XXXI-LES TOILES
Tiens donc, je ne savais pas que le chapelier fou d'Alice avait séjourné lui aussi à Bedlam ! Ceci explique cela. La question étant, est-il devenu fou avant ou après son séjour ?
;-)
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Je me hisse sur la pointe des pieds et risque un coup d'œil par dessus l'épaule de Matthew qui n'a pas bougé d'un pouce. A la lueur glauque et mouvante de sa lampe-torche, je découvre un capharnaüm d'objets abandonnés là, et dont l'amoncellement produit dans l'ombre de la remise des silhouettes déformées et inquiétantes.
Des bâches recouvrent une grande partie du matériel, et à en juger par les toiles d'araignées alentour, tout ce bric-à-brac est stocké ici depuis des lustres. Sur la gauche, des cartons avachis sont entreposés en deux piles d'une stabilité plus ou moins précaire, dont l'une menace presque de s'effondrer. Ca et là, je reconnais du mobilier d'hôpital, chaises et tables empilées à la vite les unes sur les autres.
- Les voilà, fait le chanteur tout bas, comme s'il craignait de réveiller les hôtes de ces lieux.
- Où ça ? Je demande, en scrutant chaque recoin du débarras.
- Ici.
Matthew braque sa torche vers un angle du réduit, où un monticule d'éléments dissimulé sous une grande couverture grisâtre s'érige en une tour difforme, qui s'élève jusqu'au dessus de nos têtes. Et à l'instar du chanteur sans doute, je remarque aussitôt l'angle d'un cadre sculpté dépasser du tissu à la base de l'édifice. Il se précipite vers la couverture et soulève le tissu, découvrant des dizaines de toiles sous un nuage de poussière en suspension.
- On les a trouvé Zoey ! Jubile Matthew.
Il dépose sa lampe sur le sol et commence à descendre les premiers tableaux de la pile pour les aligner les uns à côté des autres sur le sol, adossés au mur contigu. A mon tour, je m'approche pour lui apporter mon aide, et bientôt la cloison est recouverte d'une quinzaine de cadres alignés côte à côte.
- Observons cette série dans un premier temps, puis nous superposerons une seconde rangée par dessus la première, suggère Matthew.
-Qu'est-on censé rechercher ? Fais-je en levant les yeux sur lui.
- Je ne sais pas ... N'importe quoi qui pourrait s'avérer étrange, ou nous révéler un indice.
Je pointe le faisceau de ma lampe sur la première toile quelques instants, puis le fait glisser le long des suivantes en prenant le temps de considérer chaque œuvre. Le chanteur fait de même à ma suite, scrutant plus longuement encore les moindres détails.
- Heu, Matthew ... Je murmure, perplexe. A vrai dire, tout est étrange dans ces peintures ...
Je continue de passer en revue les tableaux, de plus en plus affectée par ces témoignages poignants du passé. 'Etrange' est décidément un mot bien faible pour qualifier de telles œuvres. Certaines forment des gerbes chaotiques de couleurs aux tonalités souvent très sombres. D'autres, plus travaillées, attestent d'une grande recherche esthétique.
L'une d'entre elles notamment représente un personnage suggéré assez grossièrement, mais dont la partie haute du crâne est ouverte comme le couvercle d'une boîte à musique, laissant s'échapper un véritable feu d'artifice aux teintes vives. Une autre encore montre le portrait d'un homme imberbe et chauve dans les tons bleu-violacé, et dont le visage aux traits flous semble se dissoudre en giclées de peinture que l'artiste a délibérément laisser couler le long de la toile. Ainsi exprimé, on dirait que l'esprit du sujet est en train de fondre en même temps que son faciès. Je reste immobile devant la composition. Elle évoque un tel sentiment de mélancolie et d'irrévocable qu'elle me bouleverse.
Je me détourne, quelque peu indisposée. L'exposition de ces toiles me met mal à l'aise. Elle revêt un côté malsain, comme si l'on assistait à une de ces foires aux horreurs en vogue aux siècles derniers. Tous ces tableaux témoignent avec éloquence de la tragédie des gens qui vivaient dans ces murs, exprimant la part secrète de leurs tourments et la folie qui les a confiné loin du monde pour toujours. Je me sens terriblement indiscrète, à les reluquer de la sorte.
Reculant de quelques pas, je marque une pause et contemple Matthew, toujours penché sur les peintures. S'il manifeste une certaine nervosité lui aussi, il semble que ce ne soit pas pour les mêmes raisons que moi. Après avoir disséqué chaque toile du regard, il se saisit fébrilement d'un autre lot sur la pile qu'il dépose contre les premières, puis il reprend son inspection aussitôt. Après deux allers-retours à ce rythme, je l'interromps.
- Matthew, je crois que l'on s'égare ... Ces toiles ne recèlent rien d'intéressant, nous perdons notre temps ici.
- Non ! S'obstine-t-il sans m'accorder un regard. Je veux toutes les examiner, elles cachent forcément quelque chose.
- Mais enfin, qu'en savez-vous ?
- Je le sais, c'est tout. Rétorque-t-il d'un ton abrupt. Je le sens ...
Je secoue légèrement la tête sans un mot, dépitée, pendant que le chanteur empile une autre rangée de cadres sur les précédents. Encore une fois, l'homme s'entête dans ses divagations. Il ne va pas être aisé de l'extirper de là. Rassemblant mes arguments, je reviens à la charge tout en balayant distraitement les toiles avec le faisceau lumineux de ma lampe :
- Il faut se rendre à l'évidence. Ce sont de simples vestiges du passé, un peu sordides je vous l'accorde, mais qui ne prouvent rien concernant de prétendues activités clandestines au sein de cet hôpital. Qu'espériez-vous donc trouv -
Bouche bée, je laisse ma phrase en suspens, le regard braqué sur la dernière peinture de la série. Mon sang se glace dans mes veines, je ne peux ajouter foi à ce que je vois. La silhouette de Matthew surgit aussitôt dans mon champ de vision et ses yeux se fixent sur la composition, à l'image des miens.
- Zoey. Est-ce que vous voyez ce que je vois ... Souffle-t-il au bout d'un moment, aussi ébranlé que moi. Puis il reprend, énonçant tout haut ce que je me répète tout bas sans y croire. Ce tableau ... c'est le portrait craché du docteur Cumberbatch !
* * *
Je contemple silencieusement la toile. Si je reste imperturbable extérieurement, mon esprit est en complète ébullition. Zoey n'a pas réagi à ma remarque, mais il n'y a pas de doute possible. Même s'il paraît bien plus jeune sur ce portrait, je suis persuadé qu'il s'agit du docteur.
Une foule de questions s'imposent à moi. Un pensionnaire de l'établissement aurait-il voulu rendre hommage à son praticien en le choisissant comme sujet ? Ou plus invraisemblable encore ... serait-ce un autoportrait peint par ses soins ? Je tressaille alors qu'émerge dans mon esprit cette hypothèse. Pourtant non c'est impossible ; d'après les informations que j'ai collectées sur Internet, la collection de tableaux de Bedlam remonte pour les plus récents à plus d'un siècle. Je déglutis avec peine. Tout ceci est effrayant.
Saisi d'une impulsion, je m'agenouille devant le tableau pour l'examiner de plus près. Comme je l'espérais, il porte une signature ; R. Dadd. Un nom qui ne m'avance guère. Et comment ce personnage peut-il avoir peint le portrait d'un homme qui n'était pas encor -
Soudain, une sorte d'arc électrique me traverse le crâne et je grimace sous le coup. J'ai l'impression que mon cerveau s'est déchiré, et quelque chose s'est mis à gratter férocement à l'intérieur. La sensation est atroce.
- C'est bien lui. Bredouillé-je en tâchant d'ignorer la douleur. Le docteur ...
- Mais comment est-ce possible ? S'exclame Zoey, incrédule.
Puis je sens un bras m'entourer l'épaule, et elle reprend d'un ton chargé d'inquiétude :
- Mon Dieu Matthew, vous vous sentez mal ?
- Je ... Ca va passer. Fais-je en titubant.
Mais à peine ai-je articulé ces mots qu'un second éclair me plie en deux.
- Nous devons quitter tout de suite cet endroit, vous n'êtes pas bien.
- Non ! Objecté-je avec force, incapable d'en dire plus.
- Si, écoutez-moi ! Vous ne pouvez pas rester ici dans cet état, vous êtes en train de faire une nouvelle crise Matthew ! Si ça empire, je ne pourrais même plus vous traîner hors du bâtiment.
Je proteste encore quelques instants, mais aveuglé par une autre décharge douloureuse, je finis par céder. Zoey m'aide à me soulever, puis après avoir entassé en hâte les cadres sous la couverture et s'être emparée de nos lampes-torches, elle m'entraîne par le bras hors de la pièce, prenant soin de fermer la porte derrière nous.
- Ca va aller ? S'enquiert la psychiatre en me soutenant du mieux qu'elle peut.
- Oui je crois ...
La douleur s'estompe peu à peu et je parviens à garder les yeux complètement ouverts désormais. La jeune femme me guide et nous revenons sur nos pas jusqu'à la cage d'ascenseur.
Nous atteignons enfin le dégagement, quand le mécanisme de la machinerie se fait entendre. Zoey sursaute, et son sac à dos glisse de son épaule jusqu'au sol. Alors qu'elle se penche pour s'en saisir, je lève les yeux vers le panneau au-dessus des portes coulissantes et me fige d'effroi.
- Zoey, l'ascenseur ! Il est en train de descendre !
La psychiatre se redresse brusquement, le regard braqué sur les chiffres qui effectuent le compte à rebours des étages imperturbablement.
2 ... 1 ... 0 ...
- Partons d'ici ! Glapit-elle, catastrophée.
Pivotant sur nous-mêmes, nous rebroussons chemin et nous engouffrons à toute allure dans l'un des couloirs. Zoey dérape sur le sol humide juste devant moi et manque de tomber, mais je l'agrippe aussitôt par son vêtement et la tire sans ménagement dans ma course. Nous atteignons enfin plusieurs portes et je pousse ma complice à l'intérieur de la première qui est restée ouverte, au moment-même où le bruit des portes coulissantes se fait entendre.
- Matthew ! S'affole Zoey, une fois la porte close. J'ai lâché mon sac en chemin !
Je me précipite sur elle et plaque une main sur sa bouche.
- Shhht ... Soufflé-je à son oreille.
Nous nous figeons instantanément, enveloppés par l'obscurité de la pièce, l'oreille aux aguets. Un bruit de pas résonne au loin depuis le couloir, puis s'interrompt un instant. Le cœur cognant à tout rompre dans ma poitrine, je retiens ma respiration en priant pour que l'individu retourne d'où il vient sans demander son reste. Pressée contre moi, ma compagne d'infortune semble dans la même expectative.
Les secondes s'égrènent et toujours pas un son.
Mais qu'est-ce qu'il fout, bon sang ! Je fulmine intérieurement.
Tout à coup, j'entends les pas retentir à nouveau. Mais à mon grand désespoir, ils ne s'éloignent pas. Au contraire, ils sont de plus en plus distincts, faisant écho dans le couloir qui mène à notre refuge.
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