, bien entendu. C'est triste pour elle car c'est une race particulièrement composée de mages. La pauvre doit se sentir vidée de son essence. La nation astrale est sans doute celle que je préfère dans la Dimension. Je trouve les hommes très nobles et les femmes très belles. Des trois royaumes astraux, c'est celui d'Arminassë que j'admire le plus en raison de Luinil, la Reine Vierge, une femme assez incroyable. Enfin, je n'ai rien en commun avec elle. Je ressemble plus à une petite elfe miniature. Dans les maisons closes de l'île, il est d'ailleurs interdit d'exploiter des elfes. En effet, le propriétaire du lieu en est un et refuse catégoriquement que ses congénères subissent le même calvaire que les autres. Bon, je ne vais pas vous le cacher, j'exècre les elfes. D'ailleurs personne ne les aime. Ils pètent toujours plus haut que leur cul et esclavagisent tout le monde. Ils sont chiants à mourir et complètement dégénérés.
Ils ont aussi décimé les peuples des forêts. Certaines de ces créatures sylvestres sont aujourd'hui forcées de travailler ici. Ce sont en général des tribus dotées d'attributs de cervidés ou de félins.
Tout ce mélange culturel sur l'île provoque parfois de violentes rixes. Sans parler des clients qui ne sont pas non plus des mêmes races.
N'oublions pas que dehors, c'est la guerre. Une belle grosse guerre dont j'ignore à peu près tout. Je sais juste que la reine Luinil d'Arminassë se bat remarquablement bien. Enfin, c'est du moins l'image que je me suis faite d'elle.
Je pose mon regard sur la coiffeuse et me saisis des boites à maquillage. Moi-même ne lésine pas sur mon propre visage ; si ça peut m'apporter un peu d'assurance et de confiance...
Je tamponne les joues de l'astre et la laisse gagner le grand salon de sa démarche légère. Je ne peux m'empêcher d'avoir une certaine forme d'admiration pour ces femmes malgré leur triste condition : elles gardent la tête haute et j'avoue que leur pouvoir de séduction m'a toujours fascinée. Je me sens tellement médiocre à côté...
Sur la pointe des pieds, je m'aventure jusqu'au rideau que je pousse légèrement afin d'apercevoir la scène. Je ne passe que très rarement cette limite en heure de pointe ; il arrive bien trop souvent que des clients ivres s'en prennent aux filles et l'envie de finir embrochée ne me tente guère. Et puis, les hommes pourraient penser que je fais partie de la commande.
Ce n'est pas une vie pour une adolescente, me direz-vous, mais je préfère me trouver là plutôt que sur le continent. Au moins, ici, je ne suis pas une esclave, je gagne de l'argent et j'échappe surtout au lavage de cerveau général qui frappe ma race. Malheureusement, la grande majorité d'entre eux s'accommode très bien de leur servitude car ils bénéficient d'une certaine facilité de vie : ne pas se poser de questions, ne pas avoir de responsabilités, juste suivre docilement des ordres.
Au moins, sur l'île, je garde mon libre arbitre.
— Püpe, ma jolie, tu te joins à nous ?
Je lève la tête vers Djalah, une prostituée souriante avec de longs cheveux acajou. Elle bénéficie d'une formidable taille de guêpe, ce qui me rend secrètement un peu jalouse.
— Vous n'avez pas de clients ?
— Pas pour ce matin ! Avec les filles ont se réunit autour d'un petit-déjeuner digne de ce nom.
J'hésite un instant mais j'accepte rapidement car mon estomac grogne déjà d'impatience. Après un regard en arrière j'emboite le pas à Djalah et monte les escaliers de marbre qui donne sur le boudoir bleu. C'est un assez vaste espace avec des canapés et des coussins qui recouvrent le sol. Quelques guéridons en marqueterie supportent des boissons alcoolisées et des bons petits plats.
Plusieurs femmes que je connais sont déjà allongées ou assises sur les sofas à bavarder bruyamment. Toutes sont très peu vêtues mais parées de magnifiques bijoux. Des étoffes onéreuses se plissent parfois sur leur corps parfait. L'étalage de chair ne me dérange pas, j'y suis bien trop habituée.
Instinctivement, mes longues oreilles se baissent pour contrôler le flot de décibels.
— J'ai ramené la gnome avec moi, lance Djalah sans se départir de son habituel air jovial.
Je rougis devant les regards qui se posent sur moi mais je ne lis aucune animosité. Elles m'adorent, je suis un peu leur mascotte. C'est un rôle qui ne me plait guère mais comment refuser l'affection qu'elles ont pour moi ?
La maison close dans laquelle je travaille est la plus cottée de l'Île de Sirènes, c'est pour ça que le luxe recouvre la moindre parcelle de mur ou de parquet. C'est aussi pour cette raison qu'il n'y a presque que des femmes astres, les plus chères sur le marché. Quelques princesses de tribus sauvages telles que des cathors ou arathors sont aussi présentes mais peu.
Je m'assois donc sur un pouf et les écoute jacasser. Un vrai poulailler. On est au moins une vingtaine dans le boudoir et la chaleur se fait sentir. J'ose malgré mes résolutions culinaires à saisir un plateau et engloutir sagement ma part de macarons. D'une oreille distraite et pivotante, j'écoute les conversations de mes amies mais cela tourne toujours autour des mêmes sujets : leurs ébats avec des clients. Bien sûr, elles en voient des vertes et des pas mures mais cela reste pour moi assez navrant. Si d'un côté je désirerais connaitre les plaisirs qu'elles vivent parfois, jamais je ne souhaiterais le manque respect qu'elles connaissent. Peut-être suis-je trop naïve mais j'ose croire à un amour plus pur avec de l'affection et une réciprocité de considération.
Ce n'est sans doute pas en vivant dans un bordel que je croiserais l'âme sœur...
— Au fait, Püpe, s'exclame une astre près de moi, tu ne t'es toujours pas décidée à parler au gnome du dessous ?
— Pardon ?
Ça c'est tout à fait le style de Pigelley : toujours à parler de ce qui ne la regarde absolument pas. Cette magnifique astre aux cheveux cendrés et à la peau mate n'en loupe pas une pour colporter les potins. Sa longue robe de soie transparente se fend aux hanches pour dévoiler de longues jambes fuselées. Comme ses compagnes, un maquillage très prononcé anime son visage et accentue ses émotions.
— Je t'ai vu le regarder avec insistance, explique-t-elle en se servant une coupe, ne me dis pas que tu comptes en rester là.
Devenant d'un coup le centre de l'attention, je ressens un certain malaise. Ma tête s'enfonce dans mes épaules alors que je termine d'avaler mes macarons.
— Je ne suis pas sûre de l'intéresser, murmuré-je piteusement.
Aussitôt un torrent de contestations m'éclate sur le dos. Il est pour elles impensable que ce pauvre Tampia ne me trouve pas à son goût. À vrai dire, peu importe ce que je veux, elles ont désormais décider de ne pas lâcher l'affaire.
— Vous savez, continué-je de ma petite voix, vous êtes toutes très belles, alors vous ne pouvez pas comprendre que quelqu'un vous refuse.
— Ne dis pas de sornettes, me coupe une autre, si tu as la possibilité de vivre une belle histoire, fonce !
Mes lèvres se pincent ; bien sûr, certaines ici voit dans ma petite amourette un rêve qu'elles ne réaliseront jamais ; alors elles vont s'y accrocher et ne voudront pas un seul instant que je fasse marche arrière.
— On va t'aider, si tu veux ! sourit Kliss comme si elle venait de trouver un nouveau but dans sa vie.
En même temps, elles ont toutes aucun but, aucun avenir ici. Elles sont et resteront des putains. Certaines ont déjà connu la pire déchéance comme Kliss qui était une princesse dans la plus grande tribu cathors de Calca. Elle a été trainée jusqu'ici et vendue au gérant de l'Île. Avec ses oreilles de chats, sa longue queue touffue et le duvet tacheté qui recouvre sa peau, elle ressemble à une panthère.
— Vous n'êtes pas obligées...
— Bien sûr que si ! déclare Djalah.
— Mais je ressemble à un petit phacochère.
La prostituée secoue la tête et s'assit derrière moi ; elle dénoue mon épais chignon pour laisser dévaler mon épaisse chevelure dorée dans mon dos.
— Tu as un potentiel incroyable, assure-t-elle, regarde-moi cette tignasse ! Tout le monde la veut ici ! Si tu cessais de mettre des longues jupes qui te battent les mollets et des corsages qui te remontent jusqu'au cou, ça aiderait.
— Mais... Je n'ai pas un corps comme le vôtre, argué-je.
— Tu es un peu grassouillette, c'est vrai, admit Pigelley.
— Mais tu ne fais pas pitié, au moins, ajouta Kliss en foudroyant sa compagne du regard.
Je lève les yeux au ciel, elles me fatiguent avec leur nouvelle lubie.
— Vous aurez beau faire ce que vous voudrez, vous ne saurez jamais ce que pense Tampia.
Djalah s'esclaffe devant mon défaitisme :
— Peut-être mais crois-moi qu'on sait ce qu'il se passera entre ses jambes.
— Djalah ! Vous me gênez...
— Les hommes ne pensent pas avec leur tête ma jolie mais avec un tout autre organe. Ton gnome ne fera pas exception.
— Mais je ne...
— Écoute, Püpe, déclare Kliss, tout dépend ce que tu veux de lui. Mais sache que nous les femmes, avons le pouvoir d'influencer le camp adverse. Dans tous les cas, ton vêtement reflètera ta volonté.
— Il va me prendre pour une prostituée, comme vous.
J'en mouche quelques-unes par cette phrase un peu cinglante. Oui, c'était pas très gentil pour elles mais faut pas oublier que je n'ai pas à vivre leur condition.
— Fais comme tu le sens, rit Djalah, mais sache qu'il ne dira pas non à ça.
Elle glisse ses mains fines sous mes bras et presse mes seins.
— Djalah ! Lâchez-moi !
— Oulalah, j'en connais qui verseraient des pièces trébuchantes pour peloter ces nichons-là !
Je pousse un couinement de panique qui fait glousser les autres dindes du boudoir.
— Laisse-là, glousse Pigelley, tu oublies que Püpe est encore vierge.
— Crois-moi qu'elle ne tient plus à l'être !
Je me dégage promptement de l'astre tout en remettant de l'ordre dans ma tenue. Non mais ! Elles ne sont pas bien méchantes mais elles devraient garder leurs langues et leurs mains dans les poches !
— Si tu as besoin de conseils... ajoute Djalah avec une fausse modestie.
— Merci mais non.
Vexée, je sors du boudoir, échappant aux moqueries de ces godiches. Elles ne comprennent pas que je suis amoureuse et que je ne veux pas simplement m'envoyer en l'air avec le premier garçon que je croise. Mais je ne peux pas vraiment leur en vouloir. Elles sont totalement désabusées sur ce genre de choses.
Pour calmer mes nerfs, je décide d'aller nettoyer les salles de bain, là au moins, je n'aurais pas les railleries d'un poulailler.
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