XXXV-NUIT BLANCHE DANS LE NOIR
-Je savais que vous ne preniez pas votre traitement aussi consciencieusement que vous vouliez bien le dire ...
- Oui je l'admets, mais sinon je serais un légume en train de baver dans un fauteuil, à l'heure qu'il est.
- N'exagérez pas Matt. De plus après les premières semaines, les effets secondaires s'estompent et vous pouvez reprendre une vie normale.
- Vous appelez ça une vie normale, rester enfermé dans un asile psychiatrique à tourner en rond et enchaîner les programmes TV ? Proteste Matthew en haussant les sourcils. Non merci, je préfère de loin diminuer les doses de vos médicaments et rester pleinement lucide ...
Bien que le chanteur et moi-même ne semblions pas partager la même définition du mot 'lucide', je ne réplique rien. Je me contente de le détailler, un sourire aux lèvres. La lumière crue de la lampe torche posée entre nous balaye son visage et en accentue les courbes, révélant le dessin de ses pommettes, l'ourlé de sa bouche par un jeu de contrastes clair-obscur qui me fascine. Je resterais volontiers la nuit entière dans le corridor glacé de ce sous-sol, à me réchauffer rien qu'en le dévorant des yeux. Ce simple tableau enflamme mes sens, il éveille d'exquises sensations dans mon ventre, provoque de délicieux frissons sur ma peau ...
Matthew finit par remarquer la muette contemplation dont il fait l'objet, et il me sonde de son regard impénétrable à son tour. La bouche soudain sèche, je sens mes lèvres s'entr'ouvrir légèrement alors que notre échange silencieux se prolonge. Enfin, il se décide à rompre le silence :
- Puisque l'on a dépassé le stade de la conversation polie désormais, je peux te demander quel est le tien ?
Sa question me tire de ma rêverie et je le considère sans comprendre.
- Comment ?
- Je t'ai entendu m'appeler 'Matt' à l'instant ... Alors à mon tour je te demande, as-tu un diminutif ou un surnom ?
- Oh ... Je me redresse, prise au dépourvue aussi bien par la demande que par le surcroît de familiarité. Non, pas vraiment. A part Natacha qui aime bien m'appeler 'Zozo', même si elle sait que ça m'agace ...
- Je vois. Je crois que je t'ai suffisamment agacé pour aujourd'hui, alors je vais continuer à t'appeler Zoey. Mais j'ai bien retenu que ton prénom se prononce 'Zo-é', une nuance qui a son importance.
Il m'adresse un sourire éblouissant. Il est tellement beau quand il s'illumine ainsi, il me renverse. Je hoche la tête distraitement, l'esprit déjà ailleurs. Mon cœur est comme en suspension, il flotte à l'intérieur de moi, à l'instar de mon âme transportée dans un rêve enivrant. Je crois qu'il pourrait bien m'appeler comme il veut, le quolibet le plus farfelu me conviendrait. Je ne saurais dire par quel tour de magie il m'a ensorcelé en cet instant, mais tout en lui me ravit, absolument tout ...
- En quoi est-ce important ? Je demande rêveusement, toujours sous le charme.
- Ca me donne une indication sur tes origines. Un détail utile, qui me permet d'éviter de mettre les pieds dans le plat en tentant d'être drôle avec une mauvaise blague sur les Français, Ajoute-t-il malicieusement.
- Quoi ?! Tu fais des blagues sur les Français ? Fais-je un peu trop fort, sortant brusquement de ma transe.
- Dis-moi, tu démarres au quart de tour ce soir ! Rassure-toi, je plaisante. Au contraire, j'aime beaucoup la France. Le public français est chaleureux et il est le premier à avoir été fidèle à Muse, d'ailleurs.
- Oui, je sais.
- Ah oui ? Le chanteur me fixe avec curiosité. C'est vrai que tu t'es renseignée sur le passé du groupe, je me souviens. Mais tu as vite éludé la question quand je t'ai demandé si tu avais apprécié notre musique. Alors, tu aimes ou pas ? Quel album as-tu écouté jusqu'ici ?
Je l'observe en silence, ne sachant que répondre. Je ne me vois pas lui avouer de but en blanc que j'ai été conquise au point d'acheter tous leurs opus en quelques jours seulement pour les écouter en boucle. Pour m'abreuver de sa voix jusqu'à l'ivresse serait peut-être un constat plus honnête, d'ailleurs. Mais que puis-je lui dire d'autre ...
- Votre musique m'a envoûté dès les premières écoutes, c'est du rock mais en tellement plus flamboyant ! Le groupe a un son innovant que j'adore ... Et ta voix est captivante, puissante et délicatement torturée ! Elle me transporte ...
Mes yeux se perdent dans le vide, alors que je deviens plus exaltée.
- Wow. Je ne m'attendais pas à des éloges. Ni à une telle ardeur pour les exprimer.
- Pardon, fais-je, mal à l'aise. J'en fais trop, c'est ça ?
- Non, ce n'est pas une critique, Zoey ! Au contraire, c'est super. Merci pour tes compliments, ça me touche.
- C'est sincère. Je souffle timidement.
- Et as-tu une chanson préférée ?
- Mon Dieu, difficile question. J'en aime tellement ... Mon regard plonge dans la pénombre qui nous enveloppe. Mais si je dois vraiment en choisir une, je dirais que Ruled By Secrecy m'a profondément touchée. Je sais que ce n'est pas le titre plus impressionnant de votre répertoire, mais la douce mélopée musicale couverte par cette envolée vocale onctueuse ... c'est magnifique.
Je réalise que je me suis tue depuis une minute, l'émotion de ce souvenir faisant écho en moi. Je lève les yeux vers mon voisin. Il me sourit avec chaleur, il est aux anges visiblement. Troublée, je me laisse happer par son regard hypnotique, quand brusquement la lumière s'éteint, nous laissant dans le noir complet.
- Que se passe-t-il ? M'écrié-je, surprise.
- Je suppose que les batteries de la lampe sont à plat.
J'entends Matthew tâtonner le sol à la recherche de la torche. Au bout d'un moment, mes yeux s'habituent à l'obscurité et je distingue un peu mieux mon environnement. les éclairages de secours fonctionnent toujours et diffusent une lueur tamisée, mais les néons sont éteints depuis longtemps, désactivés par la minuterie.
- Cette osbcurité n'est pas rassurante, murmuré-je, un trémolo dans la voix alors qu'un frisson me parcourt.
Je distingue l'ombre du chanteur se lever promptement.
- Qu'y a t-il ? Je m'enquiers.
- Je vais nous chercher des couvertures, tu grelottes. On pourra s'installer plus confortablement comme ça.
Attendrie, je regarde sa silhouette s'enfoncer dans la noirceur du couloir. Comme il l'a dit lui-même un peu plus tôt, notre relation vient de franchir un cap dans l'intimité. Je constate non sans culpabilité que je suis toute remuée de ce nouveau tournant. J'essaie de tempérer mon euphorie autant que possible. Je deviens trop liée à cet homme, c'est certain. Et même si je me refuse lâchement à toute analyse sur mes sentiments pour le chanteur au regard de mon couple, un autre cas de conscience s'impose tout de même à moi. Comment puis-je raisonnablement continuer à être la psychiatre d'un patient qui provoque en moi autant d'émotions ...
* * *
J'avance dans la pénombre du corridor en direction de la laverie, où je me souviens avoir vu des piles de draps et de couvertures pliés sur une étagère, lorsqu'on cherchait les tableaux. En y songeant, mes pensées reviennent sur les récentes découvertes et je m'assombris.
Les informations récoltées sur cet homme, Richard Dadd, m'ont fortement ébranlé. Certaines similitudes entre son histoire et la mienne sont troublantes. Il était atteint de maux de tête semblables au miens. Convaincu d'un complot contre lui tout comme moi. Et interné à l'âge de vingt-neuf ans lui aussi ...
Mais la relation entre cet individu mort il y a plus d'un siècle et le docteur Cumberbatch m'interpelle encore plus. Comment expliquer l'existence de ce portrait ? Il faudrait que le docteur ait pu revenir dans le temps de cent cinquante ans au moins pour qu'il puisse être réalisé ... Tout cela n'a aucun sens. Alors qu'en conclure ? Zoey pense que cette ressemblance n'est qu'une coïncidence. Mais l'explication ne me convainc pas vraiment.
Encore perdu dans mes conjectures, je m'apprête à ouvrir la porte de la laverie, quand quelque chose m'interrompt. A la faible lueur des éclairages de secours, un triangle jaune vif placardé sur une porte à proximité attire mon attention. Je le reconnais aussitôt. Il s'agit de la signalétique indiquant la présence de sources radioactives à l'intérieur. Je lève un sourcil, intrigué. La pièce renferme sans doute un équipement pour l'imagerie ou tout autre acte hospitalier, qui utilise ces matières dangereuses. Mais il est étonnant que ce genre d'appareil soit placé justement ici ... dans ce bâtiment, et plus précisément dans ce sous-sol. La psychiatrie moderne a-t-elle donc recours à des équipements à rayonnement ionisant pour traiter les malades à l'instar des autres spécialités de la médecine, comme une sorte de radiothérapie peut-être ?
La tête remplie d'images délirantes mettant en scène des engins de torture, je m'engouffre dans la laverie en frémissant. Quoi que ce puisse être, j'espère ne jamais avoir à découvrir ou expérimenter ce genre de technique par moi-même.
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