Chapitre 5
Qui dit vendredi matin post-soirée étudiante dit amphis désertés. Si nous sommes une centaine en temps normal, quand j'entre, je ne compte qu'une trentaine de présents. J'arrive pourtant bien en retard. Cela fait près d'une heure que je guette le nouveau, mais il ne s'est toujours pas montré. Je m'installe tout au fond, près de la porte de secours noire. Le règlement nous interdit de passer par là, mais l'usage veut que tout le monde s'en serve pour aller et venir discrètement.
Depuis mon point d'observation, dos à l'évacuation de secours, je ne pouvais surveiller que l'entrée classique et celle que je gardais. Il y a un troisième moyen d'accéder à la salle. Alexandre est-il arrivé par l'entrée réservée aux enseignants ? Mes yeux glissent sur les rangs un par un jusqu'à en conclure que non. Il n'est définitivement pas ici.
N'ayant aucune envie de suivre le monologue infini de Monsieur Jeriv, j'ouvre ma boîte mail la plus privée. Une notification de la part du club de combat m'informe que tous comptes faits, le match déplacé à la semaine prochaine aura lieu ce soir à 21h et que je suis tenue de me libérer pour y être présente. Surprenant, c'est la première fois qu'ils me font le coup. J'accuse bonne réception de l'information.
Une fois ma boîte de réception vidée, je me lance dans la rédaction d'un courriel. Il me faut des infos sur le nouveau et je connais quelqu'un qui se fera une joie de m'en fournir. J'envoie un message crypté avec la clé que seul lui possède depuis longtemps. J'ai bien fait de laisser vivre cet ancien sous-traitant. Ed est rapide et efficace, j'aurai de ses nouvelles dans la soirée probablement, ou dans l'après-midi.
Je referme l'onglet brusquement pour que le fichier dédié à ce cours apparaisse. La porte, quelques mètres à ma gauche, vient de grincer. Quelqu'un en sweat gris entre, regarde à droite puis à gauche avant de retirer sa capuche. Le nouveau. Ses yeux s'arrêtent sur moi. Il sourit amicalement en approchant.
Une heure à attendre pour qu'il ne puisse pas venir me coller, et malgré ça, il faut qu'il arrive dans l'amphithéâtre vingt minutes après moi. Le hasard fait des choses bien étranges.
— J'étais pas dans le bon amphi, j'ai dû attendre la pause pour venir, j'ai raté quoi ? murmure-t-il, parlant très vite.
— Tu t'es trompé de salle, vraiment ? lancé-je en levant un sourcil interrogateur.
— Oui ?
C'est drôle, sa tête se secoue légèrement pour dire "non" elle et il vient de nouveau passer ses doigts dans ses cheveux... exactement comme la première fois, quand son malaise se voyait de loin. Menteur va, il ne s'est pas perdu.
— On en est où dans le plan du cours ? relance-t-il.
— Bonne question.
— Ça t'arrive de suivre ? souffle-t-il.
— Parfois. Tu devrais te rapprocher de quelqu'un de plus sérieux que moi si tu veux avoir ton année.
Il soupire en s'enfonçant sur sa chaise, excédé. Le contexte n'est pas approprié pour une discussion sérieuse. Mais s'il ne s'est pas trompé de salle, pourquoi un tel retard ? Il y a des dizaines de façon de l'expliquer, et ça ne me regarde pas ; toutefois, l'idée que cette arrivée tardive est voulue me trotte dans la tête.
— On mange ensemble ce midi ?
— Je ne mangerai pas, j'ai trop de boulot à boucler sur la pause repas, coupé-je sèchement.
Si par boulot, on inclut profiter de la vie loin de lui et l'impression dérangeante qu'il me donne, je ne mens pas. De toute façon, je ne compte pas me retrouver en face à face avec lui sans avoir la réponse d'Ed ; et j'ai un combat à préparer pour ce soir : il faut que je réfléchisse à ma tenue et que je voie si mon trou me dérangera ou non.
— On a pas de devoirs pour cet après-midi, ni pour la semaine prochaine, ni pour celle d'après.
Douce accusation que voilà, mais je ne lui dois aucune information.
— Ok, tu veux pas parler, je comprends, je respecte, affirme-t-il en se reculant légèrement. Mais si ça t'empêche de manger, c'est que ça doit être pressé et long. Je peux t'aider à le faire ? Je t'en dois une pour l'autre jouer, et je n'aime pas garder de dettes.
— Merci de proposer, mais non.
— Ce soir ou ce week-end, c'est envisageable ? Quand tu seras libre.
Je laisse le silence peser, le fixant lourdement. J'attends qu'il développe. La gêne devenue palpable, il se recoiffe encore et toujours avec le même geste. Son regard fuit tandis qu'il pince ses lèvres.
— Dis-moi juste quand c'est possible, je m'aligne sur ton planning.
— J'ai dit non, point final.
— Pourquoi tu ne parles jamais de toi ? débite le nouveau, tendu.
Je ne réponds pas, je me détourne pour me concentrer sur ma prise de notes.
Ma vie ne regarde que moi. Je ne cherche pas à bavarder avec Alex pour l'instant. C'est un choix. Je préfère avoir un coup d'avance pour ne pas être prise au dépourvu face à lui. Une occasion de renverser les choses se présentera plus tard, que ce soit naturellement ou non, quand le moment sera plus opportun pour moi.
L'après-midi arrive vite, et avec lui, un mail d'Ed. J'apprécie cette rapidité. Il me joint une photo officielle sortie de je ne sais où d'Alexandre en me demandant si c'est bien la personne sur laquelle je veux des informations. Je m'empresse de confirmer et reçois aussitôt une requête de sa part. Le paiement qu'il exige. Une collecte de dette, comme toujours.
J'accepte, espérant que ce ne sera pas trop loin ni pour dans trop longtemps car je ne saurais rien tant que ce ne sera pas fait. Toutes les données utiles arrivent dans la minute qui suit : nom, photo, où et quand le trouver, quelques données personnelles. Il est 18h et ma future victime est à rejoindre à 19h dans le centre-ville.
Ed a dû me localiser, il en est bien capable... Il faudra que je m'occupe de son cas à l'occasion, même s'il ne sait pas que je suis Julie. Je ne sais plus sous quel nom il me connaît, mais il sait que je trempe parfois dans des affaires louches. Le timing pour le combat sera serré.
Après un crochet chez moi pour récupérer quelques vêtements, je rejoins le bar où je dois trouver ma cible. Le lieu ouvre à peine, il est désert. D'un rapide coup d'œil, je trouve le moyen qui me semble idéal pour l'attirer dans mes filets. L'estrade parcourue de barres où je suppose qu'une troupe de demoiselles viendra se donner en spectacle. Je convaincs le patron de me laisser faire un essai dès ce soir. Par chance, il n'y a pas de chorégraphie à connaître, il faut juste inciter à la consommation par tous les moyens.
Je me relève en balançant sensuellement mes cheveux en arrière au milieu des autres danseuses sur le podium. La chaleur étouffante des projecteurs me fait transpirer, mêlant des perles de sueur aux strass sur mes tempes. Je pousse un soupir de soulagement, affichant un grand sourire. Ma proie décide enfin de mordre à l'hameçon.
Il vient à mes pieds pour me siffler. J'envoie un baiser en l'air dans sa direction. Il fait mine de l'attraper puis pointe le comptoir vers lequel il s'avance sans lâcher mon décolleté du regard. Les push-up font décidément de vrais miracles. Je m'éclipse de la scène pour le rejoindre, joyeuse. Le voilà pris au piège, dans quelques minutes la mission sera terminée. C'est une bonne chose. L'heure tourne et je ne peux pas arriver en retard au club de combat à cause de lui.
— Alors, poupée, tu bois quoi ?
Rien qu'à sa voix, je comprends qu'il a déjà bien bu. Avant même que je ne réponde, il avance une de ses mains vers mes hanches. Je fais mine de trébucher sur quelque chose pour m'éloigner et lui serrer la main fermement, plantant un regard meurtrier dans ses pupilles voilées par l'alcool. Nous sommes excessivement proches à mon goût, mais il y a trop de monde et de bruit pour que nous puissions communiquer sans être à la limite du contact physique.
— Je n'ai pas soif d'alcool.
— Alors, allons tout de...
Sa main vient se poser sur la face interne de ma cuisse. Mauvaise idée pour lui. L'homme s'interrompt en poussant un petit cri couvert par le brouhaha ambiant. Le doigt que je viens de casser semble bien réfréner ses ardeurs. Un éclat de lucidité semble traverser le visage de mon interlocuteur alors que je l'entraîne vers les toilettes réservés au personnel. Trop tard, je le pousse violemment dans la pièce et claque la porte. Je m'assure que nous y sommes seuls pour l'instant. Nous n'en aurons pas pour longtemps.
— Vous avez des dettes à régler. Je ne suis pas patiente, veuillez immédiatement procéder au virement, ordonné-je, bloquant la porte en m'appuyant dessus.
Il titube légèrement, mettant un moment à comprendre de quoi je parle. Quand son regard change du tout au tout et qu'il se met à refuser, je comprends qu'il va me faire perdre du temps. Je reprends :
— Vous avez des nouvelles de Cynthia ? Elle devait vous rejoindre ce soir, n'est-ce pas ? Hier aussi d'ailleurs et la veille... mais aucune nouvelle de sa part. Vous ne trouvez pas son silence étrange ? Si j'étais vous, je m'en inquiéterais, surtout parce que celui envers qui vous avez une dette n'est pas du genre à faire dans la dentelle quand les paiements tardent. Il ne faudrait pas qu'il vous l'envoie en morceaux par la poste avec les relances.
Malgré son état second, l'homme semble encore suffisamment lucide pour comprendre ce que je raconte. Malheureusement, il a un peu trop confiance en ses capacités et décide de me plaquer les épaules contre le battant. Je m'amuse de constater qu'il est plus petit que moi.
— Qu'est-ce que vous lui avez fait ? hurle-t-il en me secouant, énervé.
— Envoyez l'argent et vous saurez, déclaré-je calmement. Avec un peu de chance, il n'est pas trop tard.
Il me gifle violemment en m'insultant de tous les noms. Je respire profondément en redressant la tête avec un sourire forcé. Collecter dette. Rien de plus. Ne pas tuer.
— Si dans dix secondes la transaction n'est pas faite, en instantané, ça va très mal aller pour elle. Vous serez aux premières loges pour voir ça. Que diriez-vous de découvrir sa beauté intérieure ? Vous pourriez voir à quoi ressemble un vrai cœur, proposé-je, inclinant la tête.
La confusion traverse son visage, ses paupières papillonnent alors qu'il recule lentement. Je lui tends son téléphone, dérobé au moment où il m'a plaquée. Je ne sais pas ce qu'il a pu imaginer, mais il semble en état de choc. Il agit comme par automatisme pour transférer les fonds. Mon téléphone vibre presque aussitôt : Ed a reçu son dû, plus qu'à attendre les infos qu'il me doit.
— Merci pour votre coopération. Passez une excellente fin de soirée, salué-je poliment.
Le débiteur cligne des yeux, les sourcils froncés. Je laisse l'homme et son incompréhension seuls.
Après avoir abandonné mon justaucorps sans un mot, je plonge dans la fraîcheur de la nuit. Il fait un peu humide, mais c'est agréable. Je m'éloigne des rues destinées à la vie nocturne pour fuir leur vacarme, pressant le pas pour rejoindre le local de combat.
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