La liberté a neuf chiffres. (33)
J'entends Thomas jurer derrière la porte, ses poings s'abattent contre la surface en métal, faisant sursauter les filles, qui se taisent soudainement.
— Mes mains tremblent trop, grogne Sophia.
Même d'ici, je peux voir la sueur luiser sur son front. Ses nattes violettes sont à moitié défaites, je le remarque seulement à présent, alors que mes pensées devraient être tournées vers notre échappatoire, enfin à portée de main.
— Que quelqu'un tienne ce fichu papier, ordonne soudainement Sophia, que je puisse ouvrir cette maudite porte !
Églantine s'y colle aussitôt, arrache presque le papier de ses mains pour lui lire les numéros. Je fronce les sourcils, car elle manque presque de le déchirer dans son élan. Toutefois, elle se reprend et déchiffre les numéros.
— Six... ou cinq. Sophia, tu écris trop mal, se plaint-elle.
Celle-ci jette un œil au papier pour vérifier et tape sur le six.
— Après ?
— Neuf, zéro, et trois.
Églantine, essoufflée par l'épisode de stress intense, s'évente avec la feuille volante. Chacune fixe avec intensité la main de Sophia qui virevolte au-dessus des chiffres. Le calme a tellement envahi les lieux que même à plusieurs mètres d'elle, je l'entends murmurer « Zéro... trois. »
Elle presse le dernier bouton, et le soupir de soulagement camoufle presque le Daang qui retentit aussitôt.
— Quoi ? File-moi ça !
Sophia arrache le papier de la main d'Églantine et compose une nouvelle fois les numéros, persuadée qu'elle s'est trompée en les récitant. Cette fois-ci, sa main est plus sûre, ses gestes plus alertes. Je sens son espoir focalisé sur ces quelques chiffres et sur la certitude rationnelle qu'il y a dû avoir un bémol quelque part.
Daang ! annonce toujours catégoriquement le cadran électronique.
— Merde, merde, merde, jure-t-elle, la voix brisée.
Sophia se retourne, les larmes au bord des yeux.
— Je vous jure que j'ai bien retenu les numéros, nous promet Sophia en tremblant.
— Je te crois, la rassurée‐je immédiatement.
Je fixe la pièce, grande et vide. L'écho de mes mots se répercute, et j'ignore si les filles réalisent que le plan est déjà tombé à l'eau.
— Foutues pour foutues, trouvons un plan B. On a toujours plus de chance de s'en sortir que dans ce chai.
— Un... chai ? demande Jade en haussant un fin sourcil blond.
— Le hangar, quoi. Je vais pas perdre du temps à vous donner la définition d'un chai, cherchons un putain de plan, maintenant !
Déjà, plusieurs filles se collent au rideau de fer du garage pour y taper des poings.
— Au-secours, aidez-nous ! crient-elles de toutes leurs forces.
Je n'ai pas à cœur de leur apprendre qu'il n'y a pas de maisons à des kilomètres à la ronde. Sait-on jamais, des randonneurs ou des touristes pourraient s'être échoués ici.
— Stop, attendez, écartez-vous !
Les cinq filles s'écartent et se tournent vers Juliette. Celle-ci est soudain intimidée par tous ces regards, mais la situation d'urgence lui fait vite reprendre le contrôle de son embarras.
— Il faut tenter d'ouvrir le rideau du garage de force, déclare-t-elle. On doit se jeter dessus en même temps en prenant de l'élan.
— Je suis d'accord, acquiesce Sophia.
Je hoche la tête et désigne le fond du garage.
— On peut courir d'ici pour prendre suffisamment d'élan.
— Oui, fait Juliette.
Déjà, on se retrouve en ligne, dos au mur.
— Trois, deux... un !
On court de toutes nos forces, et la vision de la porte en acier du garage me fait fermer les yeux d'angoisse, tant j'anticipe l'impact. Je jette mon épaule en avant, et la douleur irradie dans ma clavicule et dans mon dos.
— Vous ne faites pas assez d'efforts, crie soudain Sophia. Jade, tu as à peine pousser de tes bras. Servez-vous de votre corps en entier, bon sang !
— Les filles, quitte à vous déboîter l'épaule, allez-y de toutes vos forces. C'est soit ça, soit crever au fond d'un fossé.
L'espace d'un instant, j'admire la capacité de Juliette à garder son sang-froid dans un moment aussi intense. Elle semble même devenir plus sûre d'elle alors que jusqu'ici, elle prononçait toutes ses phrases avec hésitation et timidité.
Je déglutis, et renchéris :
— On est toutes ensemble dans la même merde, on est huit fois plus nombreuses. On peut y arriver, ensemble !
On retourne jusqu'au mur et la douleur palpite dans mon épaule. Je me demande un instant si je ne me suis pas cassée quelque chose, mais déjà, on se jette en avant comme une seule femme. Mues par la volonté de survivre, de s'en sortir, de revoir notre famille, de retrouver la liberté.
Je cours sans prêter attention aux autres, et cette fois-ci, quand je me retrouve à un mètre de la seule chose qui me retient prisonnière, je ne ferme pas les yeux. Au contraire, je vise mieux et sens mes pieds s'ancrer au sol pour me projeter mieux contre la paroi. Le bruit est assourdissant, et le choc me fait m'écrouler au sol. Je suis parvenue à me tourner suffisamment pour que ce soit mon dos qui prenne la majorité du choc.
— On y arrivera jamais, pleurniche une voix cristalline que j'ai du mal à situer.
— Mais si, regardez, on l'a déformé. Ça va finir par sortir de ses gonds, courage !
Je relève le regard et avise Sophia. Même si son ton est encourageant, je la vois masser son bras en retenant une grimace. Je me force à me relever, et nous mettons cette fois-ci plus de temps à nous repositionner.
Mon dos se colle au mur en béton et sa fraîcheur semble s'étendre sur ma douleur. Au moment où l'on se jette en avant, j'entends le bruit caractéristique de la trappe qui s'ouvre. Je ne ralentis pas encore et vais me jeter sur la porte, encore. Et la force de l'impact me projette par terre, encore.
— Les filles, m'essouflé-je, j'ai entendu la trappe.
— Quoi ?
— Je vais vérifier, les informé-je en me relevant.
Je fais deux pas avec peine. Ma hanche s'est encastrée en premier et la douleur irradie de partout.
J'avance et vois la trappe entrouverte, surélevée par une sorte de pont élévateur, un objet fait pour se glisser sous des objets lourds pour les soulever. Je déglutis, je le sens mal.
— Tho... thomas ?
Il ne répond pas, mais je sens qu'il est là, derrière l'ouverture.
— Je t'avais dit de ne pas faire ça, chuchote sa voix. Mais tu ne me laisses pas le choix.
Sa voix est déformée, elle résonne étrangement. Et avant que je puisse l'interroger, un aérosol atterrit à mes pieds et la trappe se referme brutalement. De la fumée blanche en sort, me fait tousser.
Je recouvre mon nez de ma manche et les filles s'agitent dans un mouvement de panique généralisé. Je pars m'adosser au mur et leur fait signe, mais elles n'écoutent rien et frappent à la porte en criant à l'aide.
— Les filles, crié-je en tâchant de ne pas avaler de fumée, essayons une dernière fois. S'il vous plaît, c'est notre dernière chance !
Sophia est déjà là, vers moi et je sens une main se glisser dans la mienne. Je me tourne et au niveau de mon épaule douloureuse se tient Chloé. Elle sourit tristement, comme si elle sait déjà que cet acte de désespoir est voué à l'échec, mais qu'elle est heureuse de le tenter avec moi.
Mes yeux piquent et les larmes coulent. Je sens mes poumons chargés de fumée, et je me sens lourde. Je saisis la main de Sophia, qui tient celle de Juliette. Bientôt, nous formons une ligne unie avant que la brume n'envahisse la pièce. Ensemble, nous nous lançons en avant, les poumons brûlants, une toux coincée dans nos gorges. Nos corps s'échouent plusieurs mètres plus loin, fracassés contre la tolle.
L'air devient plus vif, mon corps s'embourbe dans l'inconscience.
— Il y a une ouverture, s'écrie une voix avant de finir en quinte de toux.
— Allez !
Je reste prostrée au sol, assise sur le sol froid. Je me force à ouvrir les yeux, violentés par la fumée épaisse. Celle-ci désépaissit pourtant déjà, et encouragée par les cris des filles, je me redresse. Je dois partir, je dois avancer.
Je fais le premier pas en avant quand quelqu'un traverse la brume puis se penche vers moi. Un masque me fait face et je sursaute vivement, croyant rêver. La main de l'inconnu fait tourner une clef autour de son index, dans un cliquetis presque imperceptible. Cette clef, je la reconnais. C'est celle qui ouvre le chai. Pourtant, je suis sûre de toujours l'avoir dans ma poche.
Je peine à réfléchir avec clarté, et même si je tâche de couvrir ma bouche avec ma manche, j'aspire l'air drogué du garage.
Quelqu'un chute derrière moi, tente de s'accrocher à mes jambes et s'écroule à mes pieds. Les toux diminuent peu à peu. J'ignore si c'est parce qu'elles ont réussi à sortir, ou si elles se sont toutes effondrées. Je fonde mes espoirs sur la première option.
Quand je m'écroule à mon tour, deux bras retiennent ma chute. J'ai les yeux clos, comme si je sommeillais. Tout me rappelle la soirée dans le bar, quand je cherchais Kat et Phil dans le noir. Quand je suis entrée dans le parking sombre avant de perdre connaissance. Sauf que cette fois-ci, aucune euphorie n'accompagne ma chute. Seulement l'effroi, et le goût de l'échec.
Je ne me suis pas enfuie. Je ne suis pas libre.
Je ne suis plus capable de bouger, je ne pense même plus clairement. Tout ce que je peux faire, à présent, c'est écouter. Et je ne loupe aucun mot de Thomas, quand il écarte une mèche de mon front.
Sa voix déformée par le masque rend son ton menaçant, sa voix plus grave en devient effrayante tant elle est pleine de remontrances.
— Je te faisais confiance, Layla. Qu'est-ce que tu as fait ?
Ses doigts broient mon épaule déjà bien trop endommagée, mais incapable de prononcer un mot, je ne peux même pas gémir de douleur, ni lui prier d'arrêter. J'attends de sombrer dans l'inconscience, et cette attente semble interminable.
L'espace d'une seconde, j'espère même être en train de mourir, et qu'il s'agit là de ma délivrance. J'attends de sentir la peur m'envahir, l'envie de me battre. Seulement, les secondes s'égrènent et rien ne vient.
Car je sais que j'ai déjà perdu d'avance.
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