Chapitre 10 - POV Demeteria
La tête entre mes jambes, assise dans l'ombre d'une grosse branche, je serrais mes doigts à m'en faire blanchir les jointures. Rouge, blanc. Blanc, rouge. Je me sentais mal. Ma gorge brûlait, ma poitrine me lançait, mon cœur battait comme à vouloir exploser, mon pouls tapait contre mes tempes, dans mes oreilles, et de grands morceaux de jungle disparaissaient parfois en de célestes volutes blanches à travers mes yeux. Ma tête tournait un peu. Je sentais mes omoplates me démanger atrocement. Je pliai les doigts un peu plus fort, enfonçant mes ongles dans ma peau jusqu'à marquer la chaire, pour m'empêcher de me griffer le dos jusqu'au sang. Mes ailes. Ma haine. Mes ailes.
Je pris une grande inspiration.
Rouge, blanc, blanc, rouge.
Mon cœur ralentit un peu, calmant ma petite crise d'angoisse. Tout était si trouble, si confus, dans mon corps, dans mon cœur, depuis elle. Depuis que j'avais compris. Sophitia. Mon petit jeu s'était finalement retourné contre moi.
Du coin de l'œil, je voyais le monde danser au travers de mes yeux fatigués, les couleurs floues se mêlant doucement au trouble, aux ruines de mon monde. Mon monde, noir depuis si longtemps, mais jamais aussi instable. Inspire encore.
Rouge, blanc, blanc, rouge.
Mon dos était en feu, à présent, mais j'y étais habituée.
Je me demandai un instant comment tout cela avait dérapé. La première fois que je l'avais vue ? Que je lui avais parlé ? Au moment où j'avais décidé de tenter de la séduire, peut être ? Comment savoir à quel moment mon destin avait été scellé, tout comme cette première fois, il y avait bien maintenant des décennies, des siècles qui sait, quand on m'avait enfermée dans cette cage, et qu'on me les avait arrachées.
Je fermai les yeux et pressai mes paumes contre mes paupières, fort.
Le noir était familier, et presque apaisant. Le noir me rappelait les heures, les jours, les années passées à mourir dans cette cellule. Emprisonnée. Diminuée. Détruite. Et la haine, la douleur, l'espérance. Le besoin de les retrouver, et plus que tout, d'être libre. De vivre à nouveau. Le besoin de m'envoler...
- Démi ? Tu essais de te réveiller ? Je comprends que tu ne puisses pas croire au si beau rêve d'être libre, et en ma compagnie, mais ne t'inquiète pas, ce sera bientôt fini... clama-t-une voix claire, sur un ton moqueur.
Je réprimai difficilement un sursaut, sentant tout mon corps se tendre, et ouvrit prudemment les yeux, en relevant la tête, pour croiser le regard clair de ma geôlière.
Je souriais intérieurement au sarcasme, sachant parfaitement que la jolie fée n'en menait pas aussi large qu'elle le prétendait. Il n'y avait pas de réelle menace dans ses mots. Elle attaquait pour masquer son trouble. La preuve la plus flagrante de cela étant que je n'étais effectivement pas actuellement dans ma cellule, mais dehors, dans la forêt, sous la seule surveillance de ma belle gardienne. Ce qui n'était pas du tout pour me déplaire. Je laissai distraitement mon regard se troubler en passant sur son cou délicat, la peau translucide de son décolleté, le tracé fin de son épaule et de ses clavicules. Elle revenait de sa toilette matinale – prise seulement à quelques mètres de moi, derrière le tronc massif de l'arbre où nous avions grimpés – et quelques gouttes d'eau claire s'accrochaient encore à ses cheveux et à sa peau rosie, glissant parfois pour aller se perdre sous ses vêtements. Je frissonnai. Sophitia. Sophitia, ma seule erreur. A la fois, ma seule faille et ma seule chance de fuir, de vivre à nouveau. Sophitia, et ses ailes dorés, ses grands yeux mauves, sa peau diaphane, son sourire toujours un peu mordant, et ses longs cheveux verts. Sophitia. La seule fée qui pourrait jamais me permettre d'atteindre son but. La seule fée que je ne voulais pas laisser derrière moi.
Elle agita sa main devant mon visage, une moue un peu vexée sur les lèvres.
- Youhou ! Tu m'écoutes, diablesse ?
Je lui adressai un rictus qui retroussait légèrement mes lèvres pulpeuses sur mes dents blanches, grognant un peu.
- Tu me gâches le paysage, là.
Mensonge. Elle était bien plus belle que tout ce que j'aurais jamais pu regarder d'autre. Elle ne s'y laissa pas prendre, évidement.
- C'est ça, c'est ça.
Elle m'adressa un sourire hypocrite avant de continuer.
- Bon, c'est pas tout ça, mais c'est ton tour. Dépêches toi, j'ai pas envie de m'éterniser ici.
Ici. Ici, à découvert. Ici, dans la jungle où j'étais une criminelle recherchée, une erreur, une bavure, pour ce peuple raffiné. Ici, où elle était celle qu'on avait envoyé à ma poursuite. Mais qu'elle avait relâchée. Où donc irions nous, qui soit ailleurs qu'ici ? Qu'allait-il se passer à présent, mon amour ?
Je lui souriais, et me levai difficilement, cachant mon malaise sous quelques moqueries, avant d'aller me débarbouiller. Soph avait fait surgir l'eau, nous permettant une toilette sommaire. La journée d'hier avait été plutôt rude, et, auparavant, la fuite tout comme la traque, avaient été épuisantes. Et salissante.
Je me déshabillai un peu et m'aspergeai le visage et la nuque, laissant l'eau couler sur mon corps. Le vent était doux, et la morsure de l'eau glacée me ramena un peu à la réalité. Le froid sur le feu de mon dos. La haine. La vengeance. La réalité.
Je finis rapidement de me laver et me rhabillai avant d'aller la retrouver. Mon ennemie. Ma seule amie.
- On peut y aller, annonçai-je simplement.
Ses pieds dansaient avec légèreté sur les branches, entre les lianes et l'étouffante végétation. Elle touchait à peine le sol, être éthéré de lumière pâle. Je me sentais mieux. Un peu plus moi, même si c'était toujours ce moi lourd et pataud, cloué au sol. Je sautai habilement sur la branche suivante. La jungle était tout en hauteur, impénétrable et labyrinthique, immense. J'avais peu de chances – aucune chance – de pouvoir jamais m'en échapper autrement qu'en volant. Nous n'allions nulle part. Nous tentions juste d'oublier l'inoubliable. Elle avait plus ou moins temporairement décidé de ne pas me ramener. J'avais plus ou moins temporairement décidé de ne pas m'enfuir. Pas que j'ai jamais pu aller très loin cela dit. Pas tant que ma magie dormait, prisonnière d'elle. Dans quoi l'avait elle gardé ?...
Je posai mon regard sur ses hanches, écoutant le doux bruissement des feuilles sous ses pas, lui lançant quelques piques pour passer le temps. Elle me répondit de son habituel ton mordant, un peu haineux, auquel j'étais habitué de la part de son espèce, mais elle ralentit, et son bras vint frôler le mien, faisant frémir ma peau. Je me moquai, et elle me menaça, me bousculant avec emphase, attrapant durement ma main, et glissant délicatement ses doigts dans les miens. J'étais sa « prisonnière », n'est-ce pas ? Sophitia. Je poussai le jeu, et posai mon autre main sur sa hanche, l'attirant plus près, racontant n'importe quoi pour justifier notre comportement. La haine. La méfiance. La colère. La corruption. Le mensonge. Sophitia. Nous inventions tout une comédie. Tout plutôt que de reconnaître l'évidence, le désir dévorant qui nous incendiait, l'envie violente de sentir nos peau l'une contre l'autre, nos parfums sur nos lèvres. Sophitia.
Ce n'était pas possible. C'était interdit. C'était contre-nature.
Ses doigts s'égarèrent sur mon ventre, alors qu'elle parlait encore, et elle rit. Au lieu de sonner moqueur, ou hypocrite, son rire sonna comme la plus belle des musique, clair, sincère. Alors, je me penchai sur elle, et posai mes lèvres sur sa bouche. Je l'embrassai, brisant le subterfuge haineux que nous avions mis en place. Je dévorais ses mots, ses sarcasmes, ses menaces, ses mensonges, du bout de mes lèvres brûlantes, parce que j'ai toujours été seule, et que j'ai toujours été quelqu'un d'impulsif. Sophitia. Je me rapprochai d'elle et glissai mes mains autour de sa taille si fine. Mes doigts frôlèrent un objet métallique dans les replis de ses vêtements, et je fus comme électrisée. Et alors, le monde, coloré et tordu, doux et amer, le plus beau monde que j'avais jamais cru avoir, se brisa en un instant. Je me retrouvai brutalement face contre terre, l'écorce rugueuse m'écorchant les jambes et le visage, les bras tordus dans mon dos sous la prise hargneuse de la sentinelle, qui me murmurait à l'oreille de sa voix la plus noire de haine et de colère.
- Ne t'avise même pas de penser à t'échapper. Si tu tentes quoi que ce soit, je te tues sur le champs, sale monstre.
Mon souffle se figea dans ma poitrine, alors que le monde s'accélérait autour de moi. La surprise, la colère, la haine, la déception enflèrent comme un ouragan dans mon cœur, attisées par la douleur, et je crispai mes doigts dans mon dos, faisant blanchir mes articulations, devinant sans les voir leur couleurs.
Rouge, blanc, blanc, rouge.
Inspire. Son parfum de fleur et de sang m'emplit les narines. Je serrai les dents, tentant de me détendre, de retenir la rage qui faisait bouillir mon sang, exploser ma tête, et la puissance, le pouvoir que je sentais presque à nouveau couler dans mes veines. Oh mon dieu – diable, ou quoi que ce soit d'autre. La clef. J'avais effleuré la clef. L'avidité emplit mon esprit, pleine de promesse de liberté, de ciel, de mers oubliées. Je menaçait de m'évanouir sous le coup de la panique, et de cet afflux de pouvoir qui s'évanouissait déjà de mon corps instable et fatigué.
Rouge, blanc, blanc, rouge. Inspire. Expire.
Je retrouvai un peu mon calme, et marmonnai ma soumission, histoire qu'elle se détende un peu. Elle me délivra avant de me relever durement pour me jeter contre le tronc énorme du géant sur lequel on se trouvait. Ma tête cogna durement le bois, et la douleur me transperça le crane, comme un gentil retour à la réalité. La haine. Mes ailes. J'eus un moment de flou, pendant lequel je la vis du coin de l'œil se tourner et farfouiller dans ses vêtements. Je me relevais en tâtonnant, et croisait son regard. Son expression était dure et antipathique, mais ses yeux, ses yeux étaient terrifiés. Confus, paniqués, et terrifiés. Elle avait peur de moi. D'elle. Et de ce qui pourrait se passer. Ma colère s'adoucit un peu.
- Ben dis donc, j'aurais jamais pensé que tu étais si prude, fillette ! Raillai-je d'un ton badin.
Tentative de paix. Tentative de réparation. Tu as eu peur, tu m'as fait du mal, oublions ça. Jouons encore, pour oublier que tu viens de me promettre de me tuer si j'essayai de vivre, et que tu n'en as pas la moindre envie. Nous savons toute les deux comment ça va finir, alors prolongeons un peu ce jeu, cette comédie. Juste encore un peu.
Elle répondit à ma provocation, et nous recommençâmes à nous chamailler. Mais tout paraissait plus faux, plus tendu. Nous n'étions plus dupes. Elle restait à distance. Je pris une grande inspiration, la démangeaison de mon dos menaçant de me rendre démente.
Rouge, blanc. Blanc, rouge.
Nous n'allions nulle part.
Soudain, un grand craquement retentit et une nuée d'oiseaux nous assaillit, venant d'en dessous. Déséquilibrée, je reculais d'un pas, alors que Sophitia avançait. Un autre craquement et la jungle s'effondra. Sophitia disparut sous les feuillages dans un cri aigu alors que je me raccrochais à une liane toute proche, sentant le reste de mes maigres pouvoirs disparaître instantanément en même temps que la distance qui nous séparait augmentait. La branche sur laquelle nous reposions avait cédé. Sophitia.
Je me lançais à sa poursuite, descendant rapidement dans la jungle. Les minutes passaient, et je paniquais. J'étais glacée. Elle n'apparaissait toujours pas. Presque en apnée, j'atteins finalement le sol, et la retrouvait. Elle était inconsciente. Du sang s'étalait dans ses cheveux vert, mais elle respirait. Je soupirai de soulagement, me laissant tomber à ses cotés, posant une main sur sa joue tiède.
Ce fut à ce moment précis que cela arriva. Ce que j'avais espéré si longtemps. Une ouverture. Je posai mon regard pourpre sur l'éclat doré sous l'ourlet de son tee-shirt. La clef, qu'elle avait caché dans son décolleté (comme si ça aurait pu m'empêcher d'aller la chercher là-bas), avait glissé, se révélant dans tout sa splendeur d'or, à ma convoitise. La clef de ma survie. La clef de ma liberté. Ma haine, ma vengeance. Mes ailes. Ma vie. Mes ailes. Je tendis la main, mais me stoppai à quelque centimètres de l'objet de mon salut. Je n'aurais plus d'autre opportunités comme celle là.
Je regardai Sophitia. Évanouie. En sang. Vulnérable.
Ma seule chance de survivre, ma seule faiblesse.
La seule chose qui pourrait me perdre.
C'était maintenant ou jamais.
Mes ailes. Mes ailes. Je sentais leur pouvoir à porté de main, leur fantôme dans mon dos, me libérer. Me libérer de tout. Mes ailes.
Sophitia. Mes ailes.
Sophitia.
Je reculai, évitant soigneusement de toucher l'objet doré, l'amertume aux lèvres mais le cœur étrangement libéré. Vivre seule, à quoi bon. Finalement, je ne voulais pas vivre sans elle. Sophitia. Elle était tout. J'étais piégée.
Je me penchai, et passai doucement une main sous ses jambes, la soulevant et la pressant tout contre moi.
J'étais folle. J'étais amoureuse. Tant pis.
- Je parie sur toi, amour, lui glissai-je doucement à l'oreille, sachant qu'elle ne pourrait pas m'entendre.
Car oui, c'était un pari. Un pari dangereux. Mais je ne suis pas quelqu'un de sensé.
Un pari mortel.
Elle serait ma fin, ou mon salut.
Je ne pouvais plus vivre sans elle.
Il ne me restait plus qu'à prier.
Auteur : MarianWeiss-luna
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