XXXII-UN CERTAIN R. DADD
Les pas s'approchent toujours, quand tout à coup, paniquée, j'entends le bruit d'une porte qui heurte un mur non loin de la nôtre. Je me crispe contre le chanteur et serre instinctivement les poings, une part de moi constatant seulement maintenant que je tiens toujours ma lampe en main.
- Eh ! Amène-toi mec ! Retentit une voix dans le couloir. Qu'est-ce que tu fous, on a du taff ...
- Ca va, je viens ! Rétorque une autre, beaucoup plus lointaine.
Elle est aussitôt suivie d'un bruit de roulement qui résonne contre les parois du corridor. Un chariot qu'on déplace, semble-t-il.
- Ils sont deux ... Je souffle, affolée.
- Shhht Zoey ... Murmure Matthew. Je sais, ça va aller.
Il me tient toujours pressée contre lui, et son chuchotis me titille l'oreille, si proche que je peux ressentir le frôlement de ses lèvres sur ma tempe. Ou bien est-ce mon imagination ? Ebranlée par la caresse de son souffle, je sens mes poils se hérisser sur ma peau. Je me réprimande aussitôt ; j'en veux à mon corps de réagir ainsi à un moment aussi dramatique. Mais en dépit de mes efforts, il n'y a rien à faire, je ne peux endiguer cette douce chaleur qui se propage dans mon ventre, dissipant au passage la peur qui m'étreignait jusque-là.
- Allons dépêche-toi d'apporter ce foutu linge, je n'ai pas envie de passer la nuit ici ... Bougonne la voix la plus proche.
A en juger par le son, son propriétaire doit se tenir devant la porte de la pièce qui jouxte la nôtre. Il doit s'agir de l'entrée de la laverie que nous avons découvert plus tôt, lors de notre exploration à la recherche de la remise.
- Mais qu'est-ce que c'est que ça ? S'interroge l'homme à proximité. Puis après deux pas il reprend. On dirait un sac à dos.
Une vague de panique me traverse. Je retiens ma respiration et les bras de Matthew se resserrent autour de moi.
- Je me demande ce que ça fout ici, il y a un couteau suisse et une lampe de poche à l'intérieur. Fait la voix.
- J'en sais rien mais emmène-le, si jamais le professeur voit traîner un truc par terre en descendant, il va encore nous passer un savon ... Rétorque la seconde, plus proche désormais.
- Ouais, t'as raison.
Les bruits de pas et de roues se déplacent dans la pièce voisine. Soulagés, nous restons sans bouger, l'oreille tendue pendant que les deux hommes s'affairent à leur tâche en discutant de tout et de rien de l'autre côté de la cloison. Une fois leur travail accompli, ils quittent enfin la pièce et s'éloignent en conversant, le son de leur pas accompagnant celui du chariot jusqu'à disparaître au loin, remplacé par un profond silence.
Matthew et moi nous tenons cois encore un instant, guettant un éventuel retour des protagonistes. Après de longues secondes d'attente, nous estimant enfin hors de danger, je bouge imperceptiblement, soudain très mal à l'aise dans les bras du chanteur. Il relâche aussitôt son étreinte, puis réalisant à son tour le côté embarrassant de la situation, il se recule de quelques pas en baffouillant quelque excuse d'une voix gênée. Dans l'obscurité des lieux, je ne distingue pas son visage, mais je jurerais qu'il a rougi.
J'oriente ma lampe sur le côté et allume, révèlant l'endroit qui ressemble à une salle d'archives du bâtiment, si l'on en juge par le mobilier et les cartons qui débordent de paperasses.
- Intéressant ... Déclare Matthew en parcourant la pièce du regard. Peut-être devrions-nous y jeter un coup d'œil.
- Vous exagérez ... Je grommèle, irritée. Ne croyez-vous pas qu'on en a assez fait pour cette soirée ? On a déjà failli se faire prendre !
- Quoi donc, vous voulez parler de cet incident ? Se moque le chanteur. Bah ! Ca fait partie du jeu. Que serait une nuit de maraude sans un petit coup de stress ...
Je le toise, offusquée d'une telle désinvolture.
- 'Un petit coup de stress' ?! Vous ne manquez pas d'air ! Vous vous rongiez les sangs tout comme moi quand ces deux hommes ont approché, ne mentez pas. Et puis votre migraine ?
- Envolée ! Fait-il en s'approchant d'une armoire.
Furieuse, je le considère alors qu'il ouvre en grand les portes battantes, constatant qu'il se porte comme un charme en effet. La frayeur suscitée par l'arrivée impromptue des deux employés a manifestement dissipé son malaise. Si bien que j'arrive à me demander s'il ne me mène pas en bateau depuis le début.
- S'il vous plaît Zoey. Insiste-t-il en soulevant les dossiers empilés dans le meuble. Si vous voulez sortir d'ici au plus vite, aidez-moi donc à fouiller cette pièce. Le portrait qui nous intrigue est signé de la main d'un certain R. Dadd. J'aimerais savoir à quelle époque cette personne a séjourné ici et si le docteur Cumberbatch effectuait son suivi.
- C'est comme si c'était fait. Je raille, en embrassant du regard la pièce encombrée de rangements. Il suffit de chercher une aiguille dans une botte de foin.
- Peut-être pas tant que ça, rétorque Matthew en poursuivant son exploration. Regardez, les dossiers des malades dans cette armoire sont classés par ordre alphabétique. Il suffit de trouver celle qui contient la lettre D.
Et comme mon obstiné patient l'avait pressenti, la recherche fût effectivement assez aisée. Le dossier du fameux R. Dadd entre les mains, Matthew me fait la lecture à voix haute de certains passages, tandis que je m'assieds pour parcourir une série d'albums photos de l'hôpital dénichés dans l'une des étagères.
- Il s'agit donc de Richard Dadd, citoyen anglais. Il est peintre et illustrateur de profession, et est interné en 1844 à la section criminelle de Bedlam, à l'âge de vingt-neuf ans ...
Il se tait et nos regards se croisent. Ses yeux expriment une grande perplexité, à l'instar des miens je suppose. Sans le moindre commentaire, il plonge à nouveau le nez dans le document.
- D'après le rapport, l'homme a entrepris un voyage à travers l'Europe et le Moyen Orient à partir de 1842, aux côtés de l'un de ses commanditaires pour des travaux d'illustration. C'est lors d'une excursion sur la Mer Rouge que tout commence ; il se plaint de forts maux de tête répétés, que l'on met alors sur le compte d'insolations.
Nouvelle pause du chanteur. Ses lèvres se sont crispées, mais il ne quitte pas des yeux le dossier. Il se décide enfin à poursuivre :
- Quelques semaines plus tard, Dadd et son compagnon de route rebroussent chemin vers l'Europe mais l'état du peintre s'aggrave, il souffre régulièrement d'hallucinations délirantes ... On retrouvera plus tard les notes de son journal dans lesquelles il prétendait entendre des voix qui le mettaient en garde contre de mystérieux imposteurs ...
Mon livre abandonné sur mes genoux, je lève la tête et observe Matthew. Il hésite un instant puis continue à lire d'une voix blanche.
- ... Au cours de l'année 1843, ses hallucinations sont de plus en plus fréquentes et il se sent investi d'une mission pour contrer une force maléfique. Et un soir d'août 1843 alors qu'il était en promenade avec son père, il l'attaque avec un couteau, et le tue.
Le regard fixe, Matthew interrompt sa lecture. Un lourd silence nous enveloppe. Le cœur serré, je conjecture sur les pensées qui doivent hanter le chanteur en cet instant. Il fait sans aucun doute le parallèle entre le destin de ce Richard Dadd et le sien. Une comparaison bien légitime. Une comparaison qui m'a aussi traversé l'esprit et glacé d'effroi l'espace d'un instant, avant que je ne m'oblige à rejeter les similitudes énergiquement.
- Je ne vois toujours pas le lien entre lui et le docteur Cumberbatch. Affirmé-je, rompant enfin le silence de plus en plus pesant. Le docteur n'était même pas né du vivant de cet homme. Selon toute vraisemblance, il s'agit d'un sosie.
Matthew est secoué d'un soubresaut et son regard se porte sur moi, troublé.
- Heu ... Oui, possible. Murmure-t-il sans grande conviction.
Je baisse les yeux sur la page ouverte de l'album photo que je tiens en main. Pendant la lecture du dossier de Dadd, je me suis emparée de celui qui regroupe les clichés pris entre 1840 et 1870. Et à présent je fixe songeusement la photographie d'un homme assis devant une toile, dont la légende indique :
- Richard Dadd c. 1856 -
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro