Chapitre 3
Sans que je n'aie le temps de protester ou de faire demi-tour, je me retrouve dans le couloir, un sac entre les mains. Alexandre pose un bras en haut de mon dos, sur mon épaule, et nous fait marcher droit vers la concierge que le bruit a alertée.
Impossible de tenter une manœuvre de de fuite, ça ne collerait pas avec la Ashley Embers que je laisse voir. Je lance un regard de travers au nouveau, roulant les épaules pour qu'il me lâche. Le contact ne me dérange pas particulièrement, mais j'estime que toute jeune femme face à cette situation ne l'accepterait pas facilement alors j'adapte mon comportement.
— Dès que je te donne la clé, tu files déposer le sac dans le bureau, ordonne-t-il.
— Quoi ? Non ! murmuré-je pour ne pas plus attirer l'attention de la femme.
Je veille à m'agiter et manifester un stress factice qui grandit. Vu qu'il ne m'a pas lâchée, je ne peux que faire face à la situation qu'il m'impose. Je n'aime pas ça... Serait-ce une espèce de test ? Ou suis-je complètement paranoïaque ?
Je froisse nerveusement les bords du sac, ayant déjà testé mentalement les scénarios où personne ne me voit ; où la concierge m'arrête ; où un doctorant me repère et vient me demander ce que je fais là ; où le directeur de promo est dans son bureau seul ou avec quelqu'un et celui où la clé n'est pas la bonne. Reste à savoir s'il vaut mieux que je réussisse ou que j'échoue.
— Ça va bien se passer Ashley. Tu en es capable, tu as déjà fait bien pire et bien plus dur, affirme le nouveau d'un ton rassurant.
— Je suis pas une délinquante ! J'ai jamais rien fait comme ça, je peux pas, je te l'assure, je peux pas ! continué-je tout bas.
J'ai au moins réussi à le persuader que je suis mal à l'aise. J'effectue un bref calcul coûts-bénéfices... Si je réussis, il aura une dette envers moi. Si j'échoue, il n'y aura rien d'équivalent.
— Il faut une première fois à tout, ça ira.
Je me redresse pour paraître plus déterminée sans prendre un air confiant quand nous arrivons à la loge. Alexandre me garde sous le bras lorsqu'il s'arrête au comptoir. La trentenaire à lunettes perchée sur la petite estrade derrière son bureau nous adresse un regard hautain. La pile de dossiers à sa gauche égale presque la hauteur de l'écran d'ordinateur à sa droite. Madame n'est visiblement pas enchantée de notre visite impromptue.
Je lève les yeux et mordille ma lèvre pour sembler anxieuse, supposant qu'Alexandre doit me surveiller. Il s'adresse à la femme sans la moindre hésitation, posant une main directement sur son bureau qui demeure assez bas. Je repère l'emplacement des fameuses clés : devant un vieux mug noir et blanc ébréché rempli de stylos.
J'écoute d'une oreille le baratin qu'il lui sort avec trop d'aisance. Soit il a l'habitude de ce genre d'exercice, soit il a naturellement un très bon relationnel et est imperméable au stress.
Quelques secondes plus tard, la concierge a perdu son air austère. Elle sourit sincèrement et n'a d'yeux que pour lui alors qu'il ne fait qu'expliquer qu'il cherche comment obtenir une convention de stage international. Je bascule mon centre de gravité pour m'appuyer sur lui, il me fusille du regard en me lâchant, m'intimant silencieusement de ne pas fuir, dans mon intérêt.
J'observe le nouveau se pencher petit à petit sur le bureau et rapprocher ses doigts de la cible jusqu'à s'en saisir. D'un trait d'humour habile, il fait rire la femme face à lui et ôte sa main de la table en la passant entre ses mèches tombantes. Un geste innocent, parfaitement inaperçu, mais rusé. L'inquiétude revient dans mon esprit, cela semble calculé, presque professionnel... Alors qu'il recentre la discussion sur ce fameux formulaire, il glisse le trousseau dans la poche arrière de mon pantalon. Je serre les dents, choquée qu'il me touche ainsi, mais ne peux m'empêcher de penser que c'est bien joué de sa part.
J'efface le sourire qui commence à tendre mes lèvres, me sentant à mon aise. Je me suis promis de ne plus me retourner vers mon passé pour m'en détacher, mais la soif de sang ne m'a jamais quittée. C'est pour ça, que je combats encore et toujours... J'ai tué, j'ai volé, j'ai livré des colis piégés, mais je peux bien faire une exception et effectuer ce petit dépôt de je ne sais quoi dans le bureau d'à côté.
Je fouille mon grand sac à main indigo où est glissé mon ordinateur pour en sortir ma carte étudiante. Comme je m'y attendais, la concierge a perçu mon mouvement. Alors que je relève le nez, je montre la carte en la gratifiant d'un sourire. Le bout de plastique indique clairement que je n'ai pas le droit d'entrer dans la salle des doctorants qu'elle garde. Le nouveau ignore mon geste, mais je sais qu'il doit le surveiller du coin de l'œil.
Il semble absorbé par sa discussion avec la femme, et elle aussi. Cette dernière tourne à peine le regard vers l'objet que je lui présente et me dit d'y aller. Je la remercie en passant les portiques présents pour éviter le vol d'ouvrages de référence. Dans la salle des doctorants, les ressources sont à libre disposition mais ne doivent pas quitter les murs, d'où le dispositif qui peut sembler inquiétant. Cependant, il ne détecte pas le métal, seulement les antivols collés sur les couvertures, alors je rentre en silence.
Devant moi, huit rangs de tables grouillant d'étudiants entourées de rayons entiers de vieux manuels et de magazines. Un silence de mort règne. J'avance à pas feutrés, je ralentis un peu ma marche pour diminuer le bruit que je fais. Cela ne suffit pas : beaucoup de têtes se lèvent pour constater ma présence. Ils m'ont vue, je m'adapte.
J'abaisse mes épaules et affiche un air morne, la tête basse, comme celle convoquée là où elle espérait ne jamais aller. Je vais droit vers le bureau du directeur de promo avec résignation, soupirant assez fort pour qu'on m'entende. J'entends un petit "courage" venant d'un inconnu. Je me fige devant la porte un instant pour le cas où certains me regarderaient, il ne faut pas qu'ils voient que j'ai les clés.
Un rail de lumière s'échappe du pas de la porte. Tout s'est bien passé jusqu'ici mais rien n'est encore joué. Je ferme les yeux pour écouter. J'étends les pages qui se tournent derrière moi. Les claviers qu'on tape. Les livres qu'on cogne contre les tables. Pas un murmure. Pas une parole. Si le directeur de promo est là, il est seul. Je relève la tête et appuie sur la poignée, d'abord en poussant puis en tirant légèrement. Le battant ne bouge pas, elle est verrouillée. Donc, le bureau est vide ou fermé de l'intérieur.
Je toque puis glisse discrètement la clé dans la serrure avant d'entrer sans me précipiter, gardant en tête le fait que je suis dans le champ visuel d'une cinquantaine de personnes. Une fois la porte entrouverte, je balaie la pièce du regard sans arrêter mon geste. J'entre.
Mon cœur accélère quand je constate qu'un écran posé en face fait de la lumière. Mes pupilles s'agitent. Siège vide. Pas de mouvement. Devant, rien. Gauche, rien. Droite, rien. Je ferme la porte dans mon dos sans me retourner. Je retrouve la froideur du monstre tapis au fond de mes entrailles. J'abandonne le rôle de l'étudiante convoquée pour redevenir moi-même, la vraie moi, la criminelle en mission. J'inspire profondément, heureuse d'ôter le masque que je porte même si ce n'est que pour un instant.
Je n'ai pas trop de temps à perdre, Monsieur Jeriv peut arriver à n'importe quel instant. Je vais poser le sac au pied du porte-manteau au coin de la fenêtre aux persiennes baissées qui laisse tout juste entrevoir le parc accolé au bâtiment. Étrange service que je viens de rendre à un inconnu.
Je jette un œil dans la poche pour savoir quel colis je viens de livrer. Bien que mes empreintes soient déjà sur la poignée, je prends le temps d'enfiler des gants avant de toucher le contenu, sait-on jamais. Je trouve une enveloppe épaisse scellée par une ficelle et tamponnée avec le cachet de la fac. Elle ressemble à celles dans lesquelles sont présentés les sujets d'examen le jour J juste avant leur ouverture. Je tâte l'objet et le soupèse... Cette hypothèse semble vraie, mais les sujets d'examens sont envoyés par les enseignants trois semaines avant les épreuves ici. Il est bien trop tôt pour que ce soit ça. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans cette affaire. Je range le paquet sans l'ouvrir, n'ayant pas de quoi le refermer sans que ce ne soit visible. Le mystère restera entier.
Je m'accorde une poignée de secondes dans l'obscurité avant de quitter la pièce, le temps de choisir le visage à adopter. Celui de la demoiselle heureuse et rassurée par son entretien avec l'homme qui tient en partie son avenir en mains me semble adapté. Je fais simplement mine de fermer la porte avec délicatesse pour la verrouiller, mes gants de retour au fond de mon sac. J'affiche un large sourire, levant les yeux au ciel comme si je venais de surmonter une grande épreuve. Plus qu'à faire restituer la clé par Alexandre et ce sera bouclé, je ne peux pas me permettre de la faire moi-même, ce serait trop. Je laisse le trousseau dépasser entre mes doigts pour qu'il le repère facilement et n'hésite pas à s'en emparer.
De retour devant la concierge, je constate immédiatement l'absence du nouveau. Qu'est-ce que ça veut dire ?
Je peux parfaitement me débrouiller moi-même, mais ce n'est pas ce que j'avais envisagé. Je me mets à gesticuler inutilement pour faire transparaître une fausse nervosité, supposant qu'il ne doit pas être bien loin. Je tourne en rond devant la salle des doctorants en passant frénétiquement une main dans mes cheveux. Tant pis pour la discrétion. Je sors mon téléphone puis me ravise plusieurs fois, comme celle qui ne saurait pas quoi faire et hésiterait à demander de l'aide. Si ça dure trop, il faudra que je trouve une solution.
Au bout de trois interminables minutes, le nouveau surgit de nulle part, un café dans la main. Je lui fais les gros yeux.
Il baisse les yeux sur mon ventre, je fronce les sourcils. Je me suis tachée ? Je le vois tapoter le bout de ses doigts sur sa cuisse juste au-dessus de sa poche, comme pour m'indiquer d'y mettre la clé. Qu'il l'ait mise dans mon pantalon sans prévenir, je veux bien, mais le toucher lui, un inconnu, non. Madame tout-le-monde serait bien trop gênée pour faire ça.
Je secoue la main pour lui faire comprendre que les clés sont là, ignorant le petit signal qu'il a fait. Je pourrai très bien ne pas l'avoir remarqué si je n'étais pas attentive. Il vient à ma rencontre, saluant de la tête la femme à lunettes à quelques mètres de nous. La concierge lui rend avec complicité. Très habile le nouveau... Il se l'est mise dans la poche en un temps record.
Il redépose un bras sur mes épaules comme lorsqu'il m'avait conduite ici il y a quelques minutes. Je pince mes lèvres, le visage bien trop crispé pour que cela semble naturel en penchant ma tête plusieurs fois vers ma main droite d'où je laisse légèrement dépasser le trousseau d'un geste intentionnellement maladroit.
— Alors, ça s'est bien passé ? demande-t-il sur un ton parfaitement naturel.
Je reste muette en agitant mon bras devant lui pour lui remettre les clés malgré la proximité de la concierge, laissant apparaître un total malaise. Il nous met en mouvement sans tenter de me rassurer. Je détourne le regard, la mâchoire crispée. Alexandre réagit en faisant un pas de côté, glissant son bras chaud le long de mes épaules pour descendre jusqu'à ma main où ses doigts viennent s'emmêler avec les miens. Son pouce fait pression à la base du mien, ce qui, mécaniquement, crée une espace entre nos paumes liées. Le trousseau glisse dans le creux.
— Je t'écoute, Ashley. Comment ça s'est passé ? insiste-t-il devant la loge.
— Je ne recommencerai jamais un truc aussi stressant, bredouillé-je.
Il me pousse doucement en avant, ses doigts me lâchent, je suis le mouvement comme s'il me faisait danser. Je tourne la tête vers lui avec les yeux ronds comme si je ne savais pas quoi faire, agitant mes pupilles jusqu'à ce qu'il me rejoigne. Hors de question de paraître un tant soit peu dans mon élément.
Je le vois déposer le trousseau sur le coin du bureau l'air de rien, sans ralentir le pas ni m'adresser le moindre signe. Mission terminée pour ce qui est de la livraison, mais ce cirque n'est sûrement pas innocent. Il va falloir que je me penche sur le cas du nouveau.
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