« Si vous êtes assez courageux pour dire au revoir, la vie vous récompensera avec un nouveau bonjour. »

Paulo Coelho

Le soleil est haut dans le ciel quand Jenna s'approche du sapin. Les regards admiratifs des enfants et désapprobateurs des parents suivent son ascension vers le haut de l'arbre mais la jeune poète ne leur prête nulle attention.

Jenna s'assoit sur la dernière branche et pour une fois elle a l'impression que cela ne suffit pas, que son sanctuaire ne peut plus abriter leurs rencontres... Est-ce à cause de l'absence des étoiles ou car une année ne s'est pas encore écoulée ? Mais Jenna ne peut pas attendre, elle s'est déjà montrée trop patiente. Alors, comme sortant de sa transe, elle dévale à toute vitesse le long du tronc en s'écorchant les paumes des mains sans même s'en rendre compte. L'instant est trop grave pour de telles considérations.

Elle traverse en courant le parc et les murmures ne font que s'amplifier sur son chemin mais Jenna ne les entend pas et continue sa course effrénée jusqu'au portail vert bouteille.

Elle s'arrête un instant avant de traverser la place baignée par le soleil encore humide de l'automne et s'engouffre dans une ruelle que n'empruntent que les âmes en peine, un cul-de-sac ne menant que vers les dernières demeures humaines sur terre.

Jenna n'y est plus venue depuis des années, huit ans pour être exact et elle ne s'est jamais douté qu'elle puisse y remettre les pieds de son plein gré. Mais aujourd'hui c'est en âme et conscience qu'elle se dirige vers une pierre tombale à la limite entre deux mondes.

Elle s'agenouille devant la tombe dénuée de fleurs. Un simple nom et un prénom, une date de naissance et une autre de décès, n'est-ce pas déjà trop ? L'humain ne comprendra-t-il jamais que certaines choses ne nécessitent que le mutisme et la sobriété ? Que nul besoin de gravure dorée pour attiser la mémoire ? Les souvenirs sont inéluctables. On ne peut les susciter, ils sont là enfouis en nous et seuls ils représentent le passé lors de l'éphémère présent.

Elle s'assoit sur les gravillons et dépose avec un sourire étrangement triomphant son sac à dos sur ses jambes croisées. Elle murmure son prénom comme pour signaler sa présence.

Le ciel est limpide au-dessus d'elle, au-dessus d'eux désormais. Il l'écoute, elle en est sûre. Elle a abrogé chacune des barrières qui se trouvaient entre eux, il ne lui reste plus qu'à parler. Elle a conscience de n'avoir jamais été aussi proche de lui.

« Je suis là... Oui je sais ce n'est ni la date ni le lieu habituel de nos rencontres mais ce que j'ai à te dire ne peut attendre. Nous savons tous les deux que l'irréversible peut arriver si vite alors je ne pouvais me permettre de garder cela pour moi jusqu'à l'anniversaire de notre promesse. »

Jenna ouvre son sac et en sort la raison de sa présence ici, la raison de son sourire aussi. Elle presse le précieux objet contre sa poitrine, là où son cœur bat à la chamade comme conscient de l'importance de l'instant.

« Regarde j'ai réussi ! J'ai tenu ma promesse... Je te l'avais promis et je l'ai fait.»

Elle s'écarte de son bien et le dépose entre elle et la plaque de granit. Un ouvrage d'une centaine de pages à la couverture sombre et où est inscrit d'une écriture blanche et luisante quatre mots qui expliquent à eux seuls l'empressement de Jenna.

« C'est lui, c'est Le Souffle des Mots... J'ai réalisé mon rêve ! Je suis un auteur édité. J'ai essuyé beaucoup de refus mais finalement je tiens mon recueil entre mes mains, j'ai mon nom sur la couverture d'un livre !

Je... Je... C'est grâce à toi si j'ai eu la force de le faire ! Tu ne m'as jamais quitté, c'est ta détermination qui bouillonne en moi et c'est grâce à elle si je n'ai jamais baissé les bras.

J'espère que tu es fier de moi, fier de celle que je suis devenue. Je n'ai pas abandonné ma graine et elle me l'a bien rendu... J'ai eu beaucoup de professeurs en dix-neuf ans mais aucun d'entre eux ne m'a appris autant que tu l'as fait toi. Et qui l'aurait cru ? On avait cinq ans d'écart, on aurait pu ne jamais avoir la relation qui nous lie désormais.

Ce recueil n'est pas que le mien, c'est celui de tous ceux qui m'ont apporté... Et crois-moi tu es en haut de la liste. Je t'avais promis de réaliser mon rêve et je n'aurais jamais pu vivre en paix sans le faire, tout d'abord parce que je tiens toujours mes promesses, mais aussi pour une raison plus égoïste, parce que j'en avais besoin...

J'ai besoin d'écrire et même si cela ne plaît pas à tous. Ces poèmes sont la preuve que j'ai raison, la preuve que tous leurs pronostics où j'échoue sont faux, la preuve qu'on peut vivre son rêve sans gâcher sa vie...

Alors merci, je n'oublierai jamais tout ce que tu as fait pour moi... Tu es celui qui a façonné ma vision du monde. »

Jenna tremble de tout son corps, elle le sait, ce qu'elle va dire tournera à jamais la page de leur histoire. Et si la mort de l'un ne l'a pas empêchée de continuer, avoir tenu cette promesse qui les liait n'y a-t-il pas mis un terme ? Jenna a peur de dire adieu au passé, peur de lui dire au revoir. Ne risquerait-elle pas de s'égarer sans lui ? Peut-elle vivre sans son omniprésence dans son esprit ?

« Est-ce que je pourrai vivre sans toi ? Depuis que tu es parti je m'attache à ton souvenir mais est-ce la bonne chose à faire ? Désormais, j'ai honoré ma promesse. Les étoiles ont été témoins de toutes nos rencontres mise à part celle-ci... Alors est-ce que tout devrait s'arrêter ? »

Jenna dirige son regard ambré vers la tombe du défunt, elle a besoin d'entendre sa réponse. Elle se demande si c'est une forme de nostalgie qui l'a poussée chaque année à venir vers lui et si c'est le cas est-ce mal ?

Le vent fait siffler les feuilles du tilleul derrière le mur du cimetière, un pigeon roucoule au bout de l'allée, un robinet goutte à quelques mètres près d'elle et lui, il parle.

Sa voix vibre directement dans le cœur de Jenna, elle ne vient de nulle part mais elle est indubitablement là et pour une fois ce n'est pas un écho mélancolique qu'elle entend. Non, c'est un appel qui aujourd'hui fait couler une larme solitaire sur son visage.

« Je sais que tu as raison, mais je ne peux m'y résoudre... Ne plus venir te voir ce serait un peu comme t'oublier même si je serai incapable de me séparer de tout ce que tu m'as apporté et que c'est cela la véritable empreinte que tu as laissée en moi.

Je ne veux pas te faire mes adieux car ce serait faux alors je te dis au revoir car je n'ai jamais eu le courage de te le dire. »

Jenna se lève sans prendre la peine d'épousseter ses vêtements maculés par la poussière et essuie d'une main rageuse la larme qui s'est frayée un chemin à travers son cœur.

« J'ai fait grandir ma graine. J'ai réalisé mon rêve. J'ai tenu ma promesse. »

Jenna regarde une dernière fois la tombe de son grand frère avant de s'éloigner. Elle ne s'arrête qu'au bout de l'allée et murmure en regardant le ciel.

« Au revoir Nejm... »