Prologue - POV Démétéria
17 décembre 1903
J'observai mon reflet dans la carlingue blanche de l'avion dont les frères Wright venaient d'achever la construction. J'avais la peau mate, légèrement plus bronzée que d'habitude par le soleil californien. Les yeux rouges sang et les cheveux écarlates qu'arboraient mon corps de mortelle ne faisaient pas l'unanimité chez les humains à cette époque là. Je crois qu'ils avaient peur de moi.
Sur terre, on me donnait une trentaine d'années, mais en réalité j'avais vu passer bien plus de vies que ça. Je portais un tatouage en forme de serpent à mon bras gauche, c'était le symbole du Démon. Le symbole de mon appartenance à l'Enfer.
Dans le monde souterrain, on m'appelait Démétéria, mais ici les humains préféraient me surnommer Demi. Malgré mon physique atypique, j'avais réussi à séduire Orville, le plus jeune et le plus naïf des deux frères Wright. Ça ne m'enchantait pas, mais ça avait été nécessaire à la réalisation de mon projet. On m'avait envoyé dans ce monde pour le détruire et c'était aujourd'hui que débutait la fin de la Planète Terre telle que les humains la connaissaient.
Les deux frangins ne se doutaient pas que leur invention - ce petit avion insignifiant - mènerait prochainement à la destruction de leur race. Dès que l'avion volerait, il ne me resterait plus qu'à déclencher un petite guerre mondiale grâce à mes charmes et ces imbéciles d'humains s'entre-tueraient. Je n'aurait même pas besoin de trop me fouler, c'était facile, ils faisaient tout le boulot à ma place. Cet avion, que les frère Wright rêvaient de voir voler, deviendrait bientôt mon arme de destruction massive de l'espèce humaine.
Une main se posa dans dans mon dos entre mes deux omoplates, m'arrachant à mes plans machiavéliques. Elle effleura presque les ailes que je dissimulais sous mon T-shirt. C'était Orville. Un frisson de dégoût me traversa: je n'aimais pas qu'il soit si proche de moi. Heureusement, il ne me restait plus que quelques heures à devoir jouer cette infâme comédie.
Les humains répétaient sans cesse qu'Orville et son frère Wilbur étaient des génies de l'ère moderne, qu'ils deviendraient les premiers hommes à s'élever dans les airs grâce à un appareil entièrement motorisé. Pour ma part, je trouvais qu'ils étaient des idiots. Sans un peu d'aide de ma magie, ces deux imbéciles ne pourraient même jamais faire voler leur engin... Mais bon, j'étais là pour leur donner un petit coup de pouce, alors je prenais mon mal en patience.
Je me retournai vers Orville pour l'embrasser, tout en utilisant ma magie pour le séduire. Il fallait toujours que j'ajoute quelques enchantements à mon charme naturel pour me rendre irrésistible, parce que les petites démones aux cheveux rouges ce n'était pas vraiment son truc. D'autant plus qu'il avait fallu jouer serré car il était marié et n'était pas exactement le genre d'homme à s'épanouir dans une aventure extra-conjugale.
Wilbur aurait été dix fois plus facile à séduire, mais il était beaucoup trop malin et se méfiait de tout. Il aurait compris je n'étais dans les parages que pour l'avion. Jamais il ne se serait douté que j'étais une créature mythique tout droit sortie du fin fond de l'Enfer, mais il aurait aisément pu croire que j'étais un espion envoyé par ses adversaires cherchant des informations sur l'avion.
Quand la main d'Orville se fit plus pressante et remonta le long de mon buste, je m'écartai légèrement de lui. Il n'était pas laid: c'était un grand brun avec de magnifiques yeux bleus, mais il n'était pas du tout mon genre...
"Chéri, tu n'as pas un avion à faire voler?" lui demandai-je pour le distraire de moi.
"Ah oui, c'est vrai mon amour! Je fais décoller ce truc et après je reviens m'occuper de toi."
Mon amour ?! Beurk !
Ça, c'était une première... Orville commençait vraiment à trop s'attacher à moi. Il fallait que je disparaisse avant qu'il n'évoque le mariage et les enfants ! De toute façon, des avions armés pour faire la guerre, comme ceux que je voulais que les humains construisent, mettraient encore au moins une bonne décennie avant de pouvoir décoller. Heureusement que mon patron n'était pas trop pressé ! Il avait l'éternité devant lui, mais quand même, en dix ans on avait le temps d'orchestrer plusieurs fois la fin du monde...
Après m'avoir lâchée, Orville retourna auprès de son frère, mit sa veste en cuir et ses lunettes de pilote, puis monta à l'avant de l'appareil. Dès que le moteur fut suffisamment chaud, les frères Wright lancèrent leur engin sur la piste de décollage. Le bruit était assourdissant. Il était temps que ce truc s'envole parce que ça me cassait les oreilles !
Debout au bord de la piste, j'ouvris grand mes bras et débutai une incantation. L'air entre l'avion et moi crépita et les ailes de l'engin vibrèrent avant qu'il ne s'envole dans les airs. Il ne monta que de quelques mètres avant de se reposer, mais c'était pour moi le début de grandes avancées. J'allais faire la fierté du boss !
Je sortis un petit miroir de mon sac-à-main pour évaluer les dégâts qu'avait produit ma magie sur mes cheveux. Quelques mèches avaient déjà viré au roux. C'était très moche... Il fallait que je me régénère et récupère un peu d'énergie si je voulais qu'ils reprennent leur couleur écarlate naturelle.
Orville ferait très bien l'affaire pour ça. Il ne remarquait même pas qu'en couchant avec moi, il perdait quelques précieuses années de sa vie. Il était devenu une sorte de garde-manger personnel. Comme quoi, il y avait quand même un avantage à faire semblant d'être en couple.
J'étais en train de déterminer combien d'énergie j'allais pouvoir pomper à ce pauvre Orville - il ne fallait tout de même pas qu'il devienne un papy tout de suite, il avait encore quelques avions à construire pour moi - quand un courant d'air chaud embauma l'atmosphère autour de moi. Une douce odeur de rose et de jasmin, reconnaissable entre toutes, accompagnait la sensation de chaleur qui m'envahissait.
Oh non... Encore ces pestes!
Je me retournai vivement, pour découvrir derrière-moi une dizaine de fées. Elles avaient des cheveux de toutes les couleurs : rouge, jaune, vert, bleu, rose, orange... et voletaient les unes à côté des autres, laissant des traînées multicolores de poussière de fée derrière elles. Ce que les humains appelaient un arc-en-ciel n'était en réalité rien d'autre qu'une petite armada de fées en balade dans les airs...
J'éternuai soudain. Je devais être allergique aux paillettes que ces chipies adoraient semer partout... Il y avait de quoi être allergique : si elles continuaient à me faire tomber leur truc dessus, l'air serait bientôt irrespirable. (Ce n'était pas comme si j'avais réellement besoin de respirer, mais avec le temps, faire semblant était devenu une habitude assez dure à perdre.)
L'une des fées, le seul mâle de la troupe, s'adressa à moi :
"Bonjour Démétéria. Toujours occupée à semer le trouble?"
"C'est mon job, Mister Pailettes, au cas où tu l'aurais oublié..." répliquai-je. Le rictus mauvais qu'il afficha m'indiqua qu'il n'aimait pas trop son nouveau surnom.
"Ce que tu as fait aujourd'hui est pourtant bien plus grave que tes frasques habituelles!" tonna-t-il.
"Je ne vois pas de quoi tu parles : je me suis envoyée en l'air avec un aviateur, puis il s'est envoyé en l'air tout seul." ricanai-je.
J'adorais me moquer des fées, c'était vraiment la race de créatures surnaturelles la plus idiote que j'avais pu rencontrer. Au moins, les loups-garous et les vampires avaient un peu d'humour. Même les gnomes étaient plus sympas que ces satanées fées!
"Pourquoi as-tu appris aux humains à voler?"
Mister Paillettes était maintenant très énervé.
"J'aimais pas les savoir cloués au sol. Faut dire qu'ils passent leur journée à vous regarder les fesses quand vous volez au-dessus d'eux." cinglai-je.
La première partie de ma réplique n'était pas tout à fait fausse, mais je n'allais quand même pas raconter à ces fées mon plan démoniaque. Elles ne comprendraient pas... Elles n'étaient pas du côté des gentils, mais étaient de toute façon bien trop occupées à s'observer le nombril pour comprendre que la guerre faisait rage entre le bien et le mal !
"Les ailes sont la propriété des fées."
Sérieusement?! Il venait jusqu'ici pour me faire un cours de copyright...
"Je te signale, Paillettes, que j'ai aussi des ailes et que je suis un démon, pas une fée."
"Tu es une créature inférieure. Tu peux bien avoir des ailes, les affaires de l'Enfer ne nous intéressent pas." répondit-il avec plus de calme cette fois.
Qu'est-ce que je vous disais : ces fées ne sont préoccupées que par leur petite personne...
"En fait, vous êtes fâchées parce que j'ai donné le secret de votre joujou à quelqu'un d'autre. Toujours aussi égoïstes, à ce que je vois."
"Ne croit pas être plus maligne que nous, Démétéria. Tu seras jugée pour cet acte par notre Conseil."
À ces mots, les dix fées formèrent un cercle autour de moi. Je n'avais pas trop aimé la menace dans sa voix, surtout que le Conseil des Fées n'était pas vraiment réputé pour sa clémence. Ne réfléchissant plus, je déployai mes ailes et pris mon envol. Hors de question que je soit jugée pour quoi que ce soit: je ne faisais que mon boulot, et si ça emmerdait les fées, alors tant mieux!
Je pris rapidement de l'altitude, mes ailes de plumes noires n'avaient rien à voir avec celles des fées qui ressemblaient plus à des ailes de papillon. Pendant la poursuite, les fées ne gagnaient que très peu de terrain sur moi parce qu'elles volaient ensemble de front. L'avantage d'être dans le ciel c'était que les nuages me protégeaient un peu quand elle essayaient de me lancer des sorts de capture.
Je ne sais pas pendant combien de temps je survolai la côte ouest des États-Unis, mais à un moment donné, l'air se fit de plus en plus froid au fur et à mesure que je remontais vers le nord. Peut-être avais-je déjà dépassé la frontière canadienne... C'était le mois de décembre, mais en Californie il avait fait beau, et je n'étais pas habituée aux températures hivernales. Nous, les démons, nous préférions la chaleur : ça nous rappelait un peu notre chez-nous en Enfer.
Les fées qui me pourchassaient étaient infatigables... Même en jouant avec les courants d'airs et les vents, je ne parvenais pas à les semer. J'étais crevée et je regrettais de ne pas avoir régénéré mes pouvoirs avec Orville tout à l'heure. Mon manque d'énergie se faisait de plus en plus sentir. Pas de doute, mes cheveux devaient être complètement poil de carotte à présent. Si je ne trouvais pas rapidement une solution, les fées me rattraperaient car je perdais de la vitesse.
Tentant le tout pour le tout, je disparus derrière un nuage et effectuais une montée à la verticale. Comme je l'avais prévu, mes poursuivants ne virent pas mon changement de trajectoire. Je continuais à monter pour disparaître complètement. En hauteur, il faisait glacial et je regrettais ma décision de prendre de l'altitude : les plumes au bout de mes ailes commençaient à geler...
Alors que les sensations dans mes ailes disparaissaient au fur et à mesure qu'elles givraient, j'amorçais une descente en piqué. Avec un peu de chance, les fées étaient loin et ne me verraient pas atterrir.
En dessus de moi, la neige s'étendait à perte de vue. Je n'étais pas au Canada, mais au Groenland. Quelle idée d'avoir pris la direction du nord... j'aurais mieux fait de descendre en Amérique du Sud, au moins là-bas les températures ne frisaient pas le -40°C !
Mes ailes étaient entièrement gelées et le sol se rapprochait bien trop rapidement. La neige n'amortirait pas ma chute... Quelques mètres avant de percuter le sol, j'utilisais mes dernières forces pour créer un champ de protection autour de moi. Vu le peu d'énergie qu'il me restait, ce ne serait pas très efficace, mais c'était mieux que rien.
Quand je touchai terre, une douleur intense se répercuta dans tout mon corps. Si j'avais été humaine, on aurait retrouvé des morceaux de moi éparpillés sur des dizaines de mètres. En plus, j'étais congelée... Ma souffrance fut telle que je perdis connaissance.
***
Je me réveillai dans un environnement beaucoup plus chaud. J'étais assise sur une chaise à laquelle mes bras étaient attachés. J'avais du mal à ouvrir les yeux et clignais plusieurs fois des paupières avant de pouvoir supporter la lumière. Je me trouvais dans une grande salle, remplie de monde. Enfin pas exactement du monde... plutôt des fées. Beaucoup de fées. Un homme fée plus vieux que les autres était assis sur une estrade derrière un bureau sur lequel trônait un marteau. J'étais devant le Conseil des Fées...
Elles avaient donc réussi à me capturer. En même temps, elles n'avaient pas trop de mérite : attraper quelqu'un d'inconscient était plutôt facile. L'homme plus âgé discourait dans une langue que je ne comprenais pas tout en me désignant du doigt de temps en temps et en me lançant des regards courroucés. Il devait parler de mon petit coup de main aux frère Wright...
Alors que mes membres s'éveillaient, je m'agitai sur mon siège pour trouver un moyen de me détacher. Je fixai toute mon attention sur mes liens pour essayer de les défaire. J'étais faible, mais défaire mes entraves ne devrait pas trop utiliser d'énergie magique. Je fixai les cordes à mes poignets, mais rien ne se produisit. Je fermai les yeux pour me concentrer et réitérai mon action. Toujours rien.
Un homme se pencha vers moi. C'était Mister Paillettes. Il me murmura à l'oreille: "Pas besoin de te fatiguer Démétéria. Nous avons pris nos précautions en te capturant : nous t'avons coupé tes ailes et pris tes pouvoirs. Tu es devenue aussi ordinaire qu'un humain, mis à part pour tes cheveux. Il faudrait vraiment que tu te fasses une couleur, le rouge t'allait encore mieux que ce roux blafard!"
En voyant mon visage se décomposer à cause du choc provoqué par ses mots, il éclata de rire. J'étais terrorisée... C'était la première fois de ma vie que je ne ressentais plus la chaleur de mes pouvoirs en moi. Je me sentais nue et impuissante.
Le coup de marteau celant mon sort résonna alors dans la pièce, m'arrachant à ma détresse. Comme l'homme au marteau n'avait employé que leur langue féerique, je ne savais pas quelle serait ma punition. Je doutais qu'un peu de travail d'intérêt général soit suffisant...
Cinq gardes vinrent autour de moi pour m'escorter. J'avais envie de leur dire qu'un seul suffisait : je n'étais pas capable de me battre contre eux sans mes pouvoirs de toute façon.
Ils m'emmenèrent hors de la salle du Conseil, dans une espèce de forêt tropicale où pendaient des centaines de lianes. On se serait cru en Amazonie. Ils me lâchèrent et partirent. Je crus pendant un instant qu'ils m'avaient relâchée et que je pourrais reprendre ma petite vie tranquille de démon fauteur de trouble, mais les lianes se refermèrent derrière eux. Elles formaient comme des barreaux de porte de prison tout autour de moi, ne me laissant aucune chance de m'enfuir.
Auteur : Marion mpfrimmer
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