Chapitre 9 - POV Sophitia
Elle n'était plus qu'à une demi douzaine d'enjambées devant moi. Ses magnifiques cheveux d'une teinte rougeâtre, tirant presque vers le roux, flottaient allègrement au rythme de sa course effrénée. Je ne savais pas si c'était l'ordre de la tuer ou bien sa fine silhouette élancée qui me poussait à accélérer davantage, mais plus je m'approchait de Demeteria, plus je sentais mon rythme cardiaque s'emballer. Lorsque je parvins enfin à lui agripper le bras, une doucereuse sensation d'excitation mélangée à un sentiment de triomphe m'envahit. Déséquilibrée par ma prise sur son poignet, elle trébucha sur une racine et m'entraîna dans sa chute. Mon instinct de fée prenant le dessus, nous nous retrouvâmes flottant à dix petits centimètres du sol. Ses dangereux yeux rouges, à un battement de cils des miens, me fixaient avidement. J'étais envoûtée par cette délicate lueur d'amusement qui rendait son regard si intense et unique. Pendant un instant qui me parut une éternité, j'en oubliai le but de cette course poursuite. Étrangement, elle n'avait pas l'air d'avoir peur de moi.
« Vas-y. Qu'attends-tu ? Tu m'as eue, alors tue moi. »
Ces propos confirmaient ma supposition : peu lui importait de mourir. Sortie de mon état léthargique par ces quelques mots, je m'empressai de lui lancer un sort de paralysie avant qu'elle ne réagisse. La proximité de nos corps étant devenue pesante, je relâchai mon sort d'apesanteur et laissai ma rivale s'écraser sur le sol humide de la jungle. Retrouvant entièrement mes aptitudes physiques et ma capacité à réfléchir correctement, je me relevai et lui lançai, sarcastique :
« Crois-tu réellement que je vais me débarrasser de toi rapidement sans pouvoir me délecter de te voir souffrir ?
- Laisse moi rire, ricana-t-elle, tu n'es pas assez cruelle pour me torturer jusqu'à la mort. Lève ce poignard et enfonce-le dans mon cœur, tout sera terminé et tu pourras rentrer chez toi, couverte de gloire. De toute façon, nous savons toutes les deux que cette histoire ne peut que se finir ainsi. »
Demeteria baissa son regard vers ma main tremblante qui tenait l'arme et un sourire arrogant apparu sur son visage mate. Instinctivement, je cachai mon bras derrière mon dos : je ne voulais pas qu'elle voit à quel point ses mots étaient justes. Alors que j'avais toujours été conditionnée dans le but de tuer les démons, je réalisai que le meurtre n'était pas une chose à prendre à la légère. L'idée d'ôter la vie à cette magnifique créature - parce qu'il fallait bien l'admettre - me révulsait.
« Tu as peur. »
Ce n'était pas une question mais bien une affirmation. Je ne savais pas si c'était une faculté démoniaque de lire les sentiments des autres, ou simplement une particularité propre à Demeteria, mais cela avait un effet très perturbant. Malgré son apparence de jeune démone, elle dégageait une aura puissante qui laissait parfaitement entendre qu'elle n'en était pas à sa première mésaventure, et que ces décennies d'emprisonnement l'avaient endurcie et rendue mystérieuse. J'avais l'impression de n'être qu'une misérable brindille à côté d'un très vieil arbre que le temps avait malmené mais qui avait toujours tenu bon et forçait désormais le respect.
« Bon, tu vas te dépêcher un peu ! S'écria-t-elle, interrompant mes pensées. Le jour va bientôt se lever et, à moins que tu ne veuilles encore passer une journée à mes côtés, il va falloir que tu te décides à me tuer ou à me libérer. »
Elle avait raison : chez nous les fées, ôter la vie à quelqu'un devait être fait dans les règles, et la première à ne pas négliger était que cela ne devait être fait que dans le noir. Hors, nous étions en pleine jungle et, malgré l'épaisseur du feuillage, une fois la lune couchée, le soleil illuminerait les alentours. Je ne voyais aucun endroit assez sombre pour accomplir mon devoir. Je contrôlai les liens magiques de la démone et pris mon envole pour jeter un coup d'œil au ciel au dessus des arbres. Je remarquai qu'il était déjà trop tard. On pouvait d'ores et déjà apercevoir la grosse boule de lumière jaune pointer le bout de son nez à l'horizon. Bientôt, la faune entière se réveillerait, et il y aurait alors bien trop de témoins de mon geste fatidique. Malgré moi, un soupir de soulagement s'échappa de mes lèvres. Je savais que ce n'était que partie remise et que, tôt ou tard, je devrais en finir avec elle. Mais je ne savais pourquoi, mon cœur se déchirait à la simple idée d'abîmer cette peau si délicate. Elle méritait pourtant de souffrir, après tout ce qu'elle avait fait à mon peuple. Je regagnai le sol et annonçai que je m'occuperai de son cas la nuit suivante. Alors que ce sursis aurait du la réjouir, il semblait avoir obtenu l'effet inverse. Ses yeux s'assombrirent subitement et je sentis soudain sa faible magie lutter contre la mienne pour se libérer. Elle était en colère. Pourquoi ? Je n'en savait rien du tout.
« Tu devais me tuer ! J'étais enfin résignée à mourir. Je préfère ne plus vivre plutôt que d'être traité comme une moins que rien pendant encore cent décennies. La vie en captivité est un concept affreux que je ne peux plus supporter. Tu ne sais pas ce que cela fait, de ne pas voir la lumière du soleil, ou de respirer la puanteur émanant de ces cachots sombres et humides. Et les repas ! As-tu seulement goûté ce que tu m'apportais ? Je mangeais seulement pour ne pas mourir pitoyablement de faim, et en espérant avoir assez de force le jour où je m'enfuirai. Et ce jour est arrivé. Mais maintenant que je ne suis plus enfermée, je me rend compte que je ne serai plus jamais libre. Je ne veux pas passer ma vie à fuir ton peuple. Une telle vie n'est même pas envisageable. »
Plus elle parlait, plus je prenais conscience de son état. Demeteria n'était pas seulement une démone impitoyable et sans cœur. Au contraire, tout comme les fées, elle était capable d'éprouver des sentiments. Elle semblait brisée, cassée par toutes les épreuves qu'elle avait vécues. Je me sentais coupable d'être un des acteurs majeurs de ce malheur qui émanait de son âme meurtrie. J'avais l'oppressante envie de la serrer dans mes bras. Elle était éprise d'une telle tristesse que je voulais alléger son fardeau et la réconforter. Mais ce n'était pas acceptable. Demi était une démone et j'étais une fée. Nos deux peuples étaient en guerre depuis si longtemps qu'une quelconque relation - qu'elle soit le fruit de l'amitié ou de l'amour - entre une fée et un démon n'était même plus envisageable. Et jamais je n'avais entendu parler d'une histoire où une fée se serait entendu avec un démon ou une démone.
Je relâchai malgré tout mon sort de paralysie, de façon à ce qu'elle puisse bouger, mais pas assez pour qu'elle puisse courir. Perdue dans son apitoiement, je ne suis pas certaine qu'elle s'en soit vraiment aperçue. J'ajoutai tout de même un sort qui m'avertirait si elle s'éloignait à plus de vingt mètres de moi et j'allai m'installer le long d'un tronc d'arbre blanchâtre. Ainsi, il était plus difficile de distinguer ma peau pâle sur l'écorce de l'arbre. Je pus alors m'assoupir, et reprendre les forces que j'avais liquidées dans cette course poursuite, sans craindre la perte de ma précieuse marchandise et sans craindre d'être attaquée.
Après une petite heure de sieste, je constatai que Demeteria avait enfin cessé son continuel flot de paroles auquel j'avais eu tant de mal à faire abstraction pour me reposer. Elle n'avait pas cherchée à s'enfuir, elle s'était juste laisser glisser le long du même arbre que moi. Seul le tronc séparait nos dos. Grâce à mes sens super développés, je pouvais distinguer les battements de son cœur de là où j'étais. Son rythme cardiaque était très lent, signe qu'elle était enfin apaisée, et cela me donna presque envie d'en finir maintenant pour qu'elle meure sans vraiment s'en rendre compte. Je ne voulais plus voir son beau visage de nouveau inondé par des larmes de douleur.
Je ne savais vraiment pas ce qu'il m'arrivait. La compassion n'était pas une de mes habitudes. Je sentais que plus le temps passait, plus il m'était difficile de songer à mon futur acte de barbarie. Malgré tout ce qu'on m'avait enseigné sur les démons, je ne pouvais m'empêcher de croire que Demi n'était pas si cruelle qu'on me l'avait si souvent affirmé. Et cela m'empêchait d'accomplir mon devoir correctement.
Tout en réfléchissant à la meilleure méthode pour parvenir à honorer la promesse faite à mon peuple, je m'approchai de ma prisonnière et, profitant de son sommeil, l'observai à ma guise. Je savait tout à fait que ce n'était pas un comportement normal, mais j'étais irrépressiblement attirée par son teint hâlé et sa peau qui semblait aussi douce que du velours. J'approchai doucement ma main gauche de son visage, et, d'une délicate caresse, effleurai ses pommettes. Au contact de nos deux peaux, un agréable frisson me parcourut l'échine, et je crus percevoir un scintillement sur le tatouage de serpent que Demi avait sur son bras gauche. Soudain, la pointe de mes cheveux se colora en un magnifique rose, et je compris que l'improbable était arrivé : j'étais amoureuse. La teinte de mes cheveux en était la preuve. Toute fée savait que ceci était un signe d'amour profond. Pourtant, je ne pouvais pas aimer Demeteria. C'était contre nature et immoral. Ce n'était pas que les relations homosexuelles étaient un sujet tabou pour les fées, au contraire, mais que cela m'arrive à moi, et avec une démone qui plus est ! Je ne comprenais vraiment pas. Je n'avais jamais envisagé d'être attirée par une personne du même sexe que moi. Il est vrai que, dans notre peuple, les mâles étaient beaucoup moins nombreux que les femelles, et qu'il était très difficile d'en rencontrer un qui serait notre âme sœur. De nombreuses fées entretenaient donc des liaisons purement féminines, et certaines s'affichaient même heureuses et amoureuses. Personnellement, jamais je n'avais éprouvé le besoin de partager des moments intimes avec qui que ce soit. Mais désormais, je ressentais l'appel brûlant de ses lèvres. J'avais beau lutter intérieurement contre ce sentiment de nécessité, mon corps entier s'approchait de celui de la démone, comme guidé par une force extérieure. Pourtant, aucune sorte de magie n'interférait à cet instant. J 'étais victime de la puissante mécanique mise en route par la prise de conscience de mes sentiments inavouables pour Demi. Je ne pus empêcher mes doigts avides d'effleurer de nouveau les joues de celle que j'étais censée anéantir. Je scrutai son visage avec minutie, à la recherche d'une quelconque imperfection. Mais sa peau était parfaitement lisse, aucune cicatrice ne venait entacher ce sublime portrait. Je me rendais parfaitement compte que mon attitude était anormale et même déplacée, mais je ne parvenais pas à m'éloigner de ce corps finement sculpté. L'idée de la torturer m'étais complètement sortie de la tête et je doutais même de pouvoir le faire un jour.
Mes yeux dérivèrent, doucement mais sûrement, vers les fines lèvres de Demi. S'en suivit alors un long moment de réflexion : devais-je ou non embrasser la démone ? Décidément, je perdais réellement la tête. Comment avais-je pu passer de la haine à l'amour aussi rapidement ? J'étais tombée bien bas. Quoi que je fasse, je ne pourrais plus jamais me regarder dans une glace. Je serais à jamais celle qui a trahi son peuple pour son amour, ou celle qui a trahi son amour pour son peuple. Ravagée par un sentiment d'impuissance, je saisis le bras tatoué de Demeteria et caressai l'élégant serpent en espérant qu'il prenne vie et mette fin à mes jours pour faire taire toutes ces émotions.
Je ne m'aperçus pas tout de suite du réveil de la démone car j'étais soudain fascinée par les scintillements émanant de son tatouage.
« Ce n'est pas possible... » la voix endormie de ma prisonnière me tira de ma contemplation.
Malgré son état de conscience, elle ne tenta pas de m'éloigner d'elle et, étrangement, je n'avais pas l'impression que notre proximité la dérangeait tant que ça.
« Tes cheveux... Le signe d'un amour profond, éluda-t-elle.
- Tu es au courant ? M'étonnai-je, soudain gênée de ce signe si évident.
- Évidement ! Je te rappelle que j'ai, contre ma volonté, côtoyé les fées durant de nombreuses décennies.
- Je suis sûre que c'est une fausse alarme, tentai-je de me rattraper. Je ne peux pas être amoureuse d'une démone. C'est certainement un mauvais sort que tu as lancé pour m'amadouer afin que je te laisse la vie sauve. C'est juste ces scintillements sur ton serpent qui me font perdre la tête.
- Alors tu n'es pas au courant... souffla-t-elle. Les scintillements de mon tatouage ne sont pas dus à un quelconque sort. »
En disant cela, elle s'approcha davantage de mon visage et posa délicatement ses mains sur mes joues. A son contact, je sentis mes joues s'enflammer. Et tout contre mes lèvres elle chuchota, comme s'il s'agissait d'un secret bien gardé:
« C'est notre signe à nous, les démons... »
Alors je compris, et, ne pouvant plus attendre davantage, je comblai les derniers millimètres qui me séparaient du fruit interdit. Demi ne se fit pas prier et s'empressa de répondre à mon baiser. Toutes les craintes que j'avais pu avoir, toutes les valeurs enseignées par les plus anciennes fées, et mon devoir initial envers mon peuple, s'effacèrent d'un seul coup. Je me sentais légère et loin de tous tracas. Nos langues se lièrent et bientôt, entraînée par ce besoin pressant de sentir sa peau contre la mienne, nous tombâmes à la renverse, elle au dessus de moi. Je sentais sa poitrine s'abaisser et se soulever au même rythme que la mienne. Je passai mes mains dans son dos et l'agrippai avec fougue. Je ne voulais plus qu'elle s'éloigne. Mais bientôt, notre nature de survivantes repris le dessus et nous dûmes nous séparer pour reprendre notre souffle. Nos regards s'accrochèrent et, pendant de longues minutes, nous nous contemplâmes. Un léger souffle s'échappait de sa délicate bouche. Ses lèvres boursouflées s'étiraient en un doux sourire. Et ses yeux rouges laissaient échapper une lueur d'excitation qui me rassurait quand à la similitude de notre état. Puis soudain, tout me frappa tel un ouragan : qu'allais-je faire ? Vivre avec passion ou vivre avec honneur ?
Auteur : JulieGrl
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro