J'essuie mon front pour faire disparaître les gouttes de sueur qui perlent à la racine de mes cheveux. Demeteria dégage une chaleur insupportable lorsqu'elle est en colère. La question est : pourquoi l'est-elle ? Je préfère ne pas poser la question. Ses gestes démontrent une certaine rage qu'elle s'évertue à garder à l'intérieur. Je me replie sur moi-même depuis mon rocher. Mieux vaut ne pas prendre trop de place pour l'instant. Je me mords la lèvre pour m'empêcher de parler. Pourtant j'en meurs d'envie ; je tiens à connaître les pensées de Demi. Je veux comprendre. Pourquoi est-elle restée auprès de moi au lieu de s'enfuir ? Une vague de chaleur m'envahit. A-t-elle de vrais sentiments pour moi, comme je le souhaite depuis un certain temps ?

Demeteria repousse une mèche de ses cheveux, devenus plutôt rouge, derrière son oreille brusquement. Je vois depuis la pierre sur laquelle je suis assise qu'elle fronce les sourcils et que ses lèvres sont pincées ; signe de sa colère. Le tatouage de serpent sur son bras brille d'une lumière rouge. Est-ce que toute cette colère est dirigée vers moi ? Toutes sortes de questions se fraient un chemin dans mon esprit, et je n'arrive pas à les chasser.

Est-ce que la démone m'aime bien ? Trouve-t-elle étrange qu'elle me plaise ? Je me sens rougir de gêne et replie mes ailes derrière mon dos, profitant du silence de Demi pour réfléchir. Qu'est-ce qui me fait si peur ? La réponse s'impose à moi rapidement et mon humeur s'assombrit. J'ai peur de faire le mauvais choix.

- Demi, lancé-je d'un ton appuyé sans réfléchir.

La démone se retourne vers moi brusquement et ses yeux rouges me lancent des éclairs. Sa fureur semble redoubler alors qu'elle se souvient de ma présence. Lorsque je croise son regard enflammé, la température augmente encore. Je me sens fondre alors qu'elle me regarde longuement. Mais au moment où je lui sers une un gentil sourire, elle tourne la tête vers la jungle.

- Pourquoi ne t'es-tu pas enfuie ? questionné-je lentement.

Demeteria ne me regarde pas mais elle se lève et attrape quelques pierres qu'elle lance plus loin. Ses gestes sont de plus en plus saccadés et j'ai l'impression que sa frustration s'est décuplée. J'attends sa réponse quelques secondes. Une minute. Quelques minutes. Mais ça ne vient pas. Je recommence.

- Pourquoi restes-tu ici ?

La démone s'arrête dans son petit manège avec les pierres et me coupe, criant presque ;

- Tais-toi ! Je reste car je sais que tu n'es qu'une idiote ! Faible et complètement étiolée de tes forces.

Le fait qu'elle est impatiente me revient et je fais ce qu'elle me dit, attendant qu'elle se calme. Mais Demeteria fait tout le contraire. Ses yeux se révulsent et elle hurle de rage. Elle attrape sa hache et court rapidement vers moi, ses yeux plus rouges et illuminés que jamais. Je recule en prenant mon arc en main. Sa fureur me frappe de plein fouet. Elle saute sur moi, son visage déformé par la colère, et je tombe sur le sol. Sa peau mate brûle la mienne et elle me crache au visage en criant.

- Pourquoi tu ne te tais pas, hein ? rugit Demeteria au-dessus de moi.

- Et toi, pourquoi tu ne t'en vas pas ? répété-je.

Elle frappe ma joue de son coude violemment, rendant mon nez douloureux. Du sang coule sur ma bouche et jusqu'à ma poitrine.

- Ferme-la !

Je respire bruyamment pour tenter de me calmer. Les démons sont des créatures sans cœur. Comment ai-je pu manquer à la tuer ? Me battre contre elle ne fera que l'enrager davantage alors je me résous à rester par terre, et à la laisser dominer pour que son humeur ne s'aggrave pas. Son bras gauche appuie sur mon épaule et la lumière rouge de son tatouage m'aveugle, me forçant à plisser les yeux. Juste au moment où sa hache va s'abattre sur moi, j'attrape mon arc et le place devant moi. La hache ne fait qu'une entaille dans le bois et je repousse Demeteria de toutes mes forces. Elle tombe sur le dos et recule, plantant ses coudes dans la terre.

- Arrête ! hurlé-je en espérant démontrer une certaine autorité.

Demeteria se lève et je prends une flèche de mon carquois pour la placer sur la corde de mon arc.

- Ne viens pas par ici ou je tire, menacé-je, serrant les dents.

Son agressivité m'a énervée ; je n'ai rien fait qui puisse justifier son comportement. Je n'ai effectué aucun geste provocateur vers elle. J'aurais peut-être dû. Comment choisir entre mon peuple et Demeteria ? Suis-je prête à subir des colères aussi fortes venant d'elle, si je la choisis ? Est-ce que l'amour en vaut la chandelle ?

Demeteria s'immobilise, son tatouage luisant toujours autant, et me lance un regard provocateur.

- Viens te battre si tu en as le courage, fait-elle, arrogante. Viens me tuer si tu y arrives. Laisse tomber cet arc si tu l'oses.

L'insistance de son appel m'incite à laisse tomber mes armes. Je ne garde que mon épée près de moi et m'avance, une expression qui se veut menaçante sur le visage. Mais je dois ressembler à une fourmi à côté d'elle. Une vulgaire fourmi près d'un géant. Elle me lance une expression de dégoût et avance, elle aussi, ses oreilles pointues se rabattant vers l'arrière. En un rien de temps, nous sommes face à face, nos armes en main et nos forces rassemblées. Ma colère contre elle prend le dessus sur tout l'amour que je lui porte lorsqu'elle pousse un cri de frustration et pousse son arme vers moi, hachant l'air. Mon esquive rend sa rage encore plus ardente et elle crie plusieurs insultes vers moi.

- Tu n'oseras jamais me tuer, fait-elle lorsque je place mon épée devant moi pour protéger mon visage.

Elle me regarde de haut en bas et, alors que toute gentillesse a quitté son regard, elle me lance, haut et fort ;

- Tu as peur.

Je sais que j'ai peur. Mais entendre quelqu'un d'autre le dire me rend folle. Je crie et cours pour l'atteindre. Les bruits produits par les insectes autour de moi ne font qu'aggraver mon agacement ; tout m'énerve. Mon épée fend l'air plusieurs fois mais elle esquive tous mes coups et finit par placer sa hache devant elle en un geste défensif. La jungle autour de nous paraît silencieuse après ses cris rageurs.

- Tu as peur de moi. Tu trembles devant moi. Tu revois l'épisode de la mort de ta famille. Tu te souviens, n'est-ce pas ? De la couleur des flammes. L'odeur de ta maison qui brûlait. Le son que faisaient tes frères et sœurs en rendant l'âme. Ils avaient aussi peur que toi. Des démons les ont tués. Et une démone te tuera.

Je sens mes traits se crisper de frustration. Comment ose-t-elle me dire ça ? N'avait-elle pas des sentiments pour moi ?

- Les fées ne sont que des perdants, tu sais. Votre gloire n'est jamais longue. Vous avez peut-être incendié nos villages, décimé nos territoires et rasé nos forêts mais nous sommes plus forts. Tu es faible Sophitia, comme ton peuple.

Demeteria sourit cruellement. J'imagine des cornes de diable sur son crâne et une fourche dans sa main. Les démons sont atrocement implacables. Je profite du moment pendant lequel elle pense avoir gagné pour bondir vers elle dans un cri, l'épée déployée vers elle. Nous échangeons des coups, l'acier s'entrechoquant plusieurs fois de suite. Je devine l'expression concentrée de Demeteria alors que je garde mon attention rivée sur le combat. La hache de mon adversaire entaille mon épaule et je gémis. Mais je ne m'avoue pas vaincue. Je continue en gardant ma détermination et en renant garde à rester éloignée de la végétation dense pour ne pas y entremêler mes ailes.

Demeteria est forte et me pousse rapidement à bout mais je continue de persévérer en attendant qu'elle se vide de ses pouvoirs et de sa force. Elle n'en a que peu puisqu'elle sort tout juste de sa prison. Je vois ses forces s'amenuiser sous la pluie de coups que je lui offre. Puis, rapidement, je la cloue au sol avec un dernier coup ; le plus puissant. Sa hache se retrouve propulsée quelques mètres plus loin, et mon épée, contre sa gorge.

- Appuie sur ma gorge, pour voir. Vas-y, Sophitia. Poursuis ta mission.

Je la regarde sans comprendre.

- Tu m'as tout enlevé. Ma famille, mes amis, mon village. Mes ailes. Il ne me reste rien, sinon ma vie. Pourquoi ne la prends-tu pas ? Tu pourras enfin crier victoire.

Demeteria halète lorsque j'effectue une légère pression sur sa gorge pour la faire taire.

- Tu n'as pas répondu à ma question, tout à l'heure, la réprimandé-je. Pourquoi ne t'enfuis-tu pas ? Qu'est-ce que tu fais encore ici ?

- Tu le sais déjà.

J'appuie un peu plus sur sa gorge et quelques gouttes de sang perlent sur son cou.

- J'ai des sentiments pour toi comme tu en as pour moi, Sophitia.

Je jette un œil à son bras. La lueur rouge s'est atténuée. Demeteria semble exténuée, aussi je me lève pour lui permettre de reprendre son souffle. J'en ai aussi un à reprendre.

- Viens, lui dis-je.

Alors que ses cheveux rouges bougent lorsqu'elle se relève, et que ses sourcils se froncent sous l'effet de la surprise, je la regarde, le désir probablement clairement visible dans mes yeux. Si seulement nous n'étions pas sur d'aussi mauvaises bases. Et qu'elle était de notre camp. Elle repose ses yeux sur moi. J'y décèle de la fureur et de la tristesse, mais derrière ces flammes un peu de peur aussi. C'est sans doute la même peur que moi qui habite son regard ; celle de faire un mauvais choix. Serait-ce ignoble de la tuer ? Serait-ce de la traîtrise ? Je ne désire pas lui enlever la vie mais j'ai honte ; mon honneur s'amenuise petit à petit. Je me gifle intérieurement. Je ne dois pas être faible. Je dois rester forte pour mon peuple, peu importe les sentiments que j'éprouve. Je ferme les yeux et une larme coule sur ma joue alors que je pense aux autres fées. Que penseront-ils de moi si je ne tue pas Demeteria ? J'imagine les autres gardiens de la prison m'insulter et je prends ma tête entre mes mains. Est-ce si grave si je passe le restant de ma vie auprès de Demi ? Est-ce que ça en vaudra la peine ? Mes pensées m'envahissent et je n'y tiens plus à travers ce dédale d'idées.

- Nous pourrions fuir ensemble, tu ne penses pas ? dit Demeteria, une lueur d'espoir attisant les flammes dans ses yeux.

- Fuir quoi ?

- Tout. Nous pourrions partir ensemble et oublier tout ça. Nous n'aurions plus de problèmes.

Je pèse le pour et le contre. Est-ce un bon choix ? Si je tente de la tuer, va-t-elle faire de même ? Je ferme les yeux une seconde fois. Je n'ai aucune envie d'avoir les mains tachées. J'aimerais rester blanche, aussi blanche qu'un ange. Et pour cela, j'ai besoin d'accomplir ma mission ; vaincre Demeteria.

Sa main rejoint la mienne, douce, calleuse et chaude et j'oublie le choix que j'ai à faire. Sa peau est beaucoup moins brûlante qu'auparavant.

Je croise son regard et elle s'approche doucement de moi. Mon cœur se met à battre à une vitesse effarante lorsque je me rends compte que ses lèvres sont posées sur les miennes. Un grand bonheur envahit ma poitrine et je souris comme elle.

Nous nous lançons dans une danse endiablée toutes les deux et je perds tous mes moyens. J'en oublie ma famille, mes amis, mon peuple et mon honneur. Ma dignité disparaît entièrement avec ma fierté et je me dis que j'ai fait le bon choix. Je suis si heureuse que je ne pense plus à qui je suis. Le corps de Demeteria contre le mien empêche toute pensée négative de m'atteindre. Je n'ai jamais été aussi épanouie. Alors, notre amour est réciproque ? Tout ça est vrai ?

Demeteria se détache de moi à contre cœur et nous sommes à bout de souffle, toutes les deux respirant très fort. Je lève mes yeux vers les siens. Ils sont enflammés, plus rouges que jamais. Ma respiration se coupe lorsque j'y vois les mêmes flammes que celles qui ont assassiné ma famille, plusieurs années auparavant. Qu'est-ce que j'ai fait ? Ai-je vraiment choisi la démone ? Je me réprimande en pensant au mal que j'aurais pu faire à mon peuple si je n'avais pas réalisé mon erreur. Demeteria me trahira-t-elle une seconde fois ? J'ai déjà la réponse. Les démons sont tous sans pitié et sans cœur. Pourquoi hésiterait-elle à m'anéantir ? Ses sentiments sont sans doute mystiques, inventés de toutes pièces. Elle m'a probablement ensorcelée durant nos ébats et notre baiser, et c'est ce qui fait que j'étais heureuse. La vraie moi ne se serait jamais laissée avoir.

C'est ça, elle m'a ensorcelée. Elle a essayé, une fois de plus, de me faire tomber amoureuse d'elle, et je suis tombée dans le panneau. Encore. Mais l'amour n'est qu'un sentiment cruel et sans pitié qui nous tue à petit feu, brûlant chaque petite parcelle de notre être, jours après jours. Et malheureusement, je suis tombée amoureuse. Je suis tombée amoureuse de l'ennemie jurée de mon peuple. Une démone. Doucement, en fermant les yeux, j'essaie de visualiser une barrière de ronces autour de mon cœur, pour me protéger. Si seulement je pouvais vraiment en matérialiser une. Tout serait plus simple ; je n'aurais pas à faire ce choix stupide. Demeteria ou les fées ? L'amour ou l'honneur ?

Des larmes coulent sur mes joues sous l'effort. Faire un choix aussi important et déterminant dans ma vie me retire toutes mes forces.

- Pourquoi pleures-tu ? demande Demeteria, un air inquiet sur le visage.

Je sèche mes larmes. Je ne pleurerai pas pour cette démone. Elle me ment depuis le début ; elle ne m'aime pas. Tout ça n'est que traitrise. Comédie. Rien de plus. Je décide de l'amadouer aussi, histoire de gagner sa confiance. Et dès que j'aurai mes flèches et mon arc sous la main, ce sera la fin. Elle n'aura rien vu arriver.

Je retrouverai mon honneur, amour ou pas.

- Ce ne sont que des larmes de joies, dis-je en feignant l'émotion.

Demeteria me regarde avec tendresse.

- Je suis heureuse de te retrouver, ajouté-je.

Cette révélation semble la rendre heureuse et elle rit avant de m'offrir un baiser. Mais maintenant, je vois clair dans son jeu. Je ne laisserai pas l'amour me retirer ce que j'ai de plus précieux ; mon estime. Cette nuit, elle rendra l'âme.

Et je retrouverai mon honneur.

Auteur : elodie-honnesty