La lettre
Je sais que je ne devrais pas l'ouvrir. Je sais pertinemment comment ça va finir. Je la connais bien assez pour deviner ce que contient cette lettre. Non pas qu'elle ait l'habitude de m'en envoyer. Oh non ! Mais parce que, malgré tout, je la connais sur le bout des doigts. Elle a toujours eu le sens du spectacle et la grandiloquence des petites gens qui aiment manier des mots qu'ils ne maîtrisent pas. Oui, je sais, je suis amère et certainement un poil médisante. Pourtant, je peux vous citer des dizaines de situations similaires à celle où nous nous trouvons actuellement. Elle qui se pose en victime, et moi qui suis la méchante d'une histoire dont elle ne donne qu'une version. Parce qu'elle est douée. Très douée, même. Elle peut vous laisser croire qu'elle est la personne la plus généreuse, dévouée et désintéressée de cette foutue planète. Elle sait s'infiltrer dans toutes les strates de la société avec talent, au moins assez longtemps pour en retirer un bénéfice. C'est là son but premier. Vampiriser les âmes les plus fragiles pour leur soutirer le maximum. Émotionnellement. Financièrement.
Pendant combien d'années ai-je été la victime consentante de ses intrigues sournoises ? Plus jeune, je ne la voyais que comme auréolée de succès. Elle était un modèle. Et un jour, elle a dérapé. La jolie façade a commencé à se fendiller. Lentement mais sûrement. A cet instant, mon monde s'est écroulé. Mais je me suis aussi libérée, d'une certaine façon.
Je continue à fixer le papier, sans arriver à me décider. Comme une idiote, je repense à cette fameuse expérience de pensée. Celle avec un chat, dont on ignore la destinée. Je ne saurais ce qu'il y a dans cette enveloppe qu'en l'ouvrant. J'entends un gloussement idiot remonter de ma gorge et je me rappelle sa façon de rouler des yeux quand je ris. Est-ce que j'ai déjà fait quelque chose qui ne l'exaspère pas ? Pas que je m'en souvienne. J'imagine qu'elle me voudrait différente. Je me voudrais différente. Pas besoin de réfléchir à deux fois si l'on me demande quels sont les trois souhaits que je ferais à un djinn rose sorti tout droit d'une lampe magique, nimbé d'une brume pailletée. Génie, peux-tu me rendre ces années écoulées ? A la lumière de mon expérience, je pourrais changer tant de choses. Je pourrais déceler, dans sa manière de marivauder, une manigance pour éloigner de moi la personne qu'elle sait précieuse à mes yeux. Je pourrais le retenir, lui expliquer...
Ce simple souvenir suffit à mettre le feu aux poudres. D'un geste du bras, j'envoie valser bougie, crayons, carnets et tout ce qui peut se trouver sur mon bureau. Les poings serrés collés contre mon front, je ferme les yeux pour tenter d'apaiser les battements de mon cœur. J'entends cette petite voix, celle qui me demande de me concentrer et de respirer. Oui, respire, Léna. Mon pied qui tressaute contre le barreau de la chaise, mes dents qui s'enfoncent dans la chair tendre de ma lèvre inférieure et surtout, surtout, ces gouttelettes que je sens poindre aux coins de mes yeux, tout mon être crie à l'aide. Ma respiration se saccade et cet étau si familier vient comprimer ma poitrine. Je suis coutumière de ces crises d'angoisse qui me rongent et font de ma vie un enfer. Mais habituellement, j'arrive à les repousser. Parce que j'ai mes TOCs et mes rituels. Parce que j'ai l'homme que j'aime. Or, aujourd'hui, c'est dommage mais je suis seule. Et j'ai bêtement cru que ça irait. Je pensais sincèrement y arriver. J'ai bossé jour et nuit, comme une folle, pour me forger la vie que je mène. Pourtant, d'une simple lettre, elle arrive encore à tout gâcher. Mince, j'aurais voulu... D'ailleurs bonne question. Qu'est-ce que je veux au juste ? Au bord de la crise, je laisse échapper un rire nerveux. Elle gagne toujours, hein ? Elle arrive à t'atteindre, quand bien même tu jures à qui veut l'entendre que tu es assez forte pour lutter.
Soyons honnêtes. Le constat est simple : quoi que je fasse, je reste prisonnière de mes angoisses, dépendante du jugement d'une personne que j'en suis venue à exécrer. Malgré tout, je vais ouvrir cette enveloppe. Je vais lire son contenu nauséabond. Je vais souffrir, pleurer, m'angoisser. Je le sais. Alors, lentement, j'ouvre les yeux. Fébrile, j'attrape la missive du bout des doigts, m'attendant presque à la sentir brûler la pulpe de mes doigts. Mais à l'instant où je m'apprête à décacheter l'enveloppe, une main large et virile me l'arrache avec un grognement. Je fais volte-face, pour fusiller l'inopportun du regard. Debout derrière moi, Victor me fixe, le front plissé. Sans un mot, il déchire la lettre et la balance par-dessus son épaule, avant de croiser les bras contre son torse, d'un air de défi. Je reste interdite, peu certaine de la réaction la plus appropriée. Sauf que l'étau n'est plus là. Ma poitrine se gonfle, légère, libérée. Alors, toujours sans un mot, je me lève et enroule mes bras autour du cou de mon mari. Il soupire en m'enlaçant, puis me glisse à l'oreille ce
leitmotiv que j'adore :
— Ça aussi, ça passera.
Et cette fois, mon cœur bat plus vite, mais d'amour, de reconnaissance pour mon bienfaiteur, celui qui connaît la noirceur au fond de moi et les démons dans ma tête mais qui s'en accommode. Alors je songe à nouveau à ce génie. Finalement, je ne lui demanderais pas de revenir en arrière pour tout l'or du monde. Parce que j'ai tout ce qu'il me faut, ici et maintenant, et que même elle, elle ne pourra pas me l'enlever.
J'ai gagné.
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